Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2016 TCDP 14

Date : le 19 août 2016

Numéro du dossier : T2097/1315

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Michael Christoforou

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

John Grant Haulage Ltd.

l'intimé

Décision sur requête

Membre : J. Dena Bryan

 



I.  Introduction

[1]  Il s’agit d’une plainte déposée au titre des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, ch. H‑6 (la « Loi ») et selon laquelle l’employeur intimé a fait preuve de discrimination envers le plaignant du fait de son âge et de sa déficience en mettant fin à son emploi en réponse à sa demande de réduction du nombre d’heures de travail. Le plaignant allègue que l’employeur intimé a fait preuve d’une différence préjudiciable de traitement, l’a licencié et a établi une ligne de conduite discriminatoire, ce qui est contraire à la Loi. La plainte a été renvoyée au Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») par la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») le 28 mai 2015, et cette dernière a indiqué qu’elle prendrait part à l’instruction de la présente affaire.

II.  Le contexte

[2]  Le plaignant a tout d’abord été représenté par Mme Kathy Finstad (non-avocate). L’intimé a été représenté tout au long de l’affaire par Me Aaron Crangle. L’affaire a été inscrite au rôle pour instruction du 6 au 10 juin ainsi que les 13 et 17 juin 2016, à Toronto, en Ontario. Me Daniel Poulin est avocat au service de la Commission. Il a récemment fait savoir que cette dernière avait révisé sa position et décidé de ne pas participer à l’audience.

[3]  Le 28 avril 2016, Me Nikolay Chsherbinin a informé le Tribunal, l’avocat de l’intimé et la Commission que l’on avait retenu ses services pour représenter le plaignant.

[4]  Le 30 mai 2016, l’avocat de l’intimé a écrit au Tribunal et aux autres avocats pour demander que l’on ajourne les dates d’instruction prévues à cause de renseignements qu’il avait reçus de l’avocat du plaignant le 19 mai 2016. Le plaignant s’est opposé à la demande d’ajournement, et une conférence téléphonique de gestion d’instance (« CTGI ») a été organisée pour le 2 juin 2016.

[5]  À la CTGI du 2 juin 2016, les avocats ont convenu d’annuler la première semaine de l’instruction, soit la période du 6 au 10 juin 2016. Une autre CTGI a été prévue pour le 9 juin 2016 en vue de confirmer que l’échange des listes de témoins, des résumés de témoignages anticipés et de renseignements était terminé, de sorte que la période d’instruction du 13 au 17 juin 2016 pouvait avoir lieu en vue d’entendre les preuves du plaignant et de la Commission et de fixer, au besoin, d’autres jours d’instruction en août 2016 pour que l’intimé puisse présenter sa position.

[6]  Le 7 juin 2016, en prévision de la CTGI prévue pour le 9 juin 2016, l’intimé a envoyé un courriel au Tribunal et aux autres avocats pour signaler que le médecin de famille du plaignant, la Dre Filomena Bautista, n’était pas inscrite sur la liste des témoins du plaignant. Il a déclaré : [traduction] « Le contenu des rapports de ce médecin est très contesté et a trait à une question centrale de la demande. La justice naturelle exige que l’on donne à l’intimé la possibilité de vérifier la fiabilité et la véracité de la preuve du demandeur dans le cadre d’un contre-interrogatoire ».

[7]  L’intimé a demandé que le Tribunal refuse d’admettre en preuve les dossiers et les rapports médicaux de la Dre Bautista et qu’il envisage, d’une part, de rejeter le dossier du plaignant parce que ce dernier avait omis d’appeler la Dre Bautista comme témoin et, d’autre part, d’exclure ses dossiers et ses rapports médicaux, ce qui ne lui donnerait aucune chance raisonnable de succès.

[8]  Le 9 juin 2016, j’ai demandé à l’avocat de l’intimé si l’on répondrait à ses préoccupations si le plaignant faisait en sorte que la Dre Bautista puisse être contre‑interrogée, et il a déclaré qu’il en serait satisfait. Le plaignant a convenu de coordonner la date du contre-interrogatoire avec l’intimé et la Dre Bautista, lequel allait vraisemblablement avoir lieu au cours de la période d’instruction fixée en août 2016. Je n’étais pas tenue de me prononcer sur la demande de l’intimé.

[9]  Le 8 juin 2016, l’avocat de l’intimé a fait savoir qu’il avait l’intention de retenir les services du Dr Brett Belchetz, à titre d’expert, en vue de passer en revue et de critiquer les documents médicaux, les constatations, les opinions, etc. de la Dre Bautista, le médecin de famille du plaignant, et ce, dans un rapport écrit qui serait déposé conformément au paragraphe 6(3) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (03-05-04) (les « Règles ») et présenté dans le cadre de la preuve de l’intimé en août 2016.

[10]  Le plaignant a été surpris que l’intimé qualifie la preuve du Dr Belchetz de [traduction] « preuve d’expert » car il avait fait savoir plus tôt qu’il ne s’agissait pas d’une preuve de cette nature. L’avocat du plaignant s’est opposé au rapport d’expert proposé et il s’est élevé contre l’idée que l’on procède à l’instruction de sa preuve le 13 juin 2016 sans qu’il ait reçu et examiné au préalable le rapport d’expert. L’avocat de la Commission ne s’est pas opposé à la demande du plaignant au sujet d’un ajournement de l’affaire jusqu’en août 2016 et il a fait savoir qu’étant donné que le rapport d’expert serait produit bien avant les dates d’instruction fixées à la fin du mois d’août 2016, ce rapport était fourni conformément au paragraphe 6(3) des Règles et il n’y voyait aucune objection.

[11]  À la CTGI du 9 juin 2016, les dates d’instruction du 13 au 17 juin 2016 ont été de nouveau reportées à la période du 22 au 26 août et du 29 août au 2 septembre 2016, de façon à donner au plaignant la possibilité d’examiner le rapport d’expert du Dr Belchetz et de décider s’il avait l’intention de déposer une requête en vue d’exclure le rapport et la preuve de l’expert. L’intimé était censé fournir le rapport d’expert avant le 24 juin 2016. Les requêtes préalables à l’audience, s’il y en avait, devaient être déposées avant le 8 juillet 2016. La CTGI suivante a été fixée au 11 juillet 2016. Le Tribunal a remis aux avocats le texte d’un arrêt récent de la Cour suprême du Canada (la « CSC ») : White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23 (« White Burgess »), relativement au dépôt d’une requête, le cas échéant, en vue d’exclure la preuve d’expert du Dr Belchetz.

[12]  Le plaignant a déposé une requête le 8 juillet 2016, et l’intimé et la Commission ont demandé un délai pour pouvoir déposer une réponse. Le 11 juillet 2016, une brève CTGI a eu lieu pour confirmer les dates auxquelles l’intimé et la Commission répondraient à la requête, et une CTGI a été fixée au 20 juillet 2016 en vue de discuter de la requête et, peut-être, de la trancher.

[13]  Le 20 juillet 2016, j’ai résumé la manière dont je comprenais la requête et les réponses en vue d’être certaine de bien saisir les arguments des parties. Les avocats ont confirmé ce que j’avais compris et ils ont explicité leurs observations. J’ai expliqué que j’avais besoin de plus de temps pour examiner la jurisprudence et me prononcer sur la requête. J’ai fait savoir que je ferais de mon mieux pour rendre la décision avant le 8 août 2016, et j’ai invité les avocats à me soumettre d’autres éléments jurisprudentiels, s’il y en avait, avant le 29 juillet 2016.

III.  La requête visant à exclure la preuve du Dr Belchetz (la « requête »)

[14]  La requête vise à obtenir une ordonnance excluant la lettre datée du 21 juillet 2016 (le « rapport ») et le témoignage de vive voix du Dr Brett Belchetz, que celui-ci soit reconnu comme [traduction] « expert » ou pas.

[15]  Les motifs de la requête sont les suivants :

  1. l’intimé a confirmé plus tôt, dans son exposé des précisions modifié, daté du 9 novembre 2015, que le plaignant avait fourni assez de documents médicaux pour indiquer qu’il était apte à conduire, de sorte qu’il ne devrait plus s’agir d’une question litigieuse;

  2. contrairement à la manière dont l’intimé a qualifié la preuve du Dr Belchetz lors de la CTGI du 9 juin 2016, à savoir qu’il s’agissait d’une critique du diagnostic, du pronostic, des évaluations et de la tenue de documents de la Dre Bautista, la lettre du Dr Belchetz était plus qu’une simple critique et critiquait sévèrement le diagnostic, le pronostic, les évaluations et la tenue de documents de la Dre Bautista;

  3. le curriculum vitæ du Dr Belchetz ne faisait état d’aucune formation ou expérience en formation ou en évaluation du niveau de soins d’un autre médecin;

  4. le Dr Belchetz a critiqué les procédés de la Dre Bautista mais il n’a pas fait de commentaires sur l’exactitude de son diagnostic concernant le plaignant, pas plus qu’il n’a lui-même évalué le diagnostic ou l’aptitude à travailler du plaignant pendant une durée de 40 à 45 heures par semaine, voire pas du tout;

  5. le Dr Belchetz n’est pas le médecin traitant du plaignant et n’a effectué aucune évaluation ou recherche par lui-même, pas plus qu’il ne s’est entretenu avec la Dre Bautista. Son rapport repose sur des hypothèses, des conjectures et du ouï-dire;

  6. l’intimé n’a retenu les services du Dr Belchetz que pour fournir une preuve d’opinion dans le cadre du procès, et il est donc un [traduction] « homme de main », qui a conçu son rapport en vue de répondre aux besoins de l’intimé et non pour aider le Tribunal.

[16]  Le plaignant a appuyé son argumentation sur les décisions jurisprudentielles suivantes : White Burgess, Meady c. Greyhound Canada Transportation Corp., 2015 ONCA 6, Westerhoff, et Anderson c. Canada.

[17]  Le plaignant a prié le Tribunal d’évaluer l’admissibilité du rapport et du témoignage de vive voix du Dr Belchetz avant l’instruction, plutôt que d’admettre le rapport ou le témoignage et de déterminer quel poids, si poids il y avait, devrait leur être accordé à l’issue de l’instruction. Il a fait référence aux arrêts White Burgess et Meady à l’appui de sa demande en vue d’obtenir une décision sur l’admissibilité de la preuve avant l’instruction.

[18]  Le plaignant a fait référence aux critères d’admissibilité énoncés dans l’arrêt White Burgess : 1) la pertinence; 2) la nécessité d’aider le juge des faits; 3) l’absence de toute règle d’exclusion; 4) la qualification suffisante de l’expert.

[19]  Citant l’arrêt Westerhoff, le plaignant fait une distinction entre la Dre Bautista, la médecin traitant du plaignant, et le Dr Belchetz, qui est un [traduction] « expert en matière de litige ». Le plaignant soutient que la Dre Bautista est un témoin expert participant qui peut fournir une preuve de fait et une preuve d’opinion en se basant sur sa connaissance du plaignant et sur l’évaluation de son état, en tant que médecin traitant. Les services du Dr Belchetz ont été retenus en juin 2016 à seule fin d’exprimer une preuve d’opinion destinée à aider l’intimé. Le Dr Belchetz n’a eu aucun rapport direct avec le plaignant ou l’intimé, pendant la période précédant le licenciement. Le plaignant soutient que, dans son rapport, le Dr Belchetz s’attribue manifestement le rôle de défenseur de l’intimé.

[20]  Le plaignant met en doute la pertinence et la nécessité de la preuve du Dr Belchetz à cause du rôle manifeste de défenseur qu’il joue pour l’intimé et de l’absence de titres de compétence qui lui permettraient de donner un avis critique sur la norme de soins et les procédés diagnostiques de la Dre Bautista. Le plaignant demande au Tribunal d’exclure la preuve du Dr Belchetz, qu’il soit reconnu comme expert ou pas, car les critiques négatives, peu fiables et injustifiées que ce dernier a formulées à propos de la Dre Bautista lui portent préjudice.

IV.  Les observations de l’intimé sur la requête visant à exclure la preuve du Dr Belchetz

[21]  L’intimé soutient que les notes et les rapports de la Dre Bautista qui lui ont été fournis ne font pas état d’une « déficience »; ils font plutôt référence à du stress, de la fatigue et de l’anxiété. Il explique que pour pouvoir se défendre contre la plainte, il a demandé en 2015 qu’on lui communique les dossiers médicaux de la Dre Bautista qui étayent les notes et les rapports que celle-ci lui avait transmis. L’avocat de l’intimé a reconnu avoir reçu les documents en septembre 2015 et s’être reporté aux notes et aux rapports de la Dre Bautista pour rédiger l’exposé des précisions (l’« EP ») ainsi que l’exposé des précisions modifié (l’« EPM) de son client.

[22]  En réponse à la requête, l’intimé indique qu’il a :

[traduction]

[…] retenu les services du Dr Brett Belchetz pour examiner, à titre d’homologue, les notes cliniques et les dossiers de la Dre Bautista. Dans son rapport, le Dr Belchetz a soulevé de sérieux doutes à propos du fait que la Dre Bautista n’avait consigné aucun diagnostic objectif dans ses notes cliniques et ses dossiers, lesquels servent de fondement aux notes de médecin fournies à l’intimé pour demander que l’on prenne des mesures d’accommodement.

[23]  L’intimé signale par ailleurs que le Dr Belchetz a eu de sérieuses réserves quant au fait que la Dre Bautista n’a pas fourni à l’intimé ou au ministère des Transports des renseignements indiquant que le plaignant n’était peut-être pas apte à travailler ou à travailler en toute sécurité.

[24]  L’intimé a fait valoir que la preuve du Dr Belchetz était [traduction] « extrêmement pertinente », qu’elle contenait des renseignements qui débordaient vraisemblablement le cadre de l’expérience et des connaissances du Tribunal, et qu’elle aiderait celui-ci à comprendre [traduction] « […] les notes médicales et les questions soulevées par le plaignant, de même que l’obligation qu’avait l’intimé de prendre des mesures d’accommodement ou non, de manière à ce que le Tribunal puisse avoir tous les renseignements nécessaires pour trancher l’affaire de manière objective ».

[25]  L’intimé a ajouté que les Règles autorisent à présenter des preuves et des renseignements qu’un tribunal peut décider de ne pas admettre.

[26]  Comme l’indique l’intimé : [traduction] « [d]e plus, un témoin expert peut être un médecin qui procède à un examen du type “examen par les pairs”. Les commentaires critiques du Dr Belchetz sont utiles au Tribunal, et le paragraphe 6(3) des Règles a été respecté. Il y aurait donc lieu d’autoriser l’intimé à déposer son rapport à l’instruction et à se défendre pleinement. »

[27]  L’intimé cite la décision que le Tribunal a rendue dans l’affaire Kelsh c. Chemin de fer Canadien Pacifique, 2016 TCDP 9 (« Kelsh »), aux paragraphes 17 à 22, ainsi que l’examen du paragraphe 50(1), de l’alinéa (3)c) et du paragraphe 48.9(1) de la Loi, de même que l’article 1 des Règles à l’appui de son affirmation selon laquelle la preuve du Dr Belchetz qu’il a présentée cadre avec son droit de jouir d’une possibilité pleine et entière de comparaître, de présenter des éléments de preuve et de formuler des observations à l’instruction.

[28]  L’intimé a cité la décision qu’a rendue la Commission ontarienne des droits de la personne de l’Ontario dans l’affaire Nassiah c. Peel Regional Police Services Board, 2006 HRTO 18 (CanLII), au paragraphe 354, à l’appui du principe suivant :

[traduction]

Toute incertitude quant au fait de savoir si la preuve peut être pertinente doit être résolue en faveur de son admission et de la possibilité de la vérifier par un contre-interrogatoire. Le fait d’admettre la preuve n’empêche pas la Commission de déterminer par la suite que cette preuve n’est pas pertinente ou de ne lui attribuer aucun poids […] il n’y a pas lieu de juger la nécessité en fonction d’une norme trop stricte.

[citant les par. 31 et 33 de la décision Radek c. Henderson Development (Canada) Ltd. [2004] B.C.H.R.T.D. No 364]

[29]  Se fondant sur la décision Kelsh, l’intimé soutient qu’on ne cause aucun préjudice au plaignant, car celui-ci a eu la possibilité de déposer un rapport de réponse, mais il ne l’a pas fait.

[30]  Citant la décision Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations c. Procureur général du Canada, 2012 TCDP 28 (SSEFPN), aux paragraphes 11, 14, 15, et 18, l’intimé fait valoir ceci :

[traduction]

Il convient particulièrement d’attendre que le témoin soit cité avant de se prononcer sur les questions ayant trait à la pertinence et à la recevabilité du témoignage de l’expert. Le membre instructeur peut ensuite décider quel poids il convient d’accorder à la preuve des médecins respectifs. La requête du plaignant est prématurée, et il faudrait la rejeter.

[31]  En ce qui concerne les affaires mentionnées dans la requête du plaignant, l’intimé les a rejetées pour cause d’inapplicabilité, car il s’agit de décisions émanant d’une [traduction] « cour supérieure de justice, dont les critères d’admissibilité sont plus stricts que ceux du Tribunal canadien des droits de la personne ».

[32]  L’intimé a réitéré que la preuve du Dr Belchetz est pertinente et nécessaire puisque les questions soulevées débordent vraisemblablement le cadre de l’expérience et des connaissances du Tribunal. Il a fait remarquer que le Dr Belchetz a produit un formulaire d’attestation de l’obligation de l’expert signé de sa main, qui indique qu’il fournira un témoignage d’opinion impartial, et que la Dre Bautista ne l’a pas fait.

V.  Les observations de la Commission sur la requête visant à exclure la preuve du Dr Belchetz

[33]  La Commission n’a pas pris position sur le bien-fondé de la preuve du Dr Belchetz. Elle a fait remarquer que son rapport avait été déposé de la manière prescrite par l’article 6 des Règles. Elle a fait valoir que le Tribunal se doit de décider quel poids il convient d’accorder à cette preuve.

[34]  La Commission a soutenu par ailleurs :

[traduction]

Rejeter le ou les rapports, comme le demande le plaignant, imposerait de strictes obligations aux parties qui comparaîtraient plus tard devant le Tribunal et sur-judiciariserait le processus suivi devant ce dernier. En fin de compte, cette mesure serait incompatible avec la souplesse que doivent comporter les procédures du Tribunal et elle créerait ultérieurement des obstacles pour les plaignants non représentés.

[35]  La Commission a soutenu qu’une preuve d’expert peut être utile au juge des faits en lui fournissant des termes ou des aspects techniques ou scientifiques nécessaires, pour l’aider à évaluer convenablement les éléments de preuve.

[36]  La Commission a fait référence aux propos du juge Dickson dans l’arrêt R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24, au paragraphe 42, pour laisser entendre que le rôle de l’expert consiste à fournir au juge des faits une conclusion toute faite que ce dernier, en raison de la nature technique des faits en question, est incapable de formuler.

[37]  La Commission a cité l’arrêt R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9, au paragraphe 22, à l’appui de la thèse selon laquelle la preuve d’expert doit être nécessaire au juge des faits, et ce, selon le cas :

(i) pour apprécier les faits étant donné leur nature technique;

(ii) pour former un jugement juste s’il est peu probable que des personnes ordinaires puissent le faire sans l’assistance de personnes possédant des connaissances spéciales.

[38]  Pour ce qui est de la pertinence, la Commission a cité l’arrêt R. c. Pascoe (1997) 32 O.R. (3d) 37 (C.A.), au paragraphe 27, pour faire valoir que même une preuve potentiellement pertinente peut être écartée si elle a plus d’effet préjudiciable que de valeur probante.

[39]  La Commission a ajouté que si le rapport du Dr Belchetz répond aux critères d’admissibilité énoncés dans la jurisprudence et a été déposé d’une manière conforme aux Règles du Tribunal, il convient dans ce cas de l’admettre. Elle indique, au paragraphe 11, que si le rapport du Dr Belchetz ne porte pas sur la question précise dont le Tribunal est saisi et n’est ni pertinent ni nécessaire, il présente tout de même une [traduction] « réalité contextuelle ».

[40]  La Commission est d’avis que le Tribunal ait le pouvoir discrétionnaire d’exclure une preuve pertinente si sa valeur probante est trompeuse ou si le temps requis pour la présenter est disproportionné par rapport à sa valeur probante, conformément à l’arrêt R. c. Mohan.

[41]  Aux dires de la Commission, on ne peut pas accueillir la requête du plaignant sans permettre au juge des faits de soupeser les éléments de preuve que fourniront les témoins, et elle cite à cet effet la décision SSEFPN. Comme elle l’indique : [traduction] « les Règles ne contiennent pas de disposition portant sur l’exclusion d’un rapport d’expert, et le Tribunal se doit de prendre garde de ne pas recourir à une mesure extraordinaire, comme radier une large tranche de la preuve d’une partie ».

[42]  La Commission fait également valoir que le Tribunal ne dispose que de dix articles dans ses Règles, tandis que la Cour fédérale en a plus de cinq cents, ce qui, soutient-elle, repose sur le paragraphe 48.9(1) de la Loi : « L’instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique ». La Commission signale que les Règles des cours supérieures des provinces ne lient pas le Tribunal.

[43]  La Commission est d’avis que le rapport du Dr Belchetz peut étayer la thèse de l’intimé à l’égard de la question de la sécurité qu’il a évoquée dans son EP et son EPM, et elle cite à cet égard le jugement de la Cour fédérale dans l’affaire Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 131 :

[21]  Je pense comme le juge de la Cour fédérale que la Cour suprême du Canada n’avait pas l’intention de créer un droit procédural distinct en matière d’adaptation. La troisième étape du critère tient en une seule question : l’employeur atil démontré « quil [lui] est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans [subir] une contrainte excessive »? Dès qu’il a démontré ce fait, l’employeur a rempli la condition de la troisième étape. En supposant que les conditions des deux premières étapes sont aussi remplies (et elles l’étaient dans la présente espèce), la norme en cause peut se définir comme une exigence professionnelle justifiée et ne constitue pas un acte discriminatoire.

VI.  Les discussions tenues lors des CTGI sur la preuve d’expert et la requête visant à l’exclure

[44]  Lors de la CTGI du 9 juin 2016, l’intimé a exprimé l’avis que le plaignant ne souffrait pas d’une déficience, comme il était allégué dans la plainte, et il a laissé entendre que sans déficience il ne pouvait pas y avoir d’acte discriminatoire. Il a expliqué qu’il avait retenu les services du Dr Belchetz pour critiquer les notes et les rapports que la Dre Bautista lui avait transmis, relativement à l’absence d’une déficience diagnostiquée et à l’absence de préoccupations quant à l’aptitude du plaignant à travailler ou à travailler en toute sécurité, au vu des symptômes déclarés. L’intimé reconnaît que les questions qu’il a posées au Dr Belchetz, de même que les réponses de ce dernier, sont également consignées dans son EP et son EPM.

[45]  Lors de la CTGI du 20 juillet 2016, l’intimé a exprimé l’avis que les articles 48.9 et 50 de la Loi confèrent au Tribunal le pouvoir discrétionnaire d’inclure des éléments de preuve, mais non d’en exclure. Il a également soutenu que, si le rapport du Dr Belchetz a été établi et déposé d’une manière conforme au paragraphe 6(3) des Règles, son admissibilité est donc automatique, et je n’ai pas le pouvoir de l’exclure. L’intimé n’était pas au courant que l’on était censé reconnaître le Dr Belchetz comme expert dans les limites de son opinion d’expert, considéré par l’intimé comme un examen du type [traduction] « examen par les pairs » et par le Dr Belchetz comme l’opinion d’un [traduction] « expert objectif en la matière ».

[46]  Dans leurs observations, la Commission et l’intimé n’ont pas traité d’un arrêt récent de la Cour suprême du Canada : White Burgess. L’intimé a laissé entendre que les décisions d’une cour supérieure ne s’appliquent pas au Tribunal, et qu’il ne croyait pas que l’arrêt White Burgess s’appliquait à celui-ci.

[47]  L’intimé s’est montré réceptif à l’idée de citer le Dr Belchetz à témoigner de vive voix à l’audience, à titre de non-expert. Le plaignant souhaitait que l’on donne suite à la requête visant à exclure la preuve du Dr Belchetz, qu’il soit considéré comme un expert compétent ou non, et il a demandé au Tribunal de prendre en compte l’arrêt White Burgess.

VII.  Le rapport et le curriculum vitæ du Dr Belchetz

[48]  Le Tribunal a passé en revue le rapport du Dr Belchetz, de même que son curriculum vitæ. Le rapport se compose d’une lettre datée du 21 juin 2016 qui répond directement à des questions de l’avocat de l’intimé. Le Dr Belchetz indique qu’on lui demande [traduction] « […] à titre d’expert objectif en la matière, de répondre aux questions qui suivent sur M. Michael Christoforou et les notes cliniques rédigées par son médecin, la Dre Bautista ». Les réponses du Dr Belchetz figurent dans l’ordre, sous les questions.

[49]  L’intimé a reconnu lors d’une CTGI que les questions que son avocat avait posées au Dr Belchetz étaient des points soulevés dans son EP et son EPM et qu’il avait l’intention d’en traiter davantage lors du contre-interrogatoire de la Dre Bautista, ainsi que dans ses observations.

[50]  L’intimé a reconnu que le Dr Belchetz n’a pas examiné ou évalué le plaignant et qu’il n’a pas retenu ses services à titre consultatif avant et après le licenciement du plaignant.

[51]  L’intimé a reconnu de plus que l’objet de la preuve du Dr Belchetz est de présenter certains des doutes évoqués dans son EP et son EPM dans le cadre du témoignage d’opinion d’un spécialiste en médecine.

VIII.  Les dispositions législatives, la jurisprudence et les règles applicables

[52]  Le premier point dont je traiterai est l’argument de l’intimé selon lequel les décisions des cours supérieures au sujet de preuves ou de témoignages d’expert ne s’appliquent pas au TCDP. L’intimé soutient qu’en raison de la nature administrative ou non judiciaire du Tribunal, la Loi habilite seulement ce dernier à permettre des éléments de preuve qui ne sont peut-être pas admissibles devant un tribunal judiciaire, et non pas à exclure des éléments de preuve (à part une communication confidentielle, expressément interdite au paragraphe 50(4) de la Loi).

[53]  Selon une observation semblable de la Commission, le Tribunal ne devrait pas conduire sa procédure d’une manière semblable à celle d’un tribunal judiciaire, car cela compliquerait trop la tâche des personnes qui se représentent elles-mêmes. Elle a invité le Tribunal à admettre la preuve d’expert et à en déterminer le poids après l’instruction, de façon à protéger le droit de l’intimé de présenter sa preuve de manière pleine et entière.

[54]  La Commission et l’intimé ont fait référence aux dispositions suivantes de la Loi à l’appui de l’existence d’un seuil d’admissibilité fort peu élevé – sinon nul :

48.9 (1) L’instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique.

(2) Le président du Tribunal peut établir des règles de pratique régissant, notamment :

a) l’envoi des avis aux parties;

b) l’adjonction de parties ou d’intervenants à l’affaire;

c) l’assignation des témoins;

d) la production et la signification de documents;

e) les enquêtes préalables;

f) les conférences préparatoires;

g) la présentation des éléments de preuve;

h) le délai d’audition et le délai pour rendre les décisions;

i) l’adjudication des intérêts.

[….]

50. (1) Le membre instructeur, après avis conforme à la Commission, aux parties et, à son appréciation, à tout intéressé, instruit la plainte pour laquelle il a été désigné; il donne à ceux-ci la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations.

(2) Il tranche les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi en vertu de la présente partie.

(3) Pour la tenue de ses audiences, le membre instructeur a le pouvoir :

a) d’assigner et de contraindre les témoins à comparaître, à déposer verbalement ou par écrit sous la foi du serment et à produire les pièces qu’il juge indispensables à l’examen complet de la plainte, au même titre qu’une cour supérieure d’archives;

b) de faire prêter serment;

c) de recevoir, sous réserve des paragraphes (4) et (5), des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire;

d) de modifier les délais prévus par les règles de pratique;

e) de trancher toute question de procédure ou de preuve.

(4) Il ne peut admettre en preuve les éléments qui, dans le droit de la preuve, sont confidentiels devant les tribunaux judiciaires.

[55]  Le paragraphe 50(2) habilite le Tribunal à trancher toutes les questions de droit ou de fait qui sont nécessaires pour régler l’affaire. Aux termes de l’alinéa 50(3)a), le Tribunal peut agir au même titre qu’une cour supérieure d’archives pour ce qui est d’assigner un témoin et de lui ordonner de produire les pièces nécessaires à un examen complet de la plainte. L’alinéa 50(3)c) habilite le Tribunal à recevoir les éléments de preuve ou les autres renseignements que le membre instructeur estime indiqués.

[56]  Au vu des décisions du Tribunal et des décisions des cours supérieures qui ont été examinées en l’espèce, je conclus que rien n’étaye l’argument de l’intimé selon lequel, d’une part, l’article 50 permet au Tribunal d’admettre des éléments de preuve et, d’autre part, ce dernier n’est pas habilité à en exclure.

[57]  La Commission convient que les arrêts Abbey et Mohan de la Cour suprême du Canada s’appliquent au Tribunal. Elle a cité des décisions du Tribunal dans lesquelles l’arrêt Mohan a été pris en considération et appliqué. L’arrêt White Burgess développe les arrêts Abbey et Mohan, et je conclus qu’il s’applique au Tribunal.

[58]  La véritable question consiste à savoir si le Tribunal peut se prononcer sur l’admissibilité avant le début de l’instruction ou si la Loi exige que l’on admette la totalité des preuves censément pertinentes, ce qui inclut les preuves d’expert, et que, à la fin de l’instruction, on décide quel poids, le cas échéant, il convient de leur accorder.

[59]  La présente affaire est censée être instruite à la fin du mois d’août 2016. La preuve d’expert du Dr Belchetz a été demandée en juin 2016, après que l’intimé a obtenu le report au mois d’août 2016 de la deuxième semaine d’instruction prévue pour le mois de juin. Le plaignant souhaite obtenir le plus tôt possible une décision au sujet de l’admissibilité de façon à ce qu’il puisse déterminer la présentation de sa preuve.

[60]  La Loi autorise le Tribunal à trancher les questions de procédure et d’admissibilité d’une manière qui concorde avec les principes de justice naturelle pour toutes les parties, et les décisions que rend le Tribunal doivent mettre en balance les droits de toutes les parties à une instruction complète et équitable du point de vue procédural.

[61]  La Loi et l’équité procédurale amènent souvent le Tribunal à autoriser l’introduction continue de questions litigieuses et de requêtes de la part des parties, et ce, au-delà des dates fixées à cet effet, ainsi qu’à assouplir l’application des Règles, de manière à ce que toutes les parties aient la possibilité de connaître la preuve qu’elles doivent réfuter et d’offrir une réponse complète. Tous les éléments de preuve dont on peut soutenir la pertinence et qui émanent de témoins des faits, ou de personnes témoignant sur leurs observations ou sur leur participation, sont habituellement admis, conformément à l’esprit de la Loi, et surtout le paragraphe 50(1) et l’alinéa 50(3)a). Il est d’usage de déterminer le poids des preuves à la conclusion de l’instruction, plutôt que de limiter ou de restreindre les preuves de fait qu’une partie quelconque souhaite présenter, dans la mesure où ces dernières sont censément pertinentes.

[62]  Les preuves (ou les témoignages) d’expert et les preuves (ou les témoignages) d’opinion en général sont différentes des preuves de fait, ainsi que cela a été expliqué dans l’arrêt R. c. Abbey, 1982 CanLII 25 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 24, à la p. 42 :

Le témoignage d’opinion

Les témoins déposent quant aux faits. Le juge ou le jury tire des conclusions à partir des faits. [traduction] « Dans le droit de la preuve, opinion s’entend de toute conclusion qu’on tire d’un fait observé, et le droit dans ce domaine dérive de la règle générale selon laquelle les témoins doivent uniquement parler de ce qu’ils ont observé directement » (Cross on Evidence, précité, à la p. 442). Lorsqu’il est possible de séparer les faits des conclusions tirées de ces faits, le témoin ne peut témoigner que sur les faits. Toutefois, cela n’est pas toujours possible et [traduction] « le droit fait preuve de souplesse dans ces cas limites en permettant aux témoins d’exprimer leur opinion relativement à des questions qui n’exigent pas de connaissances particulières, chaque fois qu’il leur serait virtuellement impossible de séparer leurs conclusions des faits sur lesquels celles-ci se fondent » (ibid.).

Quant aux questions qui exigent des connaissances particulières, un expert dans le domaine peut tirer des conclusions et exprimer son avis. Le rôle d’un expert est précisément de fournir au juge et au jury une conclusion toute faite que ces derniers, en raison de la technicité des faits, sont incapables de formuler. [traduction] « L’opinion d’un expert est recevable pour donner à la cour des renseignements scientifiques qui, selon toute vraisemblance, dépassent l’expérience et la connaissance d’un juge ou d’un jury. Si, à partir des faits établis par la preuve, un juge ou un jury peut à lui seul tirer ses propres conclusions, alors l’opinion de l’expert n’est pas nécessaire » (Turner (1974), 60 Crim. App. R. 80, à la p. 83, le lord juge Lawton).

[63]  Dans certains cas, le Tribunal a reporté une décision sur l’admissibilité d’une preuve d’expert au moment de la présentation de la preuve (p. ex. la décision SSEFPN). Toutefois, s’il est possible d’évaluer les préoccupations concernant l’admissibilité d’une preuve d’expert et de déterminer cette admissibilité en examinant le rapport, la décision peut être rendue avant que le témoin expert soit appelé à témoigner ou avant d’entendre sa preuve : Brooks c. Pêches et Océans, 2004 TCDP 20 (« Brooks »); Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2006 TCDP 40 (« Gaucher »); Alliance de la fonction publique du Canada c. Ministre du Personnel du Gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, 2001 CanLII 25850 (TCDP) (« AFPC »).

[64]  Dans la décision AFPC, le Tribunal a pris en considération des décisions de la Cour suprême du Canada portant sur des témoignages d’expert au moment de trancher une requête visant à obtenir l’autorisation de citer plus que les cinq témoins experts qu’autorise la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, c. C‑5. Voici les passages de la décision AFPC qui confirment que le Tribunal, malgré le libellé explicite de l’alinéa 50(3)c), a décidé de suivre des décisions d’une cour supérieure et d’une cour d’appel dans des instances de nature civile et pénale, relativement aux témoins experts :

[2]  L’intimé a également cité deux précédents : R. c. Mohan [1994] A.C.S. no 36, [1994] 2 R.C.S. 9 et R. v. Morin [1991] O.J. no 2528 (Div. gén., Cour de l’Ont.). Il s’agit d’affaires criminelles. Dans Morin, le Tribunal a simplement statué que des motifs raisonnables doivent militer en faveur de la citation de témoins experts. L’arrêt Mohan traite des critères à appliquer pour déterminer si un témoignage d’expert est admissible, à savoir la pertinence de ce témoignage et la nécessité pour le juge des faits de l’entendre pour établir les faits entourant l’affaire.

[3]  Alan Mewett et Peter Sankoff ont écrit que le rôle général du témoin expert [traduction] « diffère de celui du témoin profane ordinaire en ce sens que le premier témoigne afin d’aider le juge des faits à tirer une conclusion à partir des faits présentés, tandis que le dernier témoigne au sujet de ces mêmes faits ». Mewett et Sankoff précisent que le recours à des témoins experts « remonte aussi loin dans l’histoire que le processus judiciaire proprement dit ». Ils signalent que ce type de témoignages a suscité historiquement deux préoccupations : d’une part, cela complique le processus judiciaire du fait que des éléments de preuve « redondants et superflus » sont présentés; d’autre part, on a facilement tendance à exagérer l’importance du témoignage d’expert, ce qui risque de miner le rôle du juge des faits. Bien qu’ils aient tergiversé à ce sujet, les tribunaux « ont généralement tenté de faire appel à des experts que dans les cas où cela était vraiment nécessaire. »

[4]  L’arrêt Mohan énonce certains principaux généraux pertinents. La preuve d’expert a pour objet d’aider un organisme ayant le pouvoir de rendre la justice à se prononcer sur les faits entourant une affaire. Elle aide en fournissant au juge des faits les renseignements et conclusions toutes faites qui débordent le cadre de leur expérience. Il s’ensuit que les experts ont un rôle spécial dans les litiges faisant appel à une preuve statistique ou scientifique. Il s’agit dans chaque cas de se demander si le témoignage est « nécessaire » pour trancher les points en litige. Toutefois, le critère de la nécessité est appliqué de façon relativement souple et on ne doit pas y accorder une importance exagérée. Au paragraphe 24, le juge Sopinka fait également remarquer qu’un procès ne devrait pas devenir « un simple concours d’experts, dont le juge des faits se ferait l’arbitre en décidant quel expert accepter. »

[…]

[6]  L’avocat de l’intimé a semblé adopter la position voulant que la question pertinente consiste à se demander si le témoignage envisagé aurait un effet important en ce qui touche un point litigieux particulier. Nous sommes d’accord avec cette interprétation. Le tribunal n’est pas en mesure de déterminer à ce stade de la procédure si un témoin qu’on veut citer est digne de foi; il ne peut que déterminer si son témoignage pourrait logiquement contribuer à la défense. Il suffit donc de pouvoir dire raisonnablement que le témoignage de l’expert est nécessaire pour trancher une des questions de fait. Cela exclut les témoignages qui minent l’équité de la procédure ou qui retardent indûment son déroulement.

[…]

[16]  L’impression de justice est importante dans notre droit et le Tribunal doit être perçu comme l’auteur de ses propres décisions. Le paragraphe 50(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne confère au tribunal le pouvoir de trancher « les questions de droit et les questions de fait » dans les affaires dont il est saisi. Les membres de ce tribunal se sont vu confier ce mandat. Nous avons l’obligation de décider des questions de droit et nous ne pouvons déléguer cette responsabilité aux témoins experts, si savants soient-ils. Les tribunaux se sont toujours inquiétés des témoignages d’expert qui empiètent sur des questions sur lesquelles le juge est plus à même de se prononcer.

[17]  Nous ne voulons pas empêcher les parties de débattre toutes les questions de droit qui sont pertinentes pour rendre notre décision. Rien n’empêche l’intimé de présenter un mémoire sur le droit international, dans la mesure où les textes de loi pertinents nous ont été présentés. Rien ne l’empêche non plus de retenir les services d’experts – peut-être ceux des experts en question – pour fournir aux avocats l’information nécessaire. Toutefois, les questions de droit ressortissent à la compétence des avocats et du tribunal, et nous croyons fermement qu’elles devraient être soulevées à l’occasion de la présentation des arguments plutôt que dans le cadre de la preuve d’expert ou d’opinion. Nous laissons à l’intimé le soin de décider qui nous exposera ces arguments.

[…]

[20]  Nous admettons que M. Weiler a témoigné à titre d’expert dans AFPC c. Société canadienne des postes. Cependant, l’intimé n’a pas expliqué pourquoi il a besoin de son témoignage pour répliquer à la plainte dont nous sommes saisis. Il sera évident que nous ne jugeons pas opportun de recueillir son opinion au sujet du droit. À notre avis, l’intimé n’a donc pas réussi à démontrer que le témoignage de M. Weiler aiderait le tribunal à se prononcer sur les faits en l’espèce.

[65]  Les témoins experts ne devraient aider le Tribunal qu’à tirer des inférences sur des faits techniques qui dépassent ses connaissances, et ils ne devraient pas fournir un témoignage d’opinion sur des questions de droit qui relèvent du mandat et de l’expertise du Tribunal. Ce dernier examinera si le témoignage d’expert est présenté dans le but d’usurper le rôle qu’a le Tribunal de se prononcer sur la « question fondamentale » qui est soulevée dans l’affaire : Brooks, au paragraphe 13, et Gaucher, au paragraphe 12.

[66]  Dans la décision Keith c. Forces armées canadiennes, 2015 TCDP 4 (« Keith »), le Tribunal a statué sur une requête visant à exclure un témoignage d’expert et il a signalé que, malgré l’alinéa 50(3)c) de la Loi, les arrêts Mohan et Abbey s’appliquaient à lui :

[21]  Cette requête, présentée par l’intimée, vise à retirer à David Jacobs la qualité de témoin expert relativement au dossier du plaignant. L’intimée allègue que la preuve d’expert devrait uniquement être admise si la question en cause nécessite une expertise spécialisée pour aider le Tribunal à comprendre les accises factuelles, en vue de lui permettre de tirer une conclusion appropriée.

[22]  Selon le plaignant, le rapport de M. Jacobs (le rapport) est nécessaire pour aider le Tribunal à apprécier l’allégation de l’intimée selon laquelle l’accréditation du Collège royal est une EPJ pour le poste à l’égard duquel le plaignant a présenté sa candidature; de plus, le rapport porte sur un objet technique, qui ne relève pas de l’expertise ou des connaissances du Tribunal.

[23]  Selon les documents contenus dans la requête du plaignant, le rapport fournit des renseignements détaillés à propos de la réglementation des activités des médecins par l’OMCO, son rôle, ses pouvoirs, et son devoir envers le public. Il traite de la question de la reconnaissance des spécialistes par l’OMCO et de la manière dont cette reconnaissance est liée à l’accréditation par le CRMCC.

[24]  L’intimée prétend, à la page 2 de son dossier de requête, que le témoignage d’opinion [traduction] « consiste principalement en un exposé du cadre légal et réglementaire en ce qui a trait à la réglementation de la médecine » et que le rapport est [traduction] « analogue à une preuve d’expert sur des questions de droit interne », ce qui [traduction] « n’est pas étranger à l’expérience et à la compétence du TCDP ».

[25]  L’alinéa 50(3)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6, accorde au Tribunal davantage de latitude quant à l’admission d’éléments de preuve que celle accordée aux tribunaux judiciaires. Néanmoins, les deux parties ont renvoyé à l’arrêt de principe R. c. Mohan [1994] 2 R.C.S. 9, lequel énonce, au paragraphe 17, que l’admissibilité d’un témoignage d’expert varie selon l’application des facteurs suivants : a) la pertinence; b) la nécessité d’aider le juge des faits; c) l’absence de toute règle d’exclusion; d) la qualification suffisante de l’expert. L’arrêt Mohan renvoie à l’arrêt antérieur R. c. Abbey, [1982] 2 R.C.S. 24, à titre d’illustration du critère de la nécessité.

[26]  Je crois que le Tribunal devrait suivre l’interprétation retenue par le juge Dickson dans l’arrêt R. c. Abbey, selon lequel le témoignage d’expert doit être nécessaire pour permettre au juge des faits d’apprécier l’objet du litige en raison de sa nature technique. Pour que le témoignage d’expert soit admissible, le litige doit être tel « qu’il est peu probable que des personnes ordinaires puissent former un jugement juste à cet égard sans l’assistance de personnes possédant des connaissances spéciales » (voir Beven on Negligence (4e éd. 1928), cité dans l’arrêt Mohan et dans la décision Rosin c. Canadian Armed Forces, 1989 CanLII 149 (TCDP), conf. par [1991] 1 C.F. 391 (C.A.)). « [L]a “simple utilité” est un seuil trop bas pour justifier l’acceptation des dangers inhérents à l’admission de la preuve d’expert » (voir R. c. D.D. 2000 CSC, au paragraphe 47, renvoyant à l’arrêt Mohanet, à la décision Morin c. Canada (Procureur général), 2003 TCDP 46, au paragraphe 8).

[27]  Le plaignant a laissé entendre que le domaine d’expérience et de connaissance du Tribunal était limité et qu’il visait spécifiquement l’examen de la question de savoir s’il y avait eu de la discrimination et l’octroi du redressement approprié. Il cite la décision Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2006 TCDP 40, à l’appui de cette affirmation. Par conséquent, selon le plaignant, le rapport du Dr Jacobs ne relève pas de l’expérience et des connaissances techniques du Tribunal.

[28]  Le paragraphe 50(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne prévoit que le membre instructeur « tranche les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi en vertu de la présente partie ». Je crois que le meilleur énoncé de la conclusion du Tribunal en ce qui a trait au caractère approprié de recevoir en preuve le témoignage d’expert quant au droit se trouve dans la décision Alliance de la fonction publique du Canada c. Territoires du Nord-Ouest (Ministre du Personnel), [2001] D.C.D.P. no 26, aux paragraphes 16 et 17. Le Tribunal a pour mandat de trancher des questions de fait et de droit, et il ne devrait pas déléguer cette responsabilité aux témoins experts : « les questions de droit ressortissent à la compétence des avocats et du tribunal [...] elles devraient être soulevées à l’occasion de la présentation des arguments plutôt que dans le cadre de la preuve d’expert ou d’opinion ».

[29]  Je souscris à la qualification du rapport par l’intimée, selon laquelle celuici consiste principalement en une récitation des cadres légaux et réglementaires. Je crois que le critère établi dans l’arrêt Mohan n’a pas été satisfait. Le rapport du Dr Jacobs relève de la connaissance et de l’expérience du Tribunal, et les questions de droit qui y sont abordées ne devraient pas être déléguées à un témoin expert, comme il a été mentionné dans la décision Territoires du NordOuest, précitée.

[30]  Pour les motifs cidessus, j’ORDONNE que le rapport du Dr Jacobs ne soit pas admis en preuve.

[67]  Dans la décision Croteau c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2014 TCDP 16 (« Croteau »), il a été demandé au Tribunal de reconnaître qu’un expert était qualifié pour fournir une preuve d’expert. Les passages pertinents de cette décision sont les suivants :

[67]  Le plaignant a demandé que M. AB soit reconnu comme qualifié pour fournir une preuve d’expert sur les aspects suivants : [traduction] « trouble de l’anxiété; TSPT; trouble d’adaptation; crises de panique et effets de ces dernières sur des individus et, plus précisément, M. Croteau; causes de ces troubles; capacité des personnes souffrant d’un TSPT à revenir au travail de façon générale, et, plus précisément, M. Croteau; les mesures à prendre pour que le plaignant puisse retourner au travail; [et] commentaires sur les EMI du Dr Chad. »

[68]  L’avocat du CN s’est opposé à ce que M. AB soit qualifié comme expert. Il ne s’est pas opposé à ce que ce dernier témoigne à titre de psychologue soignant du plaignant, mais il a fait valoir que le Tribunal devrait [traduction] « hésiter à se fier aux choses qu’il a dites ». Les motifs du CN à cet égard sont les suivants :

[traduction]


(1) le diagnostic que M. [AB] a posé au sujet de M. Croteau est, de son propre aveu, en contradiction avec les exigences du DSM
IV et avec lopinion prépondérante dans la profession de la psychiatrie/psychologie (du moins en ce qui concerne le trouble de stress post-traumatique);

(2)  la relation professionnelle qu’il entretient avec M. Croteau a dépassé les bornes et s’est muée en un rôle de défense sans réserve en faveur de M. Croteau, et il n’a pas l’objectivité que les arbitres exigent des spécialistes en médecine;

(3)  dans son témoignage, M. [AB] a refusé de changer d’avis ou d’opinion, même après s’être rendu compte que les faits sur lesquels reposait au départ son opinion étaient différents de ce qu’il avait compris.

[69]  Compte tenu des deuxième et troisième arguments qui précèdent, je refuse de reconnaître que M. AB est qualifié pour fournir une preuve d’expert sur les questions demandées. Cependant, je prendrai en considération son témoignage, à titre de psychologue soignant de M. Croteau, et je lui accorderai le poids qui convient.

[70]  Pour arriver à cette conclusion, j’ai passé en revue l’arrêt clé de la Cour suprême du Canada qui porte sur la nature et la recevabilité des preuves d’expert : R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9 – de même que les quatre critères qui y sont énoncés. Détail intéressant, les critères n’incluent pas une exigence distincte d’indépendance et d’impartialité. Cependant, c’est ce qu’infèrent les tribunaux canadiens : voir, par exemple, R. c. Abbey, 2009 ONCA 624, au paragraphe 87, note de bas de page no 8, autorisation d’interjeter appel rejetée par [2010] C.S.C.R. no 125; ainsi qu’Es-Sayyid c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CAF 59, au paragraphe 43, autorisation d’interjeter appel rejetée par [2012] C.S.C.R. no 116.

[68]  Un examen des décisions du Tribunal Brooks, Gaucher, AFPC, Keith et Croteau, dans lesquelles sont appliqués les arrêts Abbey et Mohan, confirme que, malgré l’alinéa 50(3)c) de la Loi, les principes qui suivent s’appliquent aux preuves ou aux témoignages d’expert qui relèvent du TCDP :

  1. l’arrêt White Burgess s’applique au Tribunal, parce qu’il développe deux arrêts antérieurs de la Cour suprême du Canada : Abbey et Mohan;

  2. le Tribunal doit évaluer si le présumé témoignage d’expert est nécessaire, du fait de la nature technique ou scientifique des faits, pour que le Tribunal tire l’inférence nécessaire au sujet des faits ou rende la conclusion juridique requise. Si la preuve factuelle présentée est suffisante pour que le Tribunal tire ses propres inférences et conclusions, sans le témoignage d’expert, ce témoignage est alors inutile;

  3. le Tribunal n’est pas tenu d’autoriser tous les témoignages d’expert présentés par les parties et de se prononcer ensuite sur leur poids et leur acceptation. Si une simple lecture du rapport révèle que les questions et les préoccupations relatives à l’admissibilité sont évidentes, il s’ensuit que l’on peut évaluer les critères d’admissibilité sans entendre le témoignage de l’expert proposé;

  4. le Tribunal doit décider si le témoignage d’expert proposé répond aux conditions préalables à l’admissibilité qui ont été énoncées dans les arrêts Mohan et White Burgess;

  5. le Tribunal doit également prendre en compte l’analyse coûts-bénéfices du fait de savoir si le fait d’autoriser le témoignage l’emporte sur un risque quelconque de porter préjudice à l’intégrité de l’instruction, et ce, en soupesant les questions suivantes : 1) un manque d’équité envers l’autre partie, c’est-à-dire, cette partie est-elle en mesure de contre-interroger l’expert ou d’introduire des éléments de preuve qui traitent du témoignage d’expert de la partie adverse?; 2) le témoignage d’expert a-t-il pour objet d’usurper la fonction de l’arbitre, laquelle consiste à apprécier la crédibilité, à constater les faits et à trancher les questions de nature factuelle et juridique; 3) le témoignage prolongera-t-il l’instruction, occasionnera-t-il des délais et fera-t-il augmenter les frais juridiques et d’autres coûts?

[69]  J’ai passé en revue plusieurs décisions rendues par des cours supérieures après l’arrêt White Burgess pour comprendre la manière dont elles interprètent et appliquent cet arrêt. Je relève ci-après plusieurs décisions instructives.

[70]  L’arrêt Kon Construction Ltd. c. Terranova Developments Ltd., 2015 ABCA 249 (CanLII) (« Kon Construction ») illustre la manière d’appliquer l’arrêt White Burgess, aux paragraphes 21, 30 et 35 à 38 :

[traduction]


[21]  Il est présumé qu’un témoignage d’opinion est inadmissible [selon l’alinéa 
50(3)c) et le paragraphe (4) de la Loi, il n’existe aucune preuve censément inadmissible, à l’exception des éléments confidentiels, devant le TCDP], sous réserve de quelques exceptions. La plus importante de ces dernières est le témoignage d’expert sur des questions qui requièrent des connaissances spécialisées : White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co. [2015] 2 R.C.S. 182, aux par. 14-15, 470 NR 324. Dans le cas d’une opinion fondée sur une science nouvelle ou contestée ou sur une science utilisée à des fins nouvelles, il est également nécessaire de démontrer la fiabilité des principes scientifiques qui étayent la preuve : White Burgess, au par. 23. À l’autre extrémité de l’éventail, il y a les « opinions », qui ne sont qu’une simple compilation d’observations ordinaires, et elles sont admissibles même si elles sont formulées par un témoin profane : Graat c La Reine, 1982 CanLII 33 (CSC), [1982] 2 R.C.S. 819. Le droit de la preuve procède à une analyse coûts-bénéfices globale du témoignage d’opinion en le comparant au préjudice que pourrait causer l’admission du témoignage pour le procès : White Burgess, au par. 24.

[…]

Les témoins experts

[30]  Lorsqu’un témoignage d’expert doit être utilisé, les Règles de la Cour exigent que les parties en donnent avis à leurs adversaires. Quand le témoin est appelé, le juge du procès entend les observations et applique le critère énoncé dans l’arrêt R. c Mohan, 1994 CanLII 80 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 9 en vue de déterminer si ce témoin est qualifié pour fournir un témoignage d’expert. Le témoignage proposé doit être nécessaire pour aider le juge des faits. Celui-ci doit également décider si le témoin possède bel et bien les connaissances spéciales requises. Une fois reconnu comme tel, le témoin expert est alors autorisé à fournir un témoignage d’opinion.

[…]

[35]  Il semble donc y avoir au moins trois catégories de « témoins experts » qui, à certains égards, sont des témoins des faits et, à d’autres, des témoins d’opinion :

a)  les experts indépendants dont on retient les services pour faire part d’une opinion sur des questions soulevées dans le litige mais qui, par ailleurs, n’ont pas pris part aux faits sous-jacents. Il s’agit là de la catégorie de témoin expert qui est envisagée par les arrêts White Burgess et Mohan;

b)  les témoins experts qui ont pris part aux faits sous-jacents au litige mais qui ne sont pas eux-mêmes parties. Un exemple est celui du médecin de famille dans une affaire de lésion corporelle qui est appelé à témoigner sur ce qu’il a observé chez le plaignant, ainsi que sur le traitement dispensé;

c)  les parties (y compris les cadres et les employés de parties qui sont des personnes morales) qui jouissent d’une certaine expertise et qui ont concrètement pris part aux faits sous-jacents au litige. C’est dans cette catégorie que se rangent Marinus Scheffer et Klaver.

Les règles de preuve et de procédure civile qui se rapportent aux témoins experts sont principalement conçues pour traiter de la première catégorie de témoin expert

[36]  La première catégorie d’« experts indépendants » doit toujours être reconnue par le juge du procès selon la procédure énoncée dans l’arrêt Mohan, et il est nécessaire, d’après les Règles de la Cour, de donner préalablement avis de leurs opinions. Les témoins experts externes à qui l’on ne reconnaît pas cette qualité ne sont pas autorisés à fournir un témoignage d’opinion qui requiert une expertise spécialisée. Ils sont censés faire preuve d’un niveau minimum d’indépendance et d’objectivité.

[37]  D’aucuns soutiennent parfois que les témoignages des témoins de la deuxième catégorie ne sont pas des témoignages d’« opinion » : Westerhoff, aux par. 60-61. Jusqu’à un certain point, ces personnes témoignent sur ce qu’elles ont observé, et sur ce qu’elles ont fait concrètement. En ce sens, il ne s’agit pas de témoins d’opinion. En revanche, il est difficile pour ces témoins d’expliquer pourquoi ils ont agi comme ils l’ont fait sans mettre en cause leur expertise professionnelle. Ainsi, un médecin de famille ne peut pas expliquer pourquoi il a souscrit à un traitement particulier sans exprimer sur ce dernier une opinion médicale. Il est difficile de fixer la ligne de démarcation entre ce qu’ils ont fait et leurs opinions d’expert sur ce qu’il aurait fallu faire. Lorsque des témoins experts (qui ne sont pas parties à une instance) doivent témoigner sur des faits qui relèvent de leur expertise, il est généralement prudent de les reconnaître officiellement comme tels, surtout s’ils proposent d’exprimer des opinions sur des questions connexes, telles que les perspectives d’emploi d’un patient. De plus, l’objectif général de la communication complète dont il est question aux alinéas 5.1(1)c) et d) des Règles appuie la communication, avant le procès, des opinions des experts participants.

[38]  La dernière catégorie des témoins-parties experts ne correspond pas parfaitement à l’analyse faite dans les arrêts White Burgess et Mohan. Tout d’abord, il est inutile de prouver que ces témoins sont impartiaux et indépendants, comme il est dit dans l’arrêt White Burgess. On n’exclut plus de parties comme témoins à cause de leur intérêt évident dans l’affaire.

[71]  Dans la décision Allard c. Canada, 2016 CF 236 (CanLII) (« Allard »), aux paragraphes 102 et 103, la Cour fédérale a traité de l’évolution des arrêts de la Cour suprême du Canada sur les témoignages d’expert, le dernier étant White Burgess :

[102]  Il est important de déterminer la norme applicable à l’admission de témoignages d’expert.

[traduction]


50  Les tribunaux doivent prendre soin d’écarter ces témoignages inadmissibles. Il est bien reconnu en droit que les témoins experts ne devraient pas formuler des opinions sur des sujets à l’égard desquels ils ne possèdent aucune compétence, connaissance ou formation particulières, ni sur des sujets courants qui n’exigent aucune compétence, connaissance ou formation particulières.

(Johnson c Milton (Town), 2008 ONCA 440)

[103]  Dans l’arrêt de principe R c Mohan, [1994] 2 RCS 9 [Mohan], la Cour suprême a énoncé les critères applicables en matière d’admission des témoignages d’experts qui avancent une nouvelle théorie scientifique. Bien que les experts dans le présent procès n’aient pas avancé une nouvelle théorie scientifique et que leurs compétences n’aient pas été contestées durant le procès, il demeure néanmoins nécessaire d’évaluer leur valeur probante, et, depuis l’arrêt Mohan, les tribunaux ont donné des précisions quant à cette évaluation.

[72]  Dans la décision Anderson c. Pieters, 2016 BCSC 889 (CanLII), aux paragraphes 42, 44 et 49, la Cour a fait référence aux arrêts de principe concernant l’admissibilité des témoignages d’expert et a résumé l’évolution de cet aspect jusqu’à l’arrêt White Burgess, inclusivement :

[traduction]


[42]  Enfin, dans l’arrêt White Burgess, précité, la Cour a fait état des principes juridiques qui régissent l’admissibilité des témoignages d’expert à deux égards. Premièrement, elle a formulé un nouveau critère de base initial, qui vise à garantir l’indépendance et l’impartialité d’un expert. Le fait que l’expert atteste dans un rapport écrit qu’il est conscient de son obligation envers le tribunal, ou qu’il témoigne sous serment à cet effet, transfère à la partie adverse le fardeau d’établir qu’il est réaliste de dire qu’il ne faudrait pas admettre l’opinion parce que le témoin expert ne peut pas ou ne veut pas se conformer à cette obligation. Si la partie adverse le fait, le fardeau d’établir l’indépendance et l’impartialité continuera de peser sur les épaules de la partie qui propose de produire le témoignage d’opinion. Cependant, à ce stade préliminaire, le témoignage ne sera écarté que :

[…] dans les cas manifestes où l’expert proposé ne peut ou ne veut fournir une preuve juste, objective et impartiale.

(White Burgess, au par. 49).

[43]  Si l’opinion répond à ce premier critère de base, le juge du procès doit dans ce cas déterminer l’admissibilité de cette opinion en fonction d’un cadre d’analyse reformulé, dans lequel la fonction de gardien comporte deux étapes. La première est l’application des quatre critères énoncés dans l’arrêt Mohan – la pertinence, la nécessité, l’absence de toute règle d’exclusion et la qualification suffisante de l’expert – et auxquels s’ajoute un cinquième critère, appliqué dans le cas d’une science nouvelle ou contestée, soit la fiabilité des principes scientifiques sous-jacents.

[44]  La seconde étape comporte l’exercice de pondération ou l’analyse coûts-bénéfices. Le juge Cromwell a adopté la description du processus formulé par le juge Doherty dans l’arrêt R. c. Abbey, 2009 ONCA 624 (CanLII), au par. 76 :

[…] le juge du procès doit décider si le témoignage d’expert qui répond aux conditions préalables de son admissibilité est suffisamment avantageux pour le procès pour qu’il soit justifié de l’admettre, malgré le préjudice que l’admission du témoignage d’expert pourrait causer au procès.

[45]  Le juge Cromwell a décrit comme suit l’appréciation du témoignage :

[…] la pertinence, la nécessité, la fiabilité et l’absence de parti  pris peuvent être considérées comme faisant partie d’une échelle mobile dans laquelle il faut d’abord franchir un niveau de base pour pouvoir atteindre le seuil d’admissibilité et continuer ensuite à jouer un rôle dans la pondération des considérations concurrentes globales relatives à l’admissibilité.

C’est à ce second stade de la fonction de gardien qu’il faut traiter des préoccupations résiduelles concernant l’indépendance et l’impartialité – celles qui découlent du fait que le témoin, à l’évidence, ne veut pas ou ne peut pas s’acquitter de son obligation (arrêt White Burgess, aux par. 49 et 54).

[49]  En résumé, la première étape de la fonction de gardien comporte la prise en considération de quatre facteurs – la pertinence, la nécessité, l’absence de toute règle d’exclusion et la qualification suffisante de l’expert – de même qu’un cinquième facteur appliqué aux opinions fondées sur une science nouvelle ou contestée, la fiabilité. Un témoignage d’expert qui soulève des préoccupations suffisamment sérieuses en lien avec l’un quelconque de ces facteurs – p. ex., l’opinion n’est manifestement pas pertinente ou n’est manifestement pas nécessaire pour que les jurés, faisant appel à leur propre expérience, tirent du témoignage des inférences appropriées – doit être écarté. La seconde étape consiste ensuite à prendre en considération non seulement la totalité de ces facteurs, mais aussi toute autre préoccupation relative au poids du témoignage qui est susceptible de mettre en péril la capacité du jury de s’acquitter convenablement de sa tâche, eu égard aux coûts ou aux effets préjudiciables possibles. Ces autres préoccupations englobent des questions telles que la fiabilité, les qualifications, l’indépendance et le parti pris. L’analyse a pour but non pas d’usurper la fonction du jury, qui consiste à soupeser les éléments de preuve, mais de l’aider en veillant, dans toute la mesure du possible, à ce que la preuve qui lui est soumise puisse être convenablement soupesée pendant qu’il s’acquitte de son obligation de manière appropriée et efficace.

[73]  De plus, je citerai quelques paragraphes tirés de l’arrêt White Burgess qui, selon moi, sont pertinents pour les besoins de la présente analyse :

(2) Le cadre juridique actuel régissant le témoignage d’opinion d’un expert

[16] Depuis au moins le milieu des années 1990, la Cour a répondu à nombre de préoccupations concernant l’incidence d’une preuve d’expert d’une valeur douteuse sur le déroulement de l’instance. La jurisprudence a clarifié et resserré les critères d’admissibilité, établi de nouvelles exigences de fiabilité, notamment en ce qui concerne la preuve issue de sciences nouvelles, et renforcé l’important rôle de « gardien » du juge qui consiste à écarter d’emblée les témoignages dont la valeur ne justifie pas la confusion, la lenteur et les frais que leur admission risque de causer. [1] Le témoignage d’expert peut constituer la pièce maîtresse dans la recherche de la vérité tout comme il peut présenter des dangers particuliers. Pour se prémunir contre ces dangers, la Cour depuis une vingtaine d’années resserre graduellement les règles d’admissibilité et renforce le rôle de gardien du juge de première instance. Ainsi, l’admission du témoignage d’expert est subordonnée au respect de certaines normes fondamentales. […] 

[…]

[17] Nous pouvons prendre comme point de départ de cette nouvelle tendance la décision de la Cour dans l’affaire R. c. Mohan, [1994] 2 R.C.S. 9. Cet arrêt a mis en lumière les dangers du témoignage d’expert et établi un critère à quatre volets pour en évaluer l’admissibilité. Ces dangers sont bien connus. Il y a notamment le risque que le juge des faits s’en remette inconsidérément à l’opinion de l’expert au lieu de l’évaluer avec circonspection. […]

[18] Il s’agit de préserver le procès devant juge et jury, et non pas d’y substituer le procès instruit par des experts. Il y a un risque que le jury [traduction] « soit incapable de faire un examen critique et efficace de la preuve » (R. c. Abbey, 2009 ONCA 624, 97 O.R. (3d) 330, par. 90, autorisation d’appel refusée, [2010] 2 R.C.S. v). Le juge des faits doit faire appel à son « jugement éclairé » plutôt que simplement trancher la question sur le fondement d’un « acte de confiance » à l’égard de l’opinion de l’expert (J.-L.J., par. 56). Le danger de « s’en remettre à l’opinion de l’expert » est également exacerbé par le fait que la preuve d’expert est imperméable au contre-interrogatoire efficace par des avocats qui ne sont pas des experts dans ce domaine (D.D., par. 54). La jurisprudence aborde un certain nombre d’autres problèmes connexes : le préjudice qui pourrait éventuellement découler d’une opinion d’expert fondée sur des informations qui ne sont pas attestées sous serment et qui ne peuvent pas faire l’objet d’un contre-interrogatoire (D.D., par. 55); le danger d’admettre en preuve de la « science de pacotille » (J.-L.J., par. 25); le risque qu’un « concours d’experts » ne distraie le juge des faits au lieu de l’aider (Mohan, p. 24). Un autre danger bien connu associé à l’admission de la preuve d’expert est le fait qu’elle peut exiger un délai et des frais démesurés (Mohan, p. 21; D.D., par. 56; Masterpiece Inc. c. Alavida Lifestyles Inc., 2011 CSC 27, [2011] 2 R.C.S. 387, par. 76).

[19] Pour parer à ces dangers, la Cour dans l’arrêt Mohan a établi une structure de base à deux volets définissant les règles d’admissibilité du témoignage d’opinion d’un expert. En premier lieu, celui qui cherche à faire admettre une preuve d’opinion émanant d’un expert doit démontrer qu’elle satisfait à quatre critères : (1) la pertinence; (2) la nécessité d’aider le juge des faits; (3) l’absence de toute règle d’exclusion; (4) la qualification suffisante de l’expert (Mohan, p. 20-25; voir également Sekhon, par. 43). L’arrêt Mohan insiste par ailleurs sur le rôle important du juge du procès pour déterminer si une preuve d’expert par ailleurs admissible devrait être exclue parce que sa valeur probante est surpassée par son effet préjudiciable — un pouvoir discrétionnaire résiduel permettant d’exclure une preuve à l’issue d’une analyse coût-bénéfices (p. 21). Il s’agit du second volet de la structure, mis en évidence par la jurisprudence ultérieure (Lederman, Bryant et Fuerst, p. 789-790; J.-L.J., par. 28).

[20] L’arrêt Mohan et la jurisprudence ultérieure ne précisent toutefois pas comment cette analyse « du coût et des bénéfices » s’inscrit dans l’analyse globale. La Cour dans cet arrêt procède à l’analyse coût-bénéfices relativement à certains des quatre critères, mais elle fait aussi observer qu’une telle analyse peut relever de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire général qui permet d’exclure une preuve dont la valeur probante ne justifie pas son admission, compte tenu de ses effets potentiellement préjudiciables (p. 21). Depuis l’arrêt Mohan, la jurisprudence s’est également intéressée à des aspects particuliers du témoignage d’opinion d’un expert, mais souvent sans expliciter la place qu’occupent ces autres préoccupations dans l’analyse. Cependant, la jurisprudence, dans son ensemble, tend indubitablement à resserrer les critères d’admissibilité et à renforcer le rôle de gardien du juge.

[21] Par exemple, le critère de nécessité a été mis en évidence dans des décisions telles que D.D. La majorité y souligne que l’exigence de nécessité « vise à ce que les dangers liés à la preuve d’expert ne soient pas traités à la légère », ajoutant que « [l]a simple pertinence ou “utilité” ne suffit pas » (par. 46). D’autres décisions ont abordé la fiabilité des principes scientifiques à la base d’une opinion et, en fait, des éléments de preuve techniques en général (J.-L.J.; R. c. Trochym, 2007 CSC 6, [2007] 1 R.C.S. 239). Toutefois, on ne sait toujours pas où exactement, dans l’analyse globale, s’inscrivent l’analyse coût-bénéfices et les préoccupations comme celles relatives à la fiabilité.

[22] L’arrêt Abbey (ONCA) a apporté des précisions utiles en scindant la démarche en deux temps. Je suis d’avis de l’adopter, à peu de choses près.

[23] Dans un premier temps, celui qui veut présenter le témoignage doit démontrer qu’il satisfait aux critères d’admissibilité, soit les quatre critères énoncés dans l’arrêt Mohan, à savoir la pertinence, la nécessité, l’absence de toute règle d’exclusion et la qualification suffisante de l’expert. De plus, dans le cas d’une opinion fondée sur une science nouvelle ou contestée ou sur une science utilisée à des fins nouvelles, la fiabilité des principes scientifiques étayant la preuve doit être démontrée (J.-L.J., par. 33, 35-36 et 47;Trochym, par. 27; Lederman, Bryant et Fuerst, p. 788-789 et 800-801). Le critère de la pertinence, à ce stade, s’entend de la pertinence logique (Abbey (ONCA), par. 82; J.-L.J., par. 47). Tout témoignage qui ne satisfait pas à ces critères devrait être exclu. Il est à noter qu’à mon avis, la nécessité demeure un critère (D.D., par. 57; voir D. M. Paciocco et L. Stuesser, The Law of Evidence (7e éd. 2015), p. 209-210; R. c. Boswell, 2011 ONCA 283, 85 C.R. (6th) 290, par. 13; R. c. C. (M.), 2014 ONCA 611, 13 C.R. (7th) 396, par. 72).

[24] Dans un deuxième temps, le juge-gardien exerce son pouvoir discrétionnaire en soupesant les risques et les bénéfices éventuels que présente l’admission du témoignage, afin de décider si les premiers sont justifiés par les seconds. Cet exercice nécessaire de pondération a été décrit de plusieurs façons. Dans l’arrêt Mohan, le juge Sopinka parle du « facteur fiabilité-effet » (p. 21), tandis que, dans l’arrêt J.-L.J., le juge Binnie renvoie à « la pertinence, la fiabilité et la nécessité par rapport au délai, au préjudice, à la confusion qui peuvent résulter » (par. 47). Le juge Doherty résume bien la question dans l’arrêt Abbey, lorsqu’il explique que [traduction] « le juge du procès doit décider si le témoignage d’expert qui satisfait aux conditions préalables à l’admissibilité est assez avantageux pour le procès pour justifier son admission malgré le préjudice potentiel, pour le procès, qui peut découler de son admission » (par. 76).

[25] Le cadre analytique ainsi délimité, penchons-nous sur la nature de l’obligation de l’expert envers le tribunal et voyons comment elle s’inscrit dans ce cadre.

[…]

[32] Trois concepts apparentés sont à la base des diverses définitions de l’obligation de l’expert, à savoir l’impartialité, l’indépendance et l’absence de parti pris. L’opinion de l’expert doit être impartiale, en ce sens qu’elle découle d’un examen objectif des questions à trancher. Elle doit être indépendante, c’est-à-dire qu’elle doit être le fruit du jugement indépendant de l’expert, non influencée par la partie pour qui il témoigne ou l’issue du litige. Elle doit être exempte de parti pris, en ce sens qu’elle ne doit pas favoriser injustement la position d’une partie au détriment de celle de l’autre. Le critère décisif est que l’opinion de l’expert ne changerait pas, peu importe la partie qui aurait retenu ses services (P. Michell et R. Mandhane, « The Uncertain Duty of the Expert Witness » (2005), 42 Alta. L. Rev. 635, p. 638-639). Ces concepts, il va sans dire, doivent être appliqués aux réalités du débat contradictoire. Les experts sont généralement engagés, mandatés et payés par l’un des adversaires. Ces faits, à eux seuls, ne compromettent pas l’indépendance, l’impartialité ni l’absence de parti pris de l’expert.

[…]

[34] Dans la présente section, j’explique pourquoi je réponds par l’affirmative à ces deux questions : l’indépendance et l’impartialité de l’expert proposé jouent au regard de l’admissibilité de son témoignage plutôt que simplement de la valeur probante de celui-ci, et l’obligation de l’expert constitue un critère d’admissibilité. Une fois qu’il est satisfait à ce critère, toute réserve qui demeure quant à savoir si l’expert s’est conformé à son obligation devrait être examinée dans le cadre de l’analyse coût-bénéfices qu’effectue le juge dans l’exercice de son rôle de gardien.

[…]

[45] Conformément à ce qui me semble le courant prédominant dans la jurisprudence canadienne, je suis d’avis que le manque d’indépendance et d’impartialité d’un expert joue au regard tant de l’admissibilité de son témoignage que de la valeur du témoignage, s’il est admis. Cette façon de voir semble s’accorder davantage avec l’économie générale de notre droit en ce qui concerne les témoignages d’experts et l’importance que notre jurisprudence accorde au rôle de gardien exercé par les juges de première instance. Le juge Binnie cerne bien l’optique canadienne dans l’arrêt J.-L.J. : « La question de l’admissibilité d’une preuve d’expert devrait être examinée minutieusement au moment où elle est soulevée, et cette preuve ne devrait pas être admise trop facilement pour le motif que toutes ses faiblesses peuvent en fin de compte avoir une incidence sur son poids plutôt que sur son admissibilité » (par. 28).

[…]

[49] Ce critère n’est pas particulièrement exigeant, et il sera probablement très rare que le témoignage de l’expert proposé soit jugé inadmissible au motif qu’il ne satisfait pas au critère. Le juge de première instance doit déterminer, compte tenu tant de la situation particulière de l’expert que de la teneur du témoignage proposé, si l’expert peut ou veut s’acquitter de sa principale obligation envers le tribunal. Par exemple, c’est la nature et le degré de l’intérêt ou des rapports qu’a l’expert avec l’instance ou une partie qui importent, et non leur simple existence : un intérêt ou un rapport quelconque ne rend pas d’emblée la preuve de l’expert proposé inadmissible. Dans la plupart des cas, l’existence d’une simple relation d’emploi entre l’expert et la partie qui le cite n’emporte pas l’inadmissibilité de la preuve. En revanche, un intérêt financier direct dans l’issue du litige suscite des préoccupations. Il en va ainsi des liens familiaux étroits avec une partie et des situations où l’expert proposé s’expose à une responsabilité professionnelle si le tribunal ne retient pas son opinion. De même, l’expert qui, dans sa déposition ou d’une autre manière, se fait le défenseur d’une partie ne peut ou ne veut manifestement pas s’acquitter de sa principale obligation envers le tribunal. Je tiens à souligner que la décision d’exclure le témoignage à la première étape de l’analyse pour non-conformité aux critères d’admissibilité ne devrait être prise que dans les cas manifestes où l’expert proposé ne peut ou ne veut fournir une preuve juste, objective et impartiale. Dans les autres cas, le témoignage ne devrait pas être exclu d’office, et son admissibilité sera déterminée à l’issue d’une pondération globale du coût et des bénéfices de son admission.

[…]

(2) Le pouvoir discrétionnaire du juge en tant que « gardien »

[54] La constatation que le témoignage de l’expert satisfait aux critères ne met pas fin à l’analyse. Conformément au cadre établi dans la foulée de l’arrêt Mohan dont nous avons discuté précédemment, le juge doit encore tenir compte des réserves émises quant à l’indépendance et à l’impartialité de l’expert lorsqu’il évalue la preuve à l’étape où il exerce son rôle de gardien. Il peut être utile de concevoir la pertinence, la nécessité, la fiabilité et l’absence de parti pris comme autant d’éléments d’un examen en deux temps, qui entrent en ligne de compte à la première étape, celle qui sert à déterminer s’il est satisfait aux critères d’admissibilité, et jouent également un rôle à la deuxième, dans la pondération des considérations concurrentes globales relatives à l’admissibilité. Au bout du compte, le juge doit être convaincu que les risques liés au témoignage de l’expert ne l’emportent pas sur l’utilité possible de celui-ci.

IX.  L’analyse

[74]  Je confirme que l’analyse exposée dans l’arrêt White Burgess s’applique au Tribunal dans le contexte de la Loi. Des arbitres antérieurs du Tribunal ont mis en balance  les arrêts Mohan et Abbey et la Loi, et je suis éclairée et guidée par ces décisions dans la présente analyse de l’arrêt White Burgess. Je suis tenue par la Loi d’analyser en détail le rapport du Dr Belchetz et les titres de compétence présentés dans son curriculum vitæ, conformément à l’arrêt White Burgess, en vue de déterminer si le Dr Belchetz devrait fournir un témoignage d’expert, voire un témoignage quelconque à l’instruction.

A.  L’indépendance et l’impartialité

[75]  Le Dr Belchetz a signé un formulaire d’attestation de l’obligation de l’expert, reconnaissant ainsi qu’il est tenu de fournir un témoignage d’opinion équitable, objectif et impartial et un témoignage d’opinion qui ne porte que sur des questions relevant de son domaine de compétence. Le plaignant soutient qu’indépendamment de la signature de cette attestation, le rapport du Dr Belchetz n’est ni indépendant ni impartial.

[76]  Le Dr Belchetz est un médecin dont l’intimé a retenu les services pour les seuls besoins de la présente instruction, ce qui, d’après le paragraphe 35 de l’arrêt Kon Construction, est le type de témoignage d’expert auquel s’applique l’arrêt White Burgess, étant donné que le risque de préjudice pour l’instance est plus élevé dans le cas des [traduction] « experts en matière de litige ».

[77]  Le Dr Belchetz reconnaît qu’il n’a pas rencontré le plaignant ou la Dre Bautista, pas plus qu’il ne leur a parlé. Les commentaires qu’il fait dans sa lettre du 21 juin 2016 répondent directement à des questions suggestives et pointues qui, le reconnaît l’intimé, font état des mêmes critiques à l’endroit de la Dre Bautista que celles qui sont mentionnées dans son EP et son EPM. Le Dr Belchetz souscrit aux questions de l’intimé sur les lacunes relevées dans la norme de soins, le processus diagnostique, les notes, le rapport et la tenue de dossiers de la Dre Bautista.

[78]  Le Dr Belchetz ne fournit aucune observation ou opinion spontanée et indépendante. Son témoignage ne semble pas être « […] le fruit du jugement indépendant de l’expert, non influenc[é] par la partie pour qui il témoigne […] ». L’accord qu’exprime le Dr Belchetz à l’égard des critiques que formule l’intimé à propos de la Dre Bautista semble intéressé et défend la position de l’intimé.

B.  La pertinence et la nécessité d’aider le juge des faits

[79]  L’intimé et la Commission soutiennent que le témoignage d’opinion du Dr Belchetz peut être pertinent et nécessaire pour que l’intimé réponde entièrement à la plainte et présente une explication ou une justification quelconque au sujet de ses pratiques en matière d’emploi.

[80]  Je prendrai en considération le rapport du Dr Belchetz ainsi que la législation et la jurisprudence applicables pour déterminer si le témoignage d’opinion du Dr Belchetz est censément pertinent à l’égard de l’une ou l’autre question et s’il peut aider à avancer la cause de l’intimé sans usurper le rôle d’arbitre que je joue en l’espèce.

[81]  La plainte dont il est ici question est déposée en vertu des articles 3, 7 et 10 de la Loi :

3. (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

[…]

3.1 Il est entendu que les actes discriminatoires comprennent les actes fondés sur un ou plusieurs motifs de distinction illicite ou l’effet combiné de plusieurs motifs.

[…]

7. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

[…]

10. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel.

[82]  Le terme « déficience » est défini à l’article 25 de la Loi :

déficience Déficience physique ou mentale, qu’elle soit présente ou passée, y compris le défigurement ainsi que la dépendance, présente ou passée, envers l’alcool ou la drogue.

[83]  Dans son EP et son EPM, l’intimé fait référence à la déficience du type « stress » du plaignant, ce qui sous-entend qu’il ne pensait pas que la Dre Bautista avait diagnostiqué convenablement ou entièrement le plaignant et que celui-ci ne souffrait peut-être pas d’une déficience légitime. Lors des CTGI, l’intimé a confirmé qu’il ne croyait pas que le plaignant souffrait d’une déficience au sens de la Loi, et il a affirmé qu’il n’aurait pas pu se livrer à des pratiques en matière d’emploi qui constituaient un acte discriminatoire fondé sur la déficience.

[84]  Le Tribunal doit déterminer si le plaignant établit une preuve prima facie de discrimination au vu des éléments de preuve présentés, et cela inclut le fait de déterminer si le plaignant souffre d’une déficience au sens de la Loi.

[85]  Dans la décision Audet c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2006 TCDP 25, il a été considéré que la définition d’une déficience au sens de l’article 25 de la Loi désigne « tout handicap physique ou mental qui occasionne une limitation fonctionnelle ou qui est associé à la perception d’un handicap ». Dans cette affaire, l’employeur a considéré que l’épilepsie dont souffrait M. Audet, ainsi que les crises qui en découlaient, l’empêchaient de fonctionner dans un poste critique sur le plan de la sécurité. Il a été conclu que son état était une déficience au sens de la Loi.

[86]  L’arrêt Desormeaux c. Commission de transport d’Ottawa-Carleton, 2005 CarswellNat 2005 CAF 311, autorisation d’interjeter appel refusée par 2006 CarswellNat 621, 2006 CarswellNat 620 (C.S.C.), avait trait à un appel d’une décision de la Cour fédérale du Canada, qui avait annulé une décision par laquelle le Tribunal avait confirmé une plainte de discrimination pour cause de déficience. La plainte avait pris naissance après qu’OC Transpo avait congédié Mme Desormeaux pour absentéisme innocent dû à ses migraines. Le Tribunal avait conclu que les maux de tête de Mme Desormeaux constituaient une déficience pour les besoins de la Loi et, au stade du contrôle judiciaire, la Cour fédérale avait statué que la conclusion du Tribunal sur la déficience était déraisonnable.

[87]  La Cour d’appel fédérale a accueilli l’appel et a fait remarquer que le Tribunal avait droit à un degré de déférence considérable, compte tenu des éléments de preuve relatifs aux maux de tête de la plaignante qui lui avaient été soumis; elle a conclu que le Tribunal aurait pu conclure raisonnablement qu’il s’agissait d’une déficience en raison des maux de tête, qu’il s’agisse de migraines, de céphalées de tension ou de quelque autre genre de dysfonctionnement de cette nature.

[88]  Dans la décision Dupuis c. Canada (Procureur général), 2010 CF 511, la Cour a confirmé que la maladie mentale, qui peut revêtir des formes diverses et variables, ou la perception que l’employeur en a, est une déficience au sens de l’article 25 de la Loi. Elle a fait remarquer qu’un employé peut ne pas être conscient qu’il souffre d’une maladie mentale, de sorte qu’il est possible que cet employé ne consulte jamais un médecin ou n’avise jamais l’employeur qu’il a besoin de mesures d’accommodement. Elle a déclaré que si un gestionnaire est en mesure de déceler un changement de comportement qui peut être attribuable à un trouble d’ordre mental, il lui incombe de déterminer si des mesures d’accommodement sont nécessaires.

[89]  Dans la décision Desrosiers c. Société canadienne des postes, 2003 TCDP 26, il a été conclu que les maux de dos du plaignant étaient une déficience au sens de la Loi. Comme le Tribunal l’a écrit au paragraphe 34 :

[…] [U]ne déficience peut résulter aussi bien d’une limitation physique que d’une perception de limitation ou d’une combinaison des deux. [Voir Québec (C.D.P.D.J. c. Montréal (Ville), [2000] 1 R.C.S. 665, par. 79.] Le tribunal doit donc dans sa détermination de la question à savoir s’il existe ou non une déficience tenir compte non seulement de la situation médicale du plaignant mais aussi des circonstances dans lesquelles une distinction est faite. En d’autres mots, dans le cadre de l’acte reproché à un employeur, le tribunal doit se demander, entre autres, si une affectation réelle ou perçue engendre pour le plaignant la perte ou la diminution des possibilités de participer à la vie collective au même titre que les autres. […]

[90]  Au vu des décisions susmentionnées, la question de savoir si le plaignant, en l’espèce, souffrait d’une déficience ou si l’intimé a perçu qu’il souffrait d’une déficience, au sens de l’article 25 de la Loi, est une conclusion de fait que le Tribunal doit tirer en se fondant sur les témoins qui fournissent des preuves sur les limites du plaignant, le cas échéant, ainsi que sur la perception qu’a l’intimé de ces limites, le cas échéant.

[91]  La question de savoir si le plaignant souffre d’une déficience requiert une analyse juridique qui relève de la compétence du Tribunal. Ce dernier ne délèguera pas la détermination de la déficience aux témoins. Conformément aux décisions que le Tribunal a rendues dans les affaires Brooks, Gaucher et AFPC, les preuves qui visent à usurper la fonction de recherche de faits et d’analyse juridique du Tribunal sont inadmissibles.

[92]  Si le plaignant établit une preuve prima facie de discrimination, l’intimé est peut-être en mesure d’établir que ses pratiques en matière d’emploi étaient fondées sur une exigence professionnelle justifiée et n’étaient donc pas discriminatoires au sens de l’article 15 de la Loi :

15. (1) Ne constituent pas des actes discriminatoires :

a) les refus, exclusions, expulsions, suspensions, restrictions, conditions ou préférences de l’employeur qui démontre qu’ils découlent d’exigences professionnelles justifiées;

[…]

(2) Les faits prévus à l’alinéa (1)a) sont des exigences professionnelles justifiées ou un motif justifiable, au sens de l’alinéa (1)g), s’il est démontré que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.

[93]  La Commission a laissé entendre que la question de savoir si le plaignant pouvait travailler en toute sécurité est pertinente pour la défense d’exigence professionnelle justifiée qu’invoque l’intimé.

[94]  L’intimé reconnaît que le Dr Belchetz n’a joué aucun rôle consultatif dans le cadre des faits qui ont mené au licenciement du plaignant. Il n’y a aucune pertinence évidente du rapport du Dr Belchetz vis-à-vis de l’article 15, et l’intimé n’a fait état d’aucune pertinence vis-à-vis de cet article dans son EP, son EPM ou ses observations.

[95]  Selon l’EP et l’EPM de l’intimé, ainsi que le rapport du Dr Belchetz, l’intimé produira des éléments de preuve ou contre-interrogera la Dre Bautista au sujet de son diagnostic de l’état du plaignant et le fondement de sa demande d’effectuer un nombre précisé d’heures de travail. Avant 2010, il s’agissait d’un plafond de 45 heures par semaine et, en 2010, d’une plage de 40 à 42 heures.

[96]  Dans son EP et son EPM, l’intimé soutient que le manque d’évaluations et de preuves médicales permettant d’étayer l’opinion de la Dre Bautista selon laquelle le plaignant avait besoin d’une limite hebdomadaire de 40 à 42 heures de travail l’a amené à se demander si le plaignant était même apte à travailler en toute sécurité. L’intimé produira une preuve sur sa réaction aux notes et aux rapports de la Dre Bautista ainsi que sur les mesures qui en ont découlé, ce qui est pertinent à l’égard de l’article 15.

[97]  D’après l’EP, l’EPM et les observations de l’intimé, le rapport du Dr Belchetz semble avoir pour objet de discréditer la Dre Bautista en critiquant son diagnostic de l’état du plaignant, ou l’absence de diagnostic, et de mettre en doute le fondement de l’opinion de la Dre Bautista selon laquelle le plaignant avait besoin d’un nombre réduit d’heures de travail à l’époque en cause, ou le fait de savoir s’il était même apte à travailler en toute sécurité. L’intimé contre-interrogera la Dre Bautista sur ces points. Le Tribunal exercera sa fonction pour évaluer la fiabilité et la crédibilité de la Dre Bautista et déterminer le poids à accorder à son témoignage, dans la mesure où celui-ci est pertinent pour la manière dont le Tribunal tranchera les questions en litige en l’espèce.

[98]  Dans son rapport, le Dr Belchetz a convenu avec l’avocat de l’intimé que les notes et les rapports de la Dre Bautista l’ont amené à se demander si le plaignant pouvait accomplir son travail en toute sécurité, même si l’on réduisait le nombre d’heures. Le témoignage du Dr Belchetz a pour but d’étayer, de manière intéressée, le contre‑interrogatoire auquel l’intimé soumettra la Dre Bautista ainsi que d’autres témoins du plaignant, de même que la preuve qu’il présentera. Cela est peut-être bien pertinent et utile pour l’intimé, mais il s’agit d’une preuve intéressée qui appuie la cause de l’intimé sous le couvert d’un témoignage d’expert.

[99]  Le rapport de la Dre Bautista ne contient pas de renseignements scientifiques ou techniques qui exigent le témoignage d’un expert pour éclairer le Tribunal. Le rapport du Dr Belchetz n’est pas fondé sur une évaluation ou des recherches objectives – ses observations pourraient être faites par un profane. L’intimé peut critiquer la Dre Bautista en recourant au témoignage de ses témoins, au contre-interrogatoire des témoins du plaignant, ainsi qu’aux observations de son avocat.

[100]  Je conclus que le témoignage n’est ni pertinent ni nécessaire pour faire avancer la cause de l’intimé et que le Tribunal n’en a pas besoin pour évaluer la crédibilité et la fiabilité de la Dre Bautista. Le rapport du Dr Belchetz n’est pas nécessaire pour que le Tribunal tire des inférences et des conclusions de fait en vue de trancher les questions qui sont en litige en l’espèce. Je considère que la présentation des inférences toutes faites du Dr Belchetz, qui sont fondées sur des observations de l’intimé, sont une tentative pour usurper le rôle que joue le Tribunal en tant que juge des faits.

C.  L’absence de toute règle d’exclusion

[101]  Il n’y a aucune règle d’exclusion. Le rapport du Dr Belchetz concorde avec la forme qu’exige le paragraphe 6(3) des Règles.

D.  La qualification suffisante de l’expert

[102]  L’avocat de l’intimé qualifie le témoignage du Dr Belchetz [traduction] « [d’]examen effectué par un pair expert » et le Dr Belchetz dit que l’on a retenu ses services à titre [traduction] « [d’]expert objectif en la matière ». Ces termes sont trop généraux et vagues pour être décrits comme des [traduction] « domaines de compétence ».

[103]  Le curriculum vitæ du Dr Belchetz indique qu’il a obtenu son diplôme de médecine en 2000 et qu’il a terminé une résidence en médecine familiale et a été agréé par le Collège des médecins de famille du Canada en 2004. Depuis lors, il a travaillé comme urgentiste et a suivi une formation supplémentaire en traumatologie et en réanimation cardiaque avancée.

[104]  Le Dr Belchetz dit qu’il est un [traduction] « expert invité » auprès de Global News et CTV/Bell Media, et il énumère ses articles qui ont été publiés dans des journaux. Il n’indique aucune recherche, aucun texte universitaire ni aucune expérience de l’enseignement en matière d’examen par les pairs dans le domaine de la médecine familiale. Il ne fait état d’aucune formation ou expérience à l’égard des examens par les pairs en médecine familiale.

[105]  Je ne suis pas d’avis que le Dr Belchetz est un expert qui possède une qualification suffisante pour fournir la preuve d’opinion incluse dans son rapport, principalement parce que, selon moi, son opinion n’est rien de plus qu’une inférence toute faite de doutes quant à la crédibilité et à la fiabilité des notes et des rapports de la Dre Bautista, une inférence qui découle des critiques sur la manière dont cette dernière exerce la médecine. Je crois qu’un profane éclairé pourrait faire les mêmes critiques et arriver aux mêmes conclusions, surtout si l’intimé a suggéré les points préoccupants, comme il l’a fait, au Dr Belchetz.

E.  L’analyse coûts-bénéfices

[106]  Après une gestion d’instance ordinaire en 2015 et en 2016, au mois d’avril 2016 l’instruction a été fixée pour une durée de deux semaines débutant le 6 juin 2016. Le 2 juin 2016, l’intimé a demandé et obtenu un ajournement jusqu’en août 2016. À la CTGI du 9 juin 2016, il a indiqué qu’il avait retenu les services du Dr Belchetz pour critiquer les rapports et les dossiers médicaux de la Dre Bautista qui avaient été transmis en septembre 2015. En réponse, le plaignant a demandé que l’instruction soit ajournée du 13 juin jusqu’en août 2016, ce qui a été accordé.

[107]  L’intimé n’a pas expliqué pourquoi il avait commandé le rapport du Dr Belchetz à un moment aussi proche de l’instruction, ni expliqué en quoi le rapport était pertinent et nécessaire à sa cause. Le nouveau rapport du Dr Belchetz a eu pour effet de retarder l’instruction jusqu’au moins le mois d’août 2016 et d’augmenter les frais juridiques de toutes les parties, en raison de cette requête interlocutoire du plaignant.

[108]  L’intimé soutient qu’aux termes de l’alinéa 50(3)c), je devrais de toute façon autoriser le Dr Belchetz à témoigner, même s’il n’a pas la qualification d’un expert, et décider plus tard quel poids accorder à son témoignage.

[109]  L’arrêt White Burgess impose une fonction de « gardien » à l’égard des témoignages d’expert. Après avoir pris en considération les facteurs de l’indépendance et de l’impartialité, de la pertinence, de la nécessité et de la qualification de l’expert, il faut prendre aussi en compte les bénéfices du témoignage, y compris sa valeur probante, par rapport au risque de préjudice pour l’instruction ou pour les autres parties. À ce stade, on examine de nouveau l’indépendance et l’impartialité du Dr Belchetz dans le cadre de l’analyse des coûts-bénéfices (paragraphe 34 de l’arrêt White Burgess). Le paragraphe 18 de l’arrêt White Burgess énumère les risques possibles pour l’instruction, dont une instruction retardée, un ajournement, une hausse des coûts, des audiences plus longues, un degré de déférence inapproprié envers l’expert, la science de pacotille et les batailles d’experts.

[110]  J’ai déjà fait état de mon inquiétude que le témoignage du Dr Belchetz est une tentative pour usurper la fonction d’inférence et de recherche de faits du Tribunal en demandant à ce dernier d’accepter les critiques du Dr Belchetz à l’endroit de la Dre Bautista, des critiques qui, en réalité, sont celles de l’intimé envers la Dre Bautista.

[111]  Le paragraphe 48.9(1) exige que l’instruction se déroule de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle. Si je fais droit au témoignage du Dr Belchetz, il est possible que le plaignant sollicite un autre ajournement. Il est possible aussi que le plaignant engage d’autres dépenses pour fournir une preuve en réponse, vraisemblablement de la part d’un troisième médecin, en vue de traiter de la crédibilité et de la fiabilité du témoignage du Dr Belchetz. Ce serait là une bataille d’experts au sujet de la crédibilité et de la fiabilité de chaque médecin, ce qui n’a aucune pertinence manifeste à l’égard des questions que le Tribunal doit trancher.

[112]  À mon avis, la prolongation, le retard et le coût accru de l’instruction qu’entraînerait le fait d’autoriser le témoignage du Dr Belchetz et de donner au plaignant la possibilité d’y répondre sont un risque inutile pour l’intégrité du processus d’instruction et le préjudice causé au plaignant, compte tenu de l’utilité restreinte du témoignage du Dr Belchetz.

X.  Conclusion

[113]  La requête du plaignant en vue de faire exclure le rapport et le témoignage de vive voix du Dr Belchetz est accueillie.

Signé par

J. Dena Bryan

Membre instructrice

Ottawa (Ontario)

Le 19 août 2016

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