Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

Todd Chaudhary

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Smoother Movers

l'intimée

Décision

Membre : Susheel Gupta

Date : Le 6 juin 2013

Référence : 2013 TCDP 15



I.                   La plainte

[1]               Le 7 octobre 2010, en application de l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C., 1985, ch. H‑6 (la Loi), la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a demandé au président du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) d’instruire la plainte de Todd Chaudhary (le plaignant) à l’encontre de Smoother Movers (l’intimée).

[2]               Le plaignant allègue qu’au cours de l’emploi qu’il a exercé auprès de l’intimée, il a été victime de discrimination et de harcèlement, au sens des articles 7 et 14 de la Loi, du fait de sa race, de son origine nationale ou ethnique, de sa couleur et de son sexe.

[3]               Le Tribunal a instruit la présente affaire du 10 au 12 juillet 2012, à Vancouver (Colombie-Britannique).

II.                Le contexte

[4]               Le plaignant a initialement déposé sa plainte auprès du British Columbia Human Rights Tribunal (le Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique, ou le Tribunal de la C.‑B.) le 6 février 2008.

[5]               Au début de l’audience devant le Tribunal de la C.-B., tenue le 10 mars 2009, l’intimée a fait valoir que le tribunal n’avait pas compétence pour statuer sur la plainte. Dans un affidavit, Doug Bensley, faisant affaires sous la raison sociale de Smoother Movers, a affirmé sous serment : [traduction] « […] que son entreprise, de façon régulière et continue, dans le passé et actuellement, mène environ 30 % de ses activités – ramassages et livraisons – dans d’autres provinces du Canada et aux États-Unis » (Chaudhary c. Smoother Movers, 2009 BCHRT 111, au paragraphe 2 [Chaudhary]).

[6]               Le Tribunal de la C.-B. a reconnu que Smoother Movers mène de façon régulière et continue des activités de transport extraprovinciales, qui relèvent de la compétence fédérale, et il a conclu que la plainte n’était pas de son ressort (voir Chaudhary, aux paragraphes 8 et 9).

[7]               Le plaignant a déposé par la suite la plainte dont il est question en l’espèce auprès de la Commission canadienne des droits de la personne le 23 juin 2009.

III.             Les requêtes en rejet

[8]               L’intimée a déposé deux requêtes en vue de faire rejeter la plainte. Le premier avis de requête, daté du 22 mars 2012, est fondé sur le temps écoulé avant d’obtenir une audience. Le second avis de requête, daté du 24 avril 2013, est fondé sur le temps écoulé avant de parvenir à une décision.

[9]               Le Tribunal est tenu de veiller à ce que les parties qui se présentent devant lui aient la possibilité pleine et entière de comparaître à l’instruction, de présenter des éléments de preuve et de formuler des observations (voir le paragraphe 50(1) de la Loi). À cet égard, un retard peut compromettre les chances qu’a une partie de présenter sa position :

Lorsqu’un délai compromet la capacité d’une partie de répondre à la plainte portée contre elle, notamment parce que ses souvenirs se sont estompés, parce que des témoins essentiels sont décédés ou ne sont pas disponibles ou parce que des éléments de preuve ont été perdus, le délai dans les procédures administratives peut être invoqué pour contester la validité de ces procédures et pour justifier réparation […]. Il est donc reconnu que les principes de justice naturelle et l’obligation d’agir équitablement comprennent le droit à une audience équitable et qu’il est possible de remédier au délai injustifié dans des procédures administratives qui compromettent l’équité de l’audience […].

(Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, au paragraphe 102 [Blencoe])

[10]           Cependant, « le délai ne justifie pas, à lui seul, un arrêt des procédures [en tant qu’] abus de procédure en common law » (Blencoe, au paragraphe 101). Selon les juges majoritaires de la Cour suprême, « il faut prouver qu’un délai inacceptable a causé un préjudice important » (Blencoe, au paragraphe 101; voir aussi Grover c. Conseil national de recherche du Canada, 2009 TCDP 1, aux paragraphes 40 à 43, et Grover c. Canada (Procureur général), 2010 CF 320, aux paragraphes 29 et 30).

A.                La requête du 22 mars 2012

[11]           La première requête en rejet a été entendue dans le cadre de l’audience tenue du 10 au 12 juillet 2012.

[12]           La requête de l’intimée est fondée sur le temps qui s’est écoulé entre les dates auxquelles ont eu lieu les présumés incidents qui sont à l’origine de la plainte et la date de la tenue de l’audience devant le Tribunal, soit plus de quatre ans. Selon l’intimée, ce retard est déraisonnable et lui a causé préjudice pour ce qui est d’opposer une défense pleine et entière à la plainte. Plus précisément, elle soutient que des témoins ne sont plus disponibles ou ne se souviennent plus clairement  des faits et des questions de preuve qui se rapportent à la présente affaire.

[13]           L’intimée a nommé deux témoins qui n’étaient pas en mesure d’assister à l’audience. Le témoignage de ces deux personnes aurait été important pour sa défense. Le premier témoin potentiel, Jason Pilay, que l’intimée a qualifié de personne sans domicile fixe, qui a travaillé pour elle pendant la période de trois jours qui était à l’origine de la plainte et que le plaignant a  nommée dans sa plainte, était introuvable. Selon l’intimée, il est déraisonnable de s’attendre à pouvoir trouver après quatre ans et demi une personne qui vit dans un refuge pour sans-abri. Le second témoin potentiel, Jim Postlethwaite, lui aussi nommé par le plaignant dans l’énoncé des précisions relatif à la plainte, a été cité à comparaître, mais n’a pu assister à l’audience, car, à ce moment-là, il était incarcéré à l’étranger. Selon l’intimée, M. Postlethwaite était disponible au cours des quatre dernières précédentes et, si l’affaire s’était déroulée en temps opportun, elle aurait pu bénéficier de son témoignage.

[14]           Malgré qu’elle soit au courant des allégations du plaignant depuis 2008 et du fait que M. Pilay est sans domicile fixe, l’intimée a dit ne pas avoir tenté de trouver M. Pilay avant que la Commission commence à faire enquête sur la plainte, ce qui, au plus tôt, aurait été un certain temps après le 23 juin 2009, date à laquelle M. Chaudhary a déposé sa plainte auprès de la Commission, après l’audience du Tribunal de la C.-B. L’intimée a déclaré que la dernière fois qu’elle avait tenté de trouver M. Pilay, c’était au moins deux ans avant la date de l’audience. Une fois qu’une date d’audience a été fixée, rien n’a été fait pour retrouver M. Pilay. Dans le même ordre d’idées, l’intimée a déclaré qu’elle prévoyait que M. Postlethwaite serait mis en liberté avant la date de l’audience et qu’elle espérait que ce dernier soit donc en mesure d’y assister. Cependant, une fois que l’intimée a pris connaissance de la situation de M. Postlethwaite et, par la suite, du fait que celui-ci ne serait pas en mesure d’assister à l’audience, elle n’a pas demandé au Tribunal d’ajourner l’instance ni cherché d’autres moyens d’obtenir son témoignage. J’en conclus que même si l’indisponibilité de ces deux témoins peut avoir porté préjudice à l’intimée, cette situation est imputable à la propre inaction de cette dernière, et non à un retard en soi.

[15]           L’intimée a quand même fait comparaître trois témoins à l’audience : Doug Bensley, Brad Burke et Kevin Carson. Elle soutient toutefois qu’en raison du temps écoulé ces personnes ne se souviennent plus clairement des faits et des questions de preuve qui se rapportent à la présente affaire. Il m’a semblé que ces témoins, après les avoir entendus,  avaient une bonne connaissance et un bon souvenir des faits qui étaient à l’origine de la plainte. Ils ont été capables de témoigner seuls, sans notes ou autres aides, et se sont souvenus d’une bonne part des détails entourant les faits en question. Je n’admets donc pas non plus qu’à cause du temps écoulé dans la présente instance, les souvenirs des témoins sur l’une quelconque des questions clés soulevées dans la plainte se sont estompés ou que, de ce fait, cela a causé à l’intimée un préjudice important.

[16]           En conséquence, la requête du 22 mars 2012 de l’intimée est rejetée.

B.                 La requête du 24 avril 2013

[17]           Le fondement de la seconde requête en rejet est la Note de pratique no 1 du Tribunal, qui porte sur la tenue des audiences et la diffusion des décisions en temps opportun; ce document, daté du 22 octobre 2007 (voir, en ligne : http://chrt-tcdp.gc.ca/NS/about-apropos/download/pn-np-fra.asp) indique, notamment, ce qui suit :

De plus, le Tribunal est fermement résolu à respecter la directive du Parlement dans le paragraphe 48.9(1) et à parvenir à une décision dans un délai de quatre mois, aussi souvent que possible, conformément à son engagement envers les parlementaires et l’ensemble de la population canadienne.

[18]           Aux dires de l’intimée, plus de neuf mois se sont écoulés depuis la tenue de l’audience et il n’y a eu aucune explication ou excuse pour le temps mis à parvenir à une décision. À son avis, ce délai est inacceptable, car Smoother Movers se trouve sous l’œil du public, accusée de violations des droits de la personne, depuis plus de cinq ans. Elle  demande donc que la plainte soit rejetée.

[19]           Dans le cas présent, le Tribunal n’a pu respecter le délai prescrit de quatre mois avant de parvenir à une décision, mais, hormis le retard proprement dit, rien ne prouve que ce fait a porté préjudice à l’intimée en entachant sa réputation. Comme il a été dit plus tôt, « le délai ne justifie pas, à lui seul, un arrêt des procédures [en tant qu’] abus de procédure en common law » (Blencoe, aux paragraphes 115 à 121 et 133).

[20]           En conséquence, la requête datée du 24 avril 2013 de l’intimée est rejetée elle aussi.

IV.             Le fond de la plainte

A.                La preuve du plaignant

[21]           À l’audition de la présente affaire, le plaignant a donné sa version des faits qui étaient à l’origine de la plainte. Il se décrit comme un homme au teint brun, d’ascendance moyen‑orientale.

[22]           En décembre 2007, le plaignant a postulé un poste auprès de l’intimée. Selon lui, le poste en question était annoncé dans le site Web d’Emploi Canada et il s’agissait d’un poste permanent et à temps plein de chauffeur de camion de déménagement. Il soutient avoir été embauché, à ces conditions-là, par Doug Bensley, faisant affaires sous le nom de Smoother Movers.

[23]           Le plaignant a été au service de l’intimée durant trois jours, du 17 au 19 décembre 2007, période durant laquelle il a pris part au déménagement d’un bureau. On l’avait chargé, notamment, d’empaqueter des objets et de les déplacer depuis le bureau jusque dans un ascenseur, de les faire descendre jusqu’au camion de déménagement, de décharger ensuite les objets au nouvel emplacement du bureau, et, aussi, d’assembler à cet endroit des étagères et des postes de travail modulaires.

[24]           Le plaignant soutient que, dès le premier jour de travail, des employés de l’intimée ont tenu des propos discriminatoires au sujet de sa race, de son origine nationale ou ethnique et de sa couleur. Selon lui, le 17 décembre 2007, il se trouvait dans l’ascenseur, en train de faire descendre un chargement en compagnie d’un autre employé, Jim Postlethwaite. Le plaignant a relaté l’incident, au cours duquel il soutient qu’il aurait dit à M. Postlethwaite : [traduction] « aux États-Unis, ils ont supprimé le Hate Crimes Act [Loi sur les crimes haineux] ». Le plaignant allègue que, en réponse, M. Postlethwaite a fait un commentaire au sujet du fait qu’il voulait déménager aux États-Unis pour y créer un clan du KKK.

[25]           Le plaignant prétend que, le 17 décembre 2007 encore, un autre employé, Jason Pilay, n’a pas cessé de le traiter d’Indien dans l’aire où se trouvait la plateforme de chargement, à l’ancien emplacement du bureau. Il soutient avoir dit à M. Pilay : [traduction] « hé, dis donc, ce n’est pas très gentil ça, mon frère […] », mais, malheureusement, les remarques n’ont pas cessé.

[26]           Le plaignant soutient que, le 18 décembre 2007, un troisième employé, Brad Burke, a commencé à le traiter de [traduction] « nègre ». Il aurait demandé à cet homme de définir ce mot et il lui aurait expliqué que ce mot ne correspondait pas à sa définition. Le plaignant ajoute que, par la suite, ce mot a été prononcé souvent pendant toute la journée par les autres employés et, plus précisément, que M. Pilay a commencé à raconter des blagues en employant ce mot.

[27]           Le plaignant allègue que, le 18 décembre 2007 encore, un quatrième employé, Kevin Carson, a commencé à lui demander, en imitant l’accent indien : [traduction] « Du curry, tu en manges? » M. Carson aurait continué de lui poser la question à plusieurs reprises pendant que les deux faisaient monter un chargement dans l’ascenseur.

[28]           Le plaignant allègue que, le 18 décembre 2007 encore, pendant qu’ils faisaient descendre un chargement dans un ascenseur, qui était très chargé, M. Burke a commencé à se frotter les fesses contre lui. Ce geste l’a fort contrarié et il l’a fait savoir à M. Burke en sortant de l’ascenseur.

[29]           Le 19 décembre 2007, on a demandé au plaignant d’assembler une étagère. Selon lui, il fallait deux personnes pour exécuter cette tâche, mais les autres employés étaient tous peu disposés à l’aider et l’avaient laissé finir le travail tout seul. Pendant qu’il s’affairait à assembler l’étagère, Doug Bensley serait entré dans la pièce et aurait dit : [traduction] « Tu es incompétent. Es-tu en train de prendre ta retraite ici? » Le plaignant a estimé que cela voulait dire qu’il n’était pas capable de bien faire le travail et qu’il prenait trop de temps à l’exécuter.

[30]           Le plaignant soutient qu’alors qu’il avait presque terminé l’assemblage de l’étagère, M. Carson est entré dans la pièce; il lui a demandé pourquoi cela prenait tant de temps et il s’est penché comme s’il allait lui donner un coup de main. Le plaignant prétend toutefois que le pantalon de M. Carson était si bas qu’il lui a exhibé son fessier et qu’il est parti, sans l’aider. Dans un autre incident survenu le même jour, pendant qu’il s’occupait du montage d’une armoire, le pantalon de M. Burke était si bas que lui aussi lui a exhibé son fessier.

[31]           En outre, le 19 décembre 2007, le plaignant et quelques-uns des autres employés s’occupaient de mettre en place des postes de travail modulaires. Il a dit aux autres employés que les postes de travail n’étaient pas espacés comme il faut. Il prétend que, en réponse, MM. Burke, Carson et Pilay lui ont dit : [traduction] « tais-toi, reste où tu es et tiens la cloison du poste de travail ». Quand M. Postlethwaite, le chef d’équipe, est arrivé, le plaignant a tenté de lui expliquer que les postes de travail n’étaient pas espacés comme il faut, et M. Postlethwaite a commencé à lui crier après et lui a dit [traduction] « Rentre chez toi ». Le plaignant a répondu : [traduction] « Non, on continue le travail et on le finit. » Il a ajouté que M. Postlethwaite était venu le voir par la suite et avait dit qu’il était énervé parce qu’il avait eu un accident avec le camion de déménagement et s’était ensuite disputé avec le chauffeur d’une dépanneuse.

[32]           Le plaignant allègue que, le 19 décembre 2007, après son quart de travail, il n’a plus reçu d’heures de travail de l’intimée. Il aurait téléphoné à M. Bensley peu après le 19 décembre pour demander plus d’heures de travail et s’informer du moment où il serait payé. M. Bensley lui aurait parlé sur un ton brusque et lui aurait raccroché au nez. Le plaignant a fini par être payé pour ses trois quarts de travail, mais il n’est pas retourné travailler pour l’intimée. Il ajoute qu’en dépit du fait d’avoir été embauché comme chauffeur de camion de déménagement, jamais on ne lui donné la possibilité de conduire le camion.

B.                 Le plaignant a-t-il établi l’existence d’une preuve prima facie?

[33]           Dans une affaire soumise au Tribunal, le plaignant doit établir l’existence d’une preuve prima facie de discrimination. Une preuve prima facie « […] est celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur [du plaignant], en l’absence de réplique de [l’] intimé » (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 RCS 536, au paragraphe 28).

[34]           Compte tenu des commentaires racistes que les employés ont formulés à son égard, du fait que Doug Bensley l’a qualifié d’incompétent et du fait que les employés lui ont exhibé leur fessier, le plaignant est d’avis qu’il a été délibérément tourmenté et mis à part dans son milieu de travail. À cet égard, il soutient avoir été victime de discrimination et de harcèlement au sens de l’article 7 et de l’alinéa 14(1)c) de la Loi.

(i)                 Les allégations du plaignant au regard de l’alinéa 7a) de la Loi

[35]           Aux termes de l’alinéa 7a) de la Loi, le fait, par des moyens directs ou indirects, de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite. Dans les plaintes relevant de l’alinéa 7a), le plaignant est tenu d’établir l’existence d’un lien entre un motif de distinction illicite et la décision de l’employeur de refuser de l’employer ou de continuer de l’employer (voir Roopnarine c. Banque de Montréal, 2010 TCDP 5, au paragraphe 49). Cela dit, il n’est pas nécessaire que la distinction soit le seul motif de la décision; il suffit qu’il s’agisse d’un seul des facteurs  dans la décision (voir Holden c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1990] A.C.F. no 419 (C.A.F.) (QL), et Khiamal c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), 2009 CF 495, au paragraphe 61).

[36]           Au vu de la preuve que le plaignant a présentée, il est difficile de saisir pourquoi l’intimée ne lui a pas offert plus d’heures de travail après son quart de travail du 19 décembre 2007; aucune des deux parties n’est par la suite entrée en contact avec l’autre au sujet d’un travail additionnel ou d’un manque de travail. On pourrait dire qu’il ressort de la preuve du plaignant que l’intimée a peut-être eu des doutes au sujet de sa compétence. En fin de compte, le plaignant n’a pas été en mesure de montrer l’existence d’un lien entre un refus de continuer de l’employer, s’il y en avait un, et un motif illicite de distinction.

[37]           Le plaignant a témoigné qu’il n’avait pas pu porter à l’attention de M. Bensley la conduite discriminatoire reprochée qui avait eu lieu entre le 17 et le 19 décembre 2007. Selon lui, M. Bensley était un homme intimidant et d’un abord difficile, et il avait hésité à évoquer la question, de crainte que cela se répercute sur son emploi. Quoi qu’il en soit, M. Bensley, le propriétaire et exploitant de Smoother Movers, n’était pas présent quand les événements censément discriminatoires se sont produits, et on n’a présenté aucune preuve dénotant que M. Bensley était au courant des actes discriminatoires qu’auraient commis ses autres employés avant le dépôt de la plainte auprès du Tribunal de la C.-B. Le plaignant n’a pas non plus fait état d’une conduite discriminatoire quelconque de la part de M. Bensley. Le fait que ce dernier ait pu l’avoir traité d’incompétent n’est pas lié à un motif illicite de distinction.

[38]           En conséquence, je conclus que le plaignant n’a pas établi l’existence d’une preuve prima facie au regard de l’alinéa 7a) de la Loi.

(ii)               Les allégations du plaignant au regard de l’alinéa 7b) de la Loi

[39]           Aux termes de l’alinéa 7b) de la Loi, le fait, par des moyens directs ou indirects, de défavoriser un individu en cours d’emploi constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite. « Défavoriser » consiste à créer une distinction ou à traiter quelqu’un de manière différente (voir Tahmourpour c. Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2009 CF 1009, au paragraphe 44 [Tahmourpour]; décision modifiée pour d’autres motifs dans Tahmourpour c. Canada (Gendarmerie royale du Canada), 2010 CAF 192 [Tahmourpour (CAF)], et Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445, au paragraphe 254, décision confirmée par 2013 CAF 75 [SSEFPNC]). Cependant, ce ne sont pas tous les cas de distinction qui sont discriminatoires, car la Loi nuance la différence de traitement en employant le mot « défavorablement ». Selon la Cour fédérale, le mot « défavorable » est un adjectif dont le sens ordinaire est préjudiciable, dommageable ou mauvais (voir Tahmourpour, au paragraphe 44; voir aussi Tahmourpour (CAF), au paragraphe 12). Enfin, la différence de traitement défavorable doit être fondée sur un motif illicite de distinction et ne requiert pas que le plaignant présente une preuve de la manière dont un groupe de comparaison est traité (SSEFPNC, CAF, aux paragraphes 16 à 18).

[40]           Il n’y avait pas assez d’éléments de preuve dénotant que le commentaire que M. Postlethwaite aurait fait à propos de la création d’un clan du KKK visait le plaignant parce qu’il était un homme de couleur, ou que cela l’aurait touché de manière défavorable. Le plaignant a toutefois déclaré qu’il avait trouvé offensants les autres commentaires et blagues racistes que les autres employés auraient faits à son égard. Il soutient qu’après son quart de travail, le 18 décembre 2007, il avait souffert d’anxiété, ce qui l’avait empêché de bien dormir cette nuit-là et l’avait amené à arriver en retard au travail le lendemain.

[41]           Pour ce qui est de l’incident mettant en cause le fessier de M. Burke dans l’ascenseur, le plaignant a déclaré qu’il avait dit à ce dernier d’[traduction] « aller se faire foutre ». À la suite des deux autres prétendus incidents d’exhibition de fessier, dus au fait que MM. Carson et Burke portaient leur pantalon trop bas, le plaignant a dit qu’il ignorait quelles étaient leurs intentions, mais il a ajouté qu’il n’avait pas apprécié ce geste.

[42]           Dans l’ensemble, le plaignant s’est senti traumatisé par ses trois jours de travail auprès de l’intimée. Il a le sentiment que les autres employés de Smoother Movers le tourmentaient parce qu’il était un nouvel employé. La prétendue conduite discriminatoire dont il a été victime pendant qu’il était au service de l’intimée l’a toujours déconcerté et, dit-il, cela a chambardé sa vie au cours des dernières années.

[43]           Il est possible que le plaignant n’ait pas apprécié les incidents d’exhibition de fessier, mais je ne vois pas de lien entre la conduite reprochée et le sexe du plaignant. Comme l’a déclaré ce dernier : [traduction] « il ignorait quelles étaient leurs intentions », mis à part peut-être de le tourmenter parce qu’il était un nouvel employé. La conduite reprochée était peut-être déplacée, mais elle ne donne pas lieu à une différence de traitement défavorable prima facie, du fait du sexe, au sens de l’alinéa 7b) de la Loi.

[44]           Cependant, à part le commentaire de M. Postlethwaite, j’admets que les autres commentaires et blagues de nature raciste qui auraient été faits ont établi une distinction entre le plaignant et le reste de ses collègues du fait de sa race, de son origine nationale ou ethnique et de sa couleur. Comme il a été mentionné plus tôt, ces prétendus commentaires et blagues ont aussi été blessants pour le plaignant.

[45]           En conséquence, le plaignant a établi l’existence d’une preuve prima facie au regard de l’alinéa 7b) de la Loi, du fait de la race, de l’origine nationale ou ethnique et de la couleur.

(iii)             Les allégations du plaignant au regard de l’alinéa 14(1)c) de la Loi

[46]           Aux termes de l’article 14 de la Loi, le harcèlement s’entend d’une conduite importune, dirigée contre une autre personne du fait d’un motif illicite de distinction, et le harcèlement requiert en général un élément de persistance ou de répétition; cependant, plus la conduite et ses conséquences sont graves, moins la répétition peut être nécessaire. La gravité de la conduite reprochée est évaluée sous l’angle de la personne raisonnable se trouvant dans la même situation (voir Janzen c. Platy enterprises Ltd., [1989] 1 RCS 1252, et Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Forces armées), [1999] 3 CF 653 [Franke]). Enfin, dans les cas où la plainte déposée contre un employeur a trait à la conduite de ses employés, l’équité exige que, dans toute la mesure du possible, la personne victime du harcèlement avise cet employeur de la prétendue conduite offensante (voir Morin c. Canada (Procureur général), 2005 TCDP 41, au paragraphe 246).

[47]           Le plaignant a déclaré que, lors de ses deux premiers jours de travail, soit les 17 et 18 décembre 2007, il lui a fallu endurer de façon persistante les commentaires et les blagues que MM. Pilay, Burke et Carson auraient faits au sujet de sa race, de son origine nationale ou ethnique et de sa couleur. Ces commentaires étaient déplacés, comme l’illustre, d’une part, le fait que le plaignant ait répliqué à M. Burke au sujet de sa définition du mot [traduction] « nègre » et, d’autre part, son témoignage selon lequel il avait dit à M. Pilay qu’il n’appréciait pas ses commentaires. Je suis donc d’avis que le plaignant a établi l’existence d’une preuve prima facie de harcèlement, au regard de l’article 14 de la Loi, du fait de la race, de l’origine nationale ou ethnique ou de la couleur.

[48]           Se fondant sur les incidents d’exhibition de fessier, le plaignant soutient également avoir été victime de harcèlement sexuel. Aux termes du paragraphe 14(2) de la Loi, le harcèlement sexuel est réputé être un harcèlement fondé sur un motif de distinction illicite. Ce type de harcèlement exige que la conduite soit de nature sexuelle, ce qui englobe un large éventail de comportements, et il est déterminé au cas par cas, en fonction du critère de la personne raisonnable se trouvant dans la même situation (voir Franke).

[49]           Je n’admets pas que le plaignant ait été harcelé sexuellement. Le frottage de fessier ne s’est pas poursuivi après l’unique incident survenu dans l’ascenseur, après que le plaignant se fut fâché contre M. Burke. En considérant la situation sous l’angle de la personne raisonnable et au vu de la preuve, je ne crois pas que la conduite était de nature sexuelle. Je ne crois pas non plus que la gravité de ce seul incident serait assimilable à du harcèlement.

[50]           Les deux autres incidents, dans lesquels MM. Carson et Burke ont censément exhibé leur fessier au plaignant, ne correspondent pas eux non plus au critère relatif au harcèlement sexuel au sens de la Loi. Le plaignant, par ses paroles ou ses gestes, n’a pas non plus fait savoir aux deux hommes que leur conduite était déplacée; de plus, à part ces deux incidents, la conduite n’a pas persisté. La question de savoir si la conduite était de nature sexuelle est également douteuse. Le plaignant n’a certainement présenté aucun élément de preuve dénotant que les actes reprochés étaient de nature sexuelle. En conséquence, à mon avis, le plaignant n’a pas établi l’existence d’une preuve prima face de harcèlement sexuel au sens de la Loi.

[51]           Pour tous les motifs qui précèdent, je suis d’avis que le plaignant a établi l’existence d’une preuve prima facie au regard de l’alinéa 7b) et de l’article 14 de la Loi pour les motifs illicites de la race, de l’origine nationale ou ethnique et de la couleur. Examinons maintenant la réponse de l’intimée à la discrimination prima facie.

C.                La preuve de l’intimée

[52]           Une fois qu’un plaignant a établi l’existence d’une preuve prima facie de discrimination, l’intimé est tenu de démontrer que la discrimination prima facie en question n’a pas eu lieu de la manière alléguée ou que l’acte est justifiable selon la Loi (voir les paragraphes 15 à 24 de la Loi).

[53]           À l’audition de la présente affaire, Doug Bensley, Brad Burke et Kevin Carson ont témoigné pour le compte de l’intimée. Ils soutiennent que la discrimination prima facie alléguée n’a pas eu lieu.

[54]           M. Bensley n’a été témoin d’aucun des actes de discrimination prima facie et il a déclaré que le plaignant ne l’avait jamais avisé de tels incidents, que ce soit durant ses trois jours de travail ou par la suite.

[55]           M. Burke a déclaré n’avoir jamais été témoin d’actes de harcèlement de nature raciste, ni y avoir participé, pendant qu’il a été au service de Smoother Movers. Il nie avoir traité le plaignant de [traduction] « nègre » ou avoir eu une conversation avec lui au sujet de la définition de ce mot. Il nie également avoir entendu d’autres membres du personnel tenir ce genre de langage ou faire des commentaires ou des blagues au sujet de la race, de l’origine nationale ou ethnique ou de la couleur du plaignant.

[56]           M. Carson a déclaré n’avoir jamais été témoin d’actes de harcèlement racistes, ni d’y avoir participé, pendant qu’il a été au service de Smoother Movers. Il nie avoir traité le plaignant de [traduction] « nègre » ou s’être moqué de lui en prenant l’accent indien. Il nie également avoir entendu d’autres membres du personnel tenir ce genre de langage ou faire des commentaires ou blagues au sujet de la race, de l’origine nationale ou ethnique ou de la couleur du plaignant.

D.                L’intimée a-t-elle établi que la discrimination prima facie reprochée n’a pas eu lieu?

[57]           Le plaignant soutient que le témoignage de MM. Burke et Carson n’était pas digne de foi. Il affirme que ce témoignage a été répété à l’avance avec M. Bensley. Il fait aussi remarquer que M. Burke est encore au service de l’intimée et qu’il a donc intérêt à protéger son employeur et son propre emploi. Dans le même ordre d’idées, le plaignant soutient que MM. Burke et Carson entretiennent avec M. Bensley une amitié personnelle qui déborde le cadre de leurs rapports professionnels.

[58]           Après avoir entendu tous les témoins de l’intimée, je n’ai pas de raison de mettre en doute leur crédibilité et il m’a été impossible de relever une incohérence quelconque dans leur témoignage. Tous ont nié catégoriquement les allégations du plaignant, mais cela ne veut pas forcément dire qu’on leur a fait répéter leur témoignage. MM. Bensley, Burke et Carson ont également nié entretenir une relation quelconque qui déborde le cadre de leurs rapports professionnels. Dans l’ensemble, je n’ai aucune raison de croire que les témoins de l’intimée ont induit le Tribunal en erreur.

[59]           En revanche, j’ai de la difficulté à concilier les allégations du plaignant avec le fait que celui-ci n’a jamais fait état de l’une d’elles à son employeur. Il soutient que M. Bensley est intimidant et d’un abord difficile, et qu’il était réticent à l’idée d’évoquer ses problèmes, de crainte que cela se répercute sur son emploi. Malgré cette affirmation, le plaignant a été capable de confronter ses présumés harceleurs au sujet de leur conduite, critiquant M. Burque d’avoir employé le mot [traduction] « nègre » et demandant à M. Carson de cesser de le traiter d’Indien.

[60]           Le plaignant a été capable de s’exprimer dans son lieu de travail au sujet des problèmes qu’il avait perçus à l’égard du travail d’assemblage des postes de travail modulaires, le 18 décembre 2007. Même si Brad, Kevin et Jason lui avaient censément dit [traduction] « tais‑toi », le plaignant a également soulevé par la suite la question auprès de Jim.

[61]           Le plaignant a dit aussi être un habile négociateur et, à cet égard, il a pu négocier son taux de rémunération avec M. Bensley. Ce dernier soutient qu’après les trois quarts de travail qu’il avait accomplis pour l’intimée, le plaignant avait fait des difficultés quand il avait été question de son taux de rémunération, et qu’il lui avait expressément demandé combien il gagnerait. Il y a eu une discussion au sujet de la question de savoir si le plaignant devait être payé en tant que journalier ou en tant que chauffeur, ce dernier poste étant payé à un taux supérieur. M. Bensley voulait le payer en tant que journalier. Le plaignant a soutenu que l’annonce d’emploi avait trait à un chauffeur de camion de déménagement et qu’il fallait donc le rémunérer en fonction de l’annonce à laquelle il avait répondu. M. Bensley soutient que, plutôt de discuter avec le plaignant, il avait accédé à sa requête et lui avait donné plus que ce qu’il payait habituellement à un journalier.

[62]           Enfin, dans ses observations finales, le plaignant a déclaré qu’au début de 2008, il était entré en contact avec M. Bensley au sujet du comportement de M. Burke, mais qu’il n’avait reçu aucune réponse de sa part (Transcription de l’audience, à la page 489). Cette déclaration ne concorde pas avec son témoignage. En fait, plus tard dans ses observations finales, le plaignant a ajouté :

[traduction]

Si j’avais pu travailler plus longtemps pour M. Bensley, j’aurais porté cette information à son attention; cependant, M. Bensley ne m’a pas donné la possibilité de le rencontrer de nouveau ou de travailler de nouveau avec lui. J’étais résolu à lui en parler; mais, comme je l’ai dit, je n’ai jamais eu par la suite la possibilité de travailler ou de m’entretenir avec lui,  et c’est pour cela que nous sommes ici aujourd’hui.

(Transcription de l‘audience, aux pages 490 et 491).

[63]           Même s’il a soutenu que l’idée de parler à M. Bensley des problèmes qu’il avait au travail l’intimidait, dans d’autres situations semblables le plaignant n’a pas eu de difficulté à s’exprimer. L’incohérence relevée dans ses observations, au paragraphe 62 qui précède, suscite également un certain doute quant à la crédibilité de son témoignage.

[64]           J’ai aussi de la difficulté à concilier le fait que, malgré qu’il ait été offensé et blessé par les prétendus commentaires et blagues de nature raciste que les autres employés auraient faits, ainsi que les tourments qu’ils lui auraient fait subir, le plaignant a continué d’interagir avec eux au travail. Il a déclaré qu’il avait pris des pauses-cigarette avec MM. Postlethwaite et Carson et il a même dit que, le 19 décembre 2007, il était allé dans une cafétéria avec MM. Carson et Burke (Transcription de l‘audience, à la page 181). À mon avis, ces faits laissent également planer un doute sur la crédibilité de son témoignage. Il n’est pas raisonnable selon moi que le plaignant ait tenté d’obtenir les bonnes grâces de ses collègues de travail en socialisant avec eux s’il était à ce point blessé et offensé et s’il se sentait victime de discrimination de leur part.

[65]           Après avoir évalué la totalité des éléments de preuve que les deux parties ont présentés, je conclus que l’intimée a établi que la discrimination prima facie reprochée n’a pas eu lieu.

V.                Conclusion

[66]           En évaluant la crédibilité du plaignant par rapport à celle des témoins de l’intimée, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que la conduite discriminatoire prima facie n’a pas eu lieu comme le prétend le plaignant.

[67]           En conséquence, la plainte est rejetée.

Signée par

Susheel Gupta

Président du tribunal par intérim

Ottawa (Ontario)

Le 6 juin 2013

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1610/15610

Intitulé de la cause : Todd Chaudhary c. Smoother Movers

Date de la décision du tribunal : Le 6 juin 2013

Date et lieu de l’audience : Du 10 au 12 juillet 2012

Vancouver (Colombie-Britannique)

Comparutions :

Todd Chaudhary, pour lui même

Aucune comparution, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Doug Bensley, pour l'intimée

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