Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal

Titre : Tribunal's coat of arms

Tribunal canadien des droits de la personne

Référence : 2016 TCDP 10

Date : le 26 avril 2016

Numéro du dossier : T1340/7008

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

‑ et ‑

Assemblée des Premières Nations

les plaignantes

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Procureur général du Canada

(représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien)

l'intimé

- et -

Chiefs of Ontario

‑ et ‑

Amnistie internationale

les parties interessées

Décision sur requête

Membre : Sophie Marchildon et Edward Lustig



I.  Suite de l'ordonnance de redressement

[1]  Dans Société de soutien à l'enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2016 TCDP 2 (la décision), ce Tribunal a conclu que les plaignants avaient établi le bien-fondé de leur plainte selon laquelle les enfants et les familles des Premières Nations vivant dans des réserves et au Yukon se voient refuser l'égalité des services à l'enfance et à la famille ou sont défavorisés à l'occasion de la prestation de services à l'enfance et à la famille, en violation de l'article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP).

[2]  Le Tribunal a ordonné de manière générale à Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, maintenant Affaires autochtones et du Nord Canada (AANC), de cesser ses pratiques discriminatoires et de réformer le Programme des services à l'enfance et à la famille des Premières Nations (le Programme des SEFPN) et le Protocole d'entente sur les programmes d'aide sociale pour les Indiens applicable en Ontario (l'Entente de 1965) de manière à ce qu'ils tiennent compte des conclusions formulées aux termes de la décision. Il a également été ordonné à AANC de cesser d'appliquer sa définition étroite du principe de Jordan et de prendre des mesures pour appliquer immédiatement le principe de Jordan en lui donnant sa pleine portée et tout son sens.

[3]  Étant donné la complexité et les effets d'une grande portée de ces ordonnances, le Tribunal a demandé aux parties de fournir davantage de précisions quant à la meilleure façon de mettre en œuvre ces ordonnances de manière pratique, significative et efficace, à court et à long terme. Il a également demandé davantage de précisions concernant les demandes d'indemnisation des plaignants en vertu de l'alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la LCDP. Le Tribunal a réservé sa compétence pour statuer sur ces questions encore en litige une fois que les parties auront fourni davantage de précisions.

[4]  Le Tribunal a avisé les parties qu'il traiterait des questions encore en litige concernant les mesures de redressement en trois étapes. Premièrement, le Tribunal traitera des demandes de réformes immédiates au Programme des SEFPN, à l'Entente de 1965 et au principe de Jordan. La présente décision porte sur ce sujet.

[5]  En guise de deuxième étape, il sera statué sur d'autres réformes à moyen et à long termes au Programme des SEFPN et à l'Entente de 1965 ainsi que sur d'autres demandes en matière de formation et de contrôle permanent. Enfin, les parties traiteront des demandes d'indemnisation en vertu de l'alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3).

II.  Progrès à ce jour

[6]  AANC accepte la décision, et il n'a pas demandé de contrôle judiciaire des conclusions ou des ordonnances générales formulées aux termes de la décision. AANC est déterminé à travailler avec les organismes responsables des services à l'enfance et à la famille, les prestataires de services de première ligne, les organismes, les instances dirigeantes et les collectivités des Premières Nations ainsi que les provinces et territoires à des mesures conduisant à des réformes des programmes et des changements importants pour les enfants et les familles. AANC a aussi pris des engagements exprès à l'égard de ce qui suit :

  • Une réforme complète du programme de protection de l'enfance.

  • Une révision de l'Entente de 1965.

  • Ne pas réduire ni restreindre le financement du Programme des SEFPN.

  • Rétablir immédiatement le Comité consultatif national.

  • Et il appuie la nouvelle itération de l'Étude canadienne sur les incidences.

[7]  Les observations d'AANC indiquaient également que les mesures de redressement immédiates donnant suite à la décision comprendraient une augmentation du financement du Programme des SEFPN. Le budget fédéral de 2016 a alloué 634,8 millions de dollars sur cinq ans au Programme des SEFPN. Selon l'AANC, 71,1 millions de dollars seront fournis en 2016-2017 pour ce qui suit :

  • 54,2 millions de dollars pour :

  • o des ajustements immédiats apportés aux opérations et à la prévention au moyen d'investissements additionnels pour mettre à jour les accords de financement existants;

  • o des augmentations des montants des achats de services par enfant (y compris pour les services de prévention);

  • o un financement des services des admissions et des enquêtes;

  • o des rajustements à la hausse pour les organismes qui ont plus de 6 % des enfants à leur charge; et

  • o des investissements pour fournir un soutien fédéral aux fins de l'expansion des systèmes provinciaux de gestion des cas dans les réserves.

  • 16,2 millions de dollars pour financer les activités de prévention en Ontario, en Colombie-Britannique, au Nouveau-Brunswick, à Terre-Neuve-et-Labrador et au Yukon à des niveaux uniformes à l'échelle nationale dans tous les ressorts.

  • 700 000 dollars pour accroître les ressources dont dispose AANC afin de recruter des prestataires de services, les mobiliser et leur allouer efficacement du financement.

[8]  En plus du financement annoncé dans le budget de 2016, AANC s'engage également à fournir du financement additionnel pour :

  • maintenir le financement pour composer avec les pressions budgétaires créées par suite des modifications législatives provinciales des exigences relatives à la prestation des services, lorsque de telles modifications sont apportées; et

  • soutenir un processus de mobilisation à mesure que la situation évoluera, de concert avec le Comité consultatif national et les tables régionales, pour travailler aux réformes à moyen et à long terme.

[9]  Le Tribunal prend acte des engagements pris par le gouvernement fédéral jusqu'à présent, et il trouve encourageants les efforts que le gouvernement fédéral a déployés pour mettre en œuvre les ordonnances du Tribunal.

III.  Ordonnance mise à jour

[10]  Il vaut la peine de réitérer certains des principes de redressement du Tribunal afin de favoriser une compréhension commune des objectifs et des pouvoirs du Tribunal au moment de concevoir un redressement en réponse à la décision.

[11]  Les lois sur les droits de la personne expriment des valeurs fondamentales et poursuivent des objectifs communs. En fait, la Cour suprême du Canada a confirmé la nature quasi-constitutionnelle de la LCDP à de nombreuses occasions (voir par exemple Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 RCS 84 aux p. 89-90 [Robichaud]; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30 au par. 81; et Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53 au par. 62 [Mowat]). Compte tenu de cette caractéristique particulière, la LCDP doit s'interpréter d'une manière large, libérale et téléologique, de telle sorte que les droits qui y sont énoncés soient pleinement reconnus et qu'il y soit donné pleinement effet (voir Mowat, aux par. 33 et 62).

[12]  Dans le même ordre d'idées, lorsque le Tribunal conçoit un redressement à la suite de l'établissement du bien-fondé d'une plainte, les pouvoirs que l'article 53 de la LCDP confère au Tribunal doivent s'interpréter d'une manière qui assure au mieux la réalisation des objets de la Loi. Aux termes de l'article 2, la LCDP a pour objet de donner effet au principe selon lequel :

le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, [à l'abri de pratiques discriminatoires] [...]

[13]  Le Tribunal doit tenir compte de cet objet prépondérant lorsqu'il élabore une ordonnance en vertu de l'article 53 de la LCDP. En accord avec cet objet, le but du prononcé d'une ordonnance en vertu de l'article 53 n'est pas de punir la personne qui se livre ou s'est livrée à une pratique discriminatoire, mais d'éliminer et de prévenir la discrimination (voir Robichaud au par. 13; et CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne, [1987] 1 RCS 1114 à la p. 1134 [Action Travail des Femmes]).

[14]  Suivant une démarche fondée sur des principes et motivée, en tenant compte des circonstances particulières de l'espèce et des éléments de preuve présentés, le Tribunal doit veiller à ce que ses ordonnances de redressement parviennent à promouvoir efficacement les droits protégés par la LCDP et à compenser utilement toute perte subie par la victime de discrimination (voir Hughes c. Élections Canada, 2010 TCDP 4 au par. 50; Doucet-Boudreau c. Nouvelle-Écosse (ministre de l'Éducation), 2003 CSC 62 aux par. 25 et 55; et Action Travail des Femmes à la p. 1134).

[15]  Cela dit, élaborer des redressements efficaces et utiles pour résoudre un différend complexe, comme c'est le cas en l'espèce, est une tâche délicate. En effet, comme la Cour fédérale du Canada l'a affirmé dans Grover c. Conseil national de recherches du Canada (1994), 24 CHRR D/390 (C.F.) au par. 40 [Grover], [TRADUCTION] « une telle tâche demande de l'innovation et de la souplesse de la part du Tribunal dans l'élaboration de mesures de redressement efficaces, et la Loi est structurée de manière à favoriser cette souplesse ».

[16]  Mis à part les ordonnances d'indemnisation, cette souplesse dans l'élaboration de mesures de redressement efficaces trouve sa source principalement dans les alinéas 52(2)a) et b) de la LCDP. Ces dispositions confèrent au Tribunal le pouvoir d'ordonner des mesures pour mettre fin à l'acte discriminatoire ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables [voir l'al. 53(2)a)] et d'ordonner que soient accordés à la victime d'un acte discriminatoire les droits, chances ou avantages dont l'acte discriminatoire l'a privée [voir l'al. 53(2)b)].

[17]  L'application de ces vastes pouvoirs de réparation peut primer le droit d'une organisation de gérer sa propre entreprise et, en particulier en vertu de l'alinéa 53(2)b), peut conférer à la victime d'un acte discriminatoire le droit de demander une réparation en nature (voir Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113 aux par. 165 et 167, infirmé pour d'autres motifs par Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110; et Canada (Procureur général) c. MacAlpine (1989), 12 CHRR D/253 (CAF) au par. 6). Toujours dans le souci de veiller à ce que les ordonnances de redressement parviennent à promouvoir efficacement les droits qu'elles protègent, l'alinéa 53(2)a) peut également être utilisé pour élaborer des redressements visant à éduquer les gens au sujet des droits  consacrés dans la LCDP (voir Schuyler c. Oneida Nation of the Thames, 2006 TCDP 34 aux par. 166-170; et Robichaud c. Brennan (1989), 11 CHRR D/194 (TCDP) aux par. 15 et 21).

[18]  Pour ce qui concerne précisément les circonstances de la présente affaire, l'alinéa 53(2)a) de la LCDP a été décrit comme ayant été conçu pour lutter contre le problème de la discrimination systémique (voir Action Travail des Femmes à la p. 1138 renvoyant à l'al. 41(2)a) de la LCDP, L.C. 1976-77, c. 33 [maintenant l'al. 53(2)a)]). Pour combattre la discrimination systémique, « il est essentiel de créer un climat dans lequel tant les pratiques que les attitudes négatives peuvent être contestées et découragées » (Action Travail des Femmes à la p. 1139). C'est-à-dire que, pour que le Tribunal mette fin aux actes de discrimination systémique et les prévienne, il doit tenir compte de toute situation historique de discrimination afin d'élaborer des stratégies judicieuses pour l'avenir (voir Action Travail des Femmes à la p. 1141).

[19]  C'est en gardant à l'esprit ces principes en matière de redressement que le Tribunal s'attèle à la tâche qui consiste à continuer d'élaborer une ordonnance efficace et significative pour remédier aux actes discriminatoires identifiés dans la décision.

A.  Le Programme des SEFPN

[20]  Les principales conclusions du Tribunal concernant la nécessité de réformer et de repenser le Programme des SEFPN à court et à long terme ont été résumées aux paragraphes 384 à 389 (voir aussi le par. 458) de la décision, et elles comprennent notamment les conclusions suivantes (non souligné dans l'original) :

[384]  Dans le cadre du programme des SEFPN, la Directive 20‑1 présente plusieurs lacunes et elle incite à retirer les enfants de leur milieu familial et de leur collectivité. La Directive 20‑1 formule des hypothèses reposant sur des seuils de population et sur le nombre d’enfants pris en charge pour financer les budgets d’exploitation des organismes de SEFPN. Ces hypothèses ne tiennent pas compte de la véritable situation qui existe en matière de protection des enfants dans bon nombre des collectivités des Premières Nations dans les réserves. Les budgets d’exploitation sont fixes, tandis que les budgets d’entretien pour la prise en charge des enfants sont remboursables au prix coûtant. Si un organisme de SEFPN ne dispose pas des fonds nécessaires pour offrir des services à même son budget d’exploitation, la seule solution qui s’offre à lui dans bien des cas consiste à ordonner la prise en charge de l’enfant pour pouvoir lui fournir les services nécessaires. Dans le cas des organismes petits et éloignés, les seuils de population de la Directive 20‑1 ont pour effet de réduire de façon sensible les budgets d’exploitation, en plus de nuire à leur capacité d’offrir des programmes efficaces et de répondre aux situations d’urgence et, pour certaines d’entre elles, de les obliger à fermer leurs portes.

[385]  La Directive 20‑1 n’a pas été véritablement mise à jour depuis le milieu des années 90, ce qui a entraîné le sous-financement des organismes de SEFPN et une situation d’iniquité pour les enfants et les familles des Premières Nations vivant dans les réserves et au Yukon. De plus, la Directive 20‑1 n’est pas conforme aux lois et aux normes provinciales qui préconisent la prévention et les mesures les moins perturbatrices pour les enfants et les familles. Par conséquent, bon nombre d’enfants et de familles des Premières Nations sont privés d’une chance équitable de demeurer unis ou d’être réunis en temps opportun. En 2008, au moment de la plainte, la vaste majorité des organismes de SEFPN du Canada étaient assujettis à la Directive 20‑1. À la clôture de l’audience en 2014, la Directive 20‑1 s’appliquait encore à trois provinces ainsi qu’au Yukon.

[386]  AADNC a transposé certaines des mêmes lacunes de la Directive 20‑1 dans l’AAAP, notamment celles concernant les enfants pris en charge et les niveaux de population ainsi que celles concernant les volets fixes de financement pour les activités et la prévention. Malgré le fait qu’il était conscient de ces lacunes de la Directive 20‑1 à la suite de nombreux rapports, AADNC n’a pas suivi des recommandations formulées dans les rapports en question et a perpétué la principale lacune du programme des SEFPN, en l’occurrence, l’incitation à prendre les enfants en charge et à les retirer de leur milieu familial.

[387]  De plus, à l’instar de la Directive 20‑1, l’AAAP n’a pas été systématiquement mise à jour pour tenir compte de l’évolution des lois et des normes des provinces concernées. Une fois l’AAAP mise en œuvre, aucun rajustement n’est apporté au financement pour tenir compte de l’inflation ou du coût de la vie ou des changements apportés aux normes de service ainsi que de l’augmentation des coûts avec le temps ou pour s’assurer que les sommes consacrées à la prévention correspondent davantage à toute la gamme des services d’aide à l’enfance offerts hors réserve. En revanche, lorsqu’AADNC finance directement les provinces, les augmentations attribuables à l’inflation ou à d’autres coûts généraux sont remboursables, assurant ainsi une adéquation plus étroite avec les normes de service de la province ou du territoire concerné.

[388]  Pour ce qui est de la question de s’assurer que les services à l’enfance et à la famille offerts dans les réserves sont raisonnablement comparables à ceux qui sont offerts hors réserve, le programme des SEFPN présente une lacune flagrante. Bien que les organismes de SEFPN soient tenus de se conformer aux lois et aux normes provinciales et territoriales, les autorisations de financement du programme des SEFPN ne sont pas accordées en fonction des lois et des normes de services des provinces et des territoires. Elles sont plutôt fondées sur des niveaux et des formules de financement qui ne sont pas conformes aux lois et aux normes applicables. Elles ne tiennent par ailleurs pas compte des besoins réels des enfants et des familles des Premières Nations en matière de services, qui sont souvent plus lourds que ceux des personnes vivant à l’extérieur des réserves. De plus, la façon dont les formules de financement et les autorisations des programmes fonctionnent empêche une comparaison efficace avec les systèmes provinciaux. Il arrive souvent que les provinces et les territoires n’utilisent pas de formule de financement et la façon dont les provinces et les territoires gèrent les variables relatives aux coûts est souvent très différente d’une province et d’un territoire à l’autre. Au lieu de modifier son système pour l’adapter de façon efficace aux systèmes des provinces et des territoires pour assurer une comparabilité raisonnable, AADNC a conservé ses formules de financement et y a incorporé quelques variables qu’il a réussi à obtenir des provinces et des territoires, notamment les salaires.

[389]  Compte tenu du fait qu’elle n’est pas adaptée pour tenir compte des lois et des normes provinciales et territoriales, la structure de financement actuelle du programme des SEFPN crée souvent des problèmes de financement pour des postes comme les salaires et les avantages sociaux, la formation, les rajustements pour tenir compte du coût de la vie, les frais juridiques, les primes d’assurances, les frais de déplacement, les primes d’éloignement, les bureaux multiples, les grandes infrastructures, les programmes et les services adaptés à la culture, les représentants des bandes et les mesures les moins perturbatrices. Il est difficile, voire impossible, pour bon nombre d’organismes de SEFPN de se conformer aux lois et aux normes provinciales et territoriales en matière de services à l’enfance et à la famille s’ils ne disposent pas d’un financement suffisant pour ces postes ou, dans le cas de nombreux petits organismes éloignés, de même pouvoir fournir des services à l’enfance et à la famille. De fait, les formules de financement des SEFPN ne procurent pas suffisamment de fonds à bon nombre d’organismes de SEFPN pour leur permettre de répondre aux besoins de leur clientèle. La méthodologie de financement d’AADNC contrôle sa capacité d’améliorer le sort des enfants et des familles et d’assurer qu’on leur offre des services raisonnablement comparables tant dans les réserves qu’à l’extérieur de celles‑ci. Malgré l’existence de nombreux rapports et évaluations sur le programme des SEFPN dénonçant le fait que la norme de la « comparabilité raisonnable » d’AADNC n’est pas suffisamment définie et mesurée, ce problème n’a toujours pas été réglé.

[21]  Les plaignants et la Commission ont demandé à AANC de supprimer immédiatement les aspects les plus discriminatoires des régimes de financement qu'il utilise pour financer les organismes prestataires de SEFPN dans le cadre du Programme des SEFPN; et, en réponse, le Tribunal a ordonné à AANC de mettre fin à ses pratiques discriminatoires et de réformer le Programme des SEFPN de manière à tenir compte des conclusions formulées dans la décision. Il est vrai que le Tribunal a demandé des précisions relativement à certaines questions touchant les redressements, et le Tribunal a compris que le gouvernement fédéral aurait peut-être besoin d'un certain temps pour examiner la décision et mettre au point une stratégie pour y donner suite, mais c'était il y a trois mois, et il y a encore de l'incertitude dans l'esprit des parties et dans celui du Tribunal quant à savoir comment la réponse du gouvernement fédéral à la décision fait écho aux conclusions précitées. Le Tribunal comprend bien que certaines réformes du Programme des SEFPN requerront une stratégie à plus long terme; toutefois, la question n'est toujours pas claire de savoir pourquoi ou en quoi il n'a toujours pas été donné suite à certaines des conclusions précitées trois mois après le prononcé de la décision. Au lieu de constituer des mesures de redressement immédiates, certaines de ces mesures pourraient maintenant devenir des mesures de redressement à moyen terme.

[22]  Encore une fois, bien que le Tribunal apprécie les engagements et les efforts du gouvernement fédéral à ce jour, le Tribunal aura besoin de plus de clarté de la part d'AANC à l'avenir pour s'assurer que ses ordonnances sont mises en œuvre efficacement et significativement. Comme l'Assemblée des Premières Nations l'a affirmé dans ses observations : [TRADUCTION] « [u]ne ordonnance prescrivant une mesure de redressement immédiate touchant le Programme des SEFPN devrait être significative, mais temporaire jusqu'à ce que le Programme des SEFPN puisse être révisé de fond en comble ». Le Tribunal est d'accord avec cette affirmation. À cet égard, le Tribunal croit que la meilleure façon de procéder consiste à ce qu'AANC fasse régulièrement rapport au Tribunal. C'est-à-dire que le Tribunal contrôlera la mise en œuvre de ses ordonnances au moyen de rapports détaillés réguliers fournis par AANC, au sujet desquels les parties auront la possibilité de présenter des observations.

[23]  Le Tribunal ordonne à AANC de prendre immédiatement des mesures pour corriger les éléments soulignés plus haut dans les conclusions formulées dans la décision. AANC communiquera ensuite un rapport exhaustif, qui comportera des renseignements détaillés sur chaque conclusion soulignée plus haut et expliquera comment il y est donné suite à court terme pour procurer un redressement immédiat aux enfants des Premières Nations dans les réserves. Le rapport devra également comporter des renseignements sur les budgets alloués à chaque organisme de SEFPN et des échéanciers relatifs à ces allocations, notamment des calculs détaillés des montants que chaque organisme a reçus en 2015-2016, les données utilisées pour faire ces calculs et les montants que chaque organisme a reçus ou recevra en 2016-2017, de même qu'un calcul détaillé de tout rajustement effectué par suite de mesures immédiates prises pour donner suite aux conclusions formulées aux termes de la décision.

[24]  AANC devra fournir ce rapport dans les quatre semaines suivant la présente décision sur requête. À la suite à la réception du rapport, et étant donné le temps écoulé depuis la décision, une réunion de gestion de l'instance en personne aura alors lieu pour donner aux parties et au Tribunal l'occasion de discuter du rapport, de poser des questions et de formuler des observations, le cas échéant. Ensuite, le Tribunal prononcera une autre décision si nécessaire. Le Tribunal consultera les parties pour obtenir leurs disponibilités afin de fixer des dates pour cette réunion de gestion de l'instance dans les jours suivant le prononcé de la présente décision.

[25]  Le Tribunal reconnaît qu'AANC a fourni des renseignements additionnels concernant son allocation budgétaire de 2016 pour le Programme des SEFPN après la fin de la présentation d'observations aux fins de la présente décision et a invité les parties à le rencontrer pour discuter de la question. Les plaignants ont soulevé des préoccupations quant au moment où ces renseignements avaient été envoyés au Tribunal et quant à la manière dont cela avait été fait. Ni l'un ni l'autre n'est intéressé à ce qu'il y ait une autre ronde d'observations sur la question à ce stade. Le Tribunal n'a pas tenu compte des renseignements additionnels d'AANC concernant le budget de 2016 dans le cadre de la présente décision. Toutefois, d'une manière beaucoup plus détaillée, ces renseignements feront probablement partie des renseignements à inclure dans le rapport à venir, et les autres parties auront la possibilité de formuler des observations à leur sujet.

B.  L'Entente de 1965

[26]  La principale conclusion du Tribunal concernant l'Entente de 1965 était que celle-ci n'avait pas été mise à jour pour s'assurer que les collectivités vivant dans des réserves en Ontario pourraient se conformer à la Loi sur les services à l'enfance et à la famille, notamment quant à la nomination de représentants des bandes et à la prestation de services de santé mentale (voir la décision aux par. 217-246 et 458).

[27]  Le gouvernement fédéral a fait savoir qu'il avait rencontré le gouvernement de l'Ontario et avait évoqué la nécessité de revoir l'Entente de 1965. Il soutient que ces rencontres préliminaires ont pavé la voie à des discussions plus élaborées qui seront tenues avec les Premières Nations.

[28]  En outre, à la suite à la décision, et pendant que des observations étaient déposées aux fins de la présente décision, la Nishnawbe Aski Nation (NAN) a déposé une requête pour permission d'intervenir en qualité de partie intéressée. NAN souhaite traiter de l'élaboration et de la mise en œuvre des ordonnances du Tribunal dans le contexte particulier des collectivités reculées et nordiques en Ontario.

[29]  Malgré la requête de NAN, le Tribunal s'est engagé envers les parties à statuer rapidement sur les éléments qui appellent des mesures de redressement immédiates, et il voulait statuer sur le plus grand nombre possible de ces éléments dans la présente décision. Toutefois, étant donné que le Tribunal statuera sur la requête de NAN peu après le prononcé de la présente décision et qu'il se peut qu'il y ait d'autres observations à prendre en compte au sujet de l'Entente de 1965, le Tribunal estime qu'il serait mieux indiqué de statuer sur tout élément appelant des mesures de redressement immédiates en ce qui a trait à l'Entente de 1965 après qu'il aura reçu ces observations additionnelles des parties.

C.  Le principe de Jordan

[30]  Dans la décision, le Tribunal a statué que le gouvernement fédéral définissait et mettait en œuvre le principe de Jordan d'une manière étroite et inadéquate, ce qui entraînait des lacunes dans les services et des retards dans la prestation de services et des refus de services aux enfants des Premières Nations. Plus précisément, des délais étaient inhérents au processus de traitement du gouvernement fédéral des cas potentiellement visés par le principe de Jordan, et l'on ne sait toujours pas avec certitude la raison pour laquelle la position du gouvernement est axée principalement sur les conflits intergouvernementaux dans les situations dans lesquelles un enfant a plusieurs handicaps, par opposition à tous les conflits de compétence (y compris entre ministères fédéraux) mettant en cause des enfants des Premières Nations et non uniquement ceux qui ont plusieurs handicaps (voir la décision aux par. 379-382 et 458).

[31]  Selon le gouvernement fédéral, AANC et Santé Canada ont entamé des discussions au sujet du processus visant à étendre la définition du principe de Jordan, à en améliorer la mise en œuvre et à recenser d'autres partenaires qui devraient prendre part à ce processus. Aux cours des deux ou trois prochains mois, le gouvernement fédéral entamera ces discussions avec les Premières Nations et les provinces et territoires. Il prévoit que des options de modifications au principe de Jordan pourraient être élaborées dans les douze mois.

[32]  Toutefois, l'ordonnance du Tribunal énonçait expressément qu'AANC devait « appliquer immédiatement le principe de Jordan en lui donnant sa pleine portée et tout son sens » (la décision au par. 481). Le Tribunal comprend qu'il a pu falloir un certain temps pour rencontrer des partenaires et des intéressés et mettre un cadre en place, mais le Tribunal ne prévoyait pas que cette ordonnance prendrait plus de trois mois à mettre en œuvre. Il est ordonné d'[TRADUCTION] « appliquer immédiatement », et non d'entamer immédiatement des discussions en vue de revoir la définition à long terme. Il y a déjà une définition fonctionnelle du principe de Jordan qui a été adoptée par la Chambre des communes. Bien que la révision de cette définition et le cadre du gouvernement fédéral pour mener cette révision à bien puissent bénéficier d'un examen à long terme, le Tribunal ne voit aucune raison pour laquelle la définition actuelle ne peut pas être mise en œuvre maintenant.

[33]  Par conséquent, le Tribunal ordonne qu'AANC considère immédiatement que le principe de Jordan inclut englobe tous les conflits de compétence (cela comprend les différends entre ministères fédéraux et concerne tous les enfants des Premières Nations (non uniquement ceux qui ont plusieurs handicaps). Conformément à l'esprit et à l'objet du principe de Jordan, l'organisme gouvernemental qui est contacté en premier devrait payer le service sans devoir procéder à un examen au regard des politiques ni tenir des conférences sur le cas avant qu'un financement soit fourni.

[34]  AANC fera rapport au Tribunal dans les deux semaines de la présente décision pour confirmer que cette ordonnance a été mise en œuvre.

D.  Autres questions en litige

[35]  Les plaignants ont formulé différentes autres observations concernant la mise en œuvre des ordonnances du Tribunal à court terme. AANC a répondu à certaines de ces observations, mais à d'autres non (voir par exemple le par. 16 des observations de la Société de soutien à l'enfance et à la famille des Premières Nations datées du 31 mars 2016 et les par. 12 à 15 des observations de l'Assemblée des Premières Nations datées du 3 mars 2016). Il serait utile pour le Tribunal et les parties si AANC pouvait traiter de ces éléments additionnels appelant des mesures de redressement immédiates dans le cadre de son rapport sur le Programme des SEFPN ordonné plus haut. Par conséquent, dans son rapport sur le Programme des SEFPN, le Tribunal donne instruction à AANC de traiter de ces éléments appelant des mesures de redressement immédiates selon les plaignants dont AANC n'a pas traité dans ses observations à ce jour.

E.  Réserve de compétence

[36]  Les ordonnances de redressement visant à s'attaquer à des cas de discrimination systémique peuvent être difficiles à mettre en œuvre, et, par conséquent, il se peut qu'elles requièrent un contrôle continu. En réservant sa compétence dans ces circonstances, le Tribunal se donne les moyens de s'assurer que ses ordonnances de redressement sont mises en œuvre efficacement (voir Grover aux par. 32-33).

[37]  Étant donné la nature continue des ordonnances énoncées plus haut, et étant donné que le Tribunal doit encore statuer sur d'autres demandes de redressement en suspens, le Tribunal continuera à demeurer saisi de la présente affaire. Après cela, tout maintien de compétence ultérieur sera réévalué après qu'AANC aura présenté d'autres rapports et que le Tribunal aura statué sur les autres demandes de redressement en suspens.

IV.  Observations finales de la présidente de la formation

[38]  J'aimerais faire quelques observations finales aux parties. Le membre Lustig a lu ces observations et les appuie.

[39]  Les audiences dans la présente affaire ont été tenues dans un esprit de réconciliation, dans le but fondamental de maintenir une ambiance de paix et de respect. Le respect de toutes les parties en cause était primordial et, étant donné la nature de la présente affaire, le respect des Autochtones, non seulement ceux qui prenaient part à l'instance, mais aussi ceux qui suivaient l'instance en personne et sur le Réseau de télévision des peuples autochtones. Favoriser cette ambiance de paix et de respect est d'une importance primordiale considérant le rôle clé du Tribunal dans la détermination de droits fondamentaux de la personne et dans la sauvegarde de la confiance du public dans l'administration de la justice, surtout pour les Autochtones.

[40]  Lorsque nous traiterons des questions qui restent en litige concernant des redressements dans la présente affaire, nous devrions continuer à viser la paix et le respect. Surtout, j'exhorte toutes les personnes en cause à réfléchir à ce que signifie véritablement la réconciliation et à comment nous pouvons la réaliser. Je crois fermement que nous avons une occasion, nous tous ensemble, de donner un exemple positif aux enfants partout au Canada, et même partout dans le monde, en démontrant que nous sommes capables de faire notre part pour réaliser la réconciliation au Canada. Mon espoir et mon but sont que, pour les générations à venir, les gens considéreront ce qui a été fait dans la présente affaire comme un point tournant qui a mené à des changements significatifs pour les enfants et les familles des Premières Nations partout dans ce pays. Nous, le Tribunal et les parties, sommes dans une position privilégiée pour continuer à contribuer à ce changement d'une manière substantielle.

[41]  Au cours de ce périple vers le changement, j'espère que la confiance pourra être rétablie entre les parties. Des communications efficaces et transparentes seront de la plus haute importance à cet égard. Les mots doivent être étayés par des actes, et les actes ne seront pas compris s'ils ne sont pas communiqués. La réconciliation n'est pas possible sans communication ou sans collaboration entre les parties. Bien que les circonstances qui ont mené aux conclusions formulées aux termes de la décision soient très déconcertantes, l'occasion de donner suite à ces conclusions en apportant des changements positifs se présente maintenant. C'est la saison du changement. C'est maintenant le moment.

[42]  Enfin, conformément à l'esprit de réconciliation et de célérité dans la présente affaire, le Tribunal avait espéré que les parties se seraient déjà rencontrées quelques fois et auraient discuté de redressements. Chaque partie possède des renseignements et une expertise qui faciliteraient ces discussions et seraient utiles pour régler la présente affaire plus rapidement. Le Tribunal était tenu de rendre la présente décision, mais il continue à encourager les parties à se rencontrer et à discuter de la résolution de la présente affaire. Comme toujours, le Tribunal est disponible pour prêter assistance, et il demeure déterminé à superviser la mise en œuvre de ses ordonnances à court et à moyen terme.

Signée par

Sophie Marchildon

Présidente de la formation

 

Edward P. Lustig

Membre instructeur

 

Ottawa (Ontario)

Le 26 avril 2016

 

 

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