Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human
Rights Tribunal

Tribunal's coat of arms

Tribunal canadien
des droits de la personne

 

Référence : 2016 TCDP 9

Date : Le 25 avril 2016

Numéro du dossier : T1956/3613

Entre :

Ken Kelsh

le plaignant

- et -

La Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Chemin de fer Canadien Pacifique

l'intimée

Décision sur requête

Membre instructeur : Olga Luftig

 



I.  Aperçu du contexte : Historique de la plainte et de l’instruction de l’affaire

[1]  Dans sa plainte modifiée présentée contre la société Chemin de fer Canadien Pacifique (l’intimée), M. Ken Kelsh (le plaignant) allègue avoir été victime :

  • de discrimination en cours d’emploi fondée sur la déficience; de différence de traitement défavorable et de manquement à l’obligation d’adaptation, en contravention de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi);

  • de représailles, en contravention de l’article 14.1 de la Loi;

  • de discrimination systémique dans les pratiques et procédures de l’intimée en matière d’administration de tests et de postulation, en contravention de l’article 10 de la Loi.

[2]  L’intimée ne conteste pas que le plaignant est atteint d’une déficience.

[3]  La Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) ne participe pas à l’audience. Elle n’a pas présenté d’observations relativement à la présente requête. 

[4]  L’audience s’est déroulée en deux périodes, soit du 11 janvier 2016 au 22 janvier 2016 et du 29 février 2016 au 3 mars 2016, date à laquelle le plaignant a clos sa preuve.

[5]  Le 18 janvier 2016, au cours de son interrogatoire principal, le plaignant a déclaré que l’intimée s’était formé à son égard une opinion en quelque sorte défavorable. Son avocat lui a alors demandé s’il se souvenait avoir consulté le Dr Marcus Feak, un psychologue, (question à laquelle le plaignant a répondu par l’affirmative), et lui a posé plusieurs autres questions au sujet des circonstances entourant le rapport du Dr Feak (la description du rapport du Dr Feak est présentée en détail plus loin). Le plaignant a affirmé avoir le sentiment que l’opinion de la direction de l’intimée à son égard était fondée sur le rapport du Dr Feak. Le plaignant a souscrit à la proposition de son avocat, selon laquelle il n’aurait jamais consulté le Dr Feak s’il avait su qu’il avait le droit de passer l’examen oral de la carte E. Le plaignant n’a pas déposé en preuve le rapport du Dr Feak.

[6]  Lors du contre‑interrogatoire du plaignant mené le 18 janvier 2016, l’avocate de l’intimée a soulevé la question du rapport du Dr Feak et lui a demandé si le rapport renfermait des observations avec lesquelles il n’était pas d’accord. Le plaignant a répondu par l’affirmative, indiquant la conclusion particulière qu’il ne partageait pas. L’avocate de l’intimée a examiné avec le plaignant une partie du rapport et a demandé que le rapport soit admis en preuve. L’avocat du plaignant s’y est opposé. 

[7]  L’avocat du plaignant invoquait divers motifs, dont l’impossibilité pour le Dr Feak de témoigner sur le rapport et d’être contre‑interrogé à ce sujet; le fait que le rapport contenait de nombreux renseignements qui n’avaient pas été mentionnés lors de l’interrogatoire principal et dont le Tribunal n’avait pas une idée précise; le fait que le Tribunal serait appelé à examiner un rapport complexe; le fait que le rapport renfermait des éléments de preuve qui portaient préjudice au plaignant; le fait que le rapport ne tranchait pas les questions liées à la capacité du plaignant de fonctionner; le fait que le rapport n’était pas pertinent au regard des questions en litige, étant donné qu’il ne portait pas sur les aspects pratiques relatifs à l’emploi du plaignant et aux exigences en matière d’attestation; et le fait que le rapport avait été obtenu de façon irrégulière et qu’il entraînait un manquement au respect de la vie privée du plaignant. 

[8]  En réponse à ces objections, l’avocate de l’intimée a fait valoir que le rapport était pertinent quant à l’allégation formulée dans la plainte selon laquelle l’intimée avait manqué à son obligation de prendre des mesures d’adaptation pour tenir compte des besoins du plaignant; que le plaignant a parlé de ce rapport lors de l’interrogatoire principal; que l’intimée subirait un préjudice en droit si elle n’était pas autorisée à interroger le plaignant au sujet du rapport, lequel faisait partie de son processus relatif à la prise de mesures d’adaptation.

[9]  Après avoir entendu les observations des parties, et après avoir suspendu brièvement la séance pour examiner ces observations, j’ai décidé d’admettre en preuve le rapport du Dr Feak, mais j’ai conclu que l’impossibilité d’interroger et de contre‑interroger le Dr Feak, aurait un effet sur le poids à accorder à ce document. J’ai aussi décidé que le rapport doit faire l’objet d’une ordonnance de confidentialité. 

[10]  La prochaine série de dates d’audience se déroulera du 2 au 13 mai 2016 (l’audience prévue en mai). On s’attend à ce que l’intimée fasse valoirs ses arguments et close sa preuve, et que les parties présentent leurs observations finales.

II.  La requête de l’intimée

[11]  Le 24 mars 2016, l’intimée a demandé, par voie d’avis de requête, l’autorisation du Tribunal, en vertu de l’alinéa 9(3)e) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (les Règles), pour

a) faire témoigner le Dr Marcus Feak, à titre de témoin expert, à l’audience prévue en mai;

b) permettre au Dr Feak de fournir un témoignage d’expert et un témoignage d’opinion fondés sur les évaluations effectuées au sujet du plaignant le 26 janvier, le 2 février et le 30 mars 2007, ainsi que sur son rapport daté du 28 mars 2007 (le rapport du Dr Feak).

[12]  Je note que le Dr Feak a joint à son rapport du 28 mars 2007 un formulaire provenant des Services de santé au travail (SST) de l’intimée. Le formulaire est intitulé [traduction] « Rapport médical à remplir par le médecin traitant » (le formulaire), porte la date du 30 mars 2007 et est signé par le Dr Feak. Dans sa réponse à la question 8 du formulaire, le Dr Feak renvoie au [traduction] « rapport ci‑joint », à savoir son rapport plus détaillé du 28 mars 2007. Par conséquent, le renvoi au rapport du Dr Feak dans la présente décision porte sur les deux documents.

Les motifs de la requête de l’intimée

[13]  L’intimée fonde sa requête sur les moyens suivants :

  • L’intimée a divulgué le rapport du Dr Feak au plaignant en février 2014 dans le cadre de la communication de documents qui accompagnait son exposé des précisions;

  • Lors du contre‑interrogatoire du plaignant mené le 18 janvier 2016, l’intimée a produit en preuve le rapport du Dr Feak, à titre de pièce R‑1, onglet 4;

  • Le plaignant n’a appelé aucun témoin expert ni d’autre témoin que lui‑même qui s’exprime au sujet de sa capacité de lire et d’écrire et de ses aptitudes en matière d’examen écrit;

  • L’évaluation du plaignant effectuée par le Dr Feak porte sur les aptitudes et les limites de celui‑ci en ce qui a trait à sa capacité de lire et d’écrire ainsi qu’à son fonctionnement général en milieu de travail; le témoignage du Dr Feak est donc essentiel et pertinent à l’égard des principales questions [traduction] « soulevées à l’audience »;

  • Le témoignage du Dr Feak ne causerait aucun préjudice grave au plaignant pour les raisons suivantes :

  • (i) Le rapport du Dr Feak a été communiqué en février 2014, avant l’audience;

  • (ii) Le rapport a déjà été admis en preuve au cours de l’audience;

  • (iii) L’avocat du plaignant peut contre‑interroger le Dr Feak;

  • (iv) Le plaignant peut appeler d’autres témoins en contre‑preuve.

  • Aux termes du paragraphe 48.9(1) de la Loi, l’instruction des plaintes se fait de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle;

  • Selon le paragraphe 50(1) de la Loi, le membre instructeur donne à toutes les parties la possibilité pleine et entière de présenter des éléments de preuve et des observations.

La position du plaignant

[14]  Le plaignant s’oppose à la requête pour les motifs suivants :

  • L’intimée ne s’est pas conformée au paragraphe 6(3) des Règles et a déposé devant le Tribunal un exemplaire du rapport du Dr Feak;

  • L’alinéa 9(3)e) des Règles interdit à la partie qui ne s’est pas conformée au paragraphe 6(3) des Règles de produire en preuve un rapport d’expert et de faire témoigner le témoin expert en question;

  • Le rapport du Dr Feak a été obtenu par des moyens frauduleux et n’aurait jamais dû être rédigé, parce que le manuel des normes de qualification de l’intimée, à la pièce C‑4, onglet 11 du cahier de preuve documentaire 1 du plaignant, établit le droit de ce dernier de passer les examens oraux de la carte D et de la carte E; l’intimée et le superviseur du plaignant à l’époque auraient dû permettre à celui‑ci de passer les examens oraux en 2005;

  • L’évaluation elle‑même portait donc préjudice au plaignant;

  • Les évaluations et le rapport portent également préjudice au plaignant parce qu’ils remontent à neuf ans; ils datent d’une période où le plaignant éprouvait un stress extrême en raison de sa situation familiale et n’ont pas de valeur probante à l’égard de la situation actuelle du plaignant;

  • Le plaignant n’était pas représenté par un avocat en 2007, lorsque le Dr Feak avait procédé aux évaluations et rédigé son rapport;

  • Les évaluations et le rapport du Dr Feak ne s’appliquent pas non plus pour les mêmes raisons; l’intimée prenait [traduction] « en quelque sorte des mesures d’adaptation raisonnables » pour répondre aux besoins du plaignant à l’époque, mesures qui se sont poursuivies pendant [traduction] « environ 4 ans, jusqu’à la fin de 2010 »;

  • Le plaignant a clos sa preuve le 3 mars 2016. Il n’a appris que l’intimée avait l’intention de faire témoigner le Dr Feak à titre de témoin expert que le 24 mars 2016, ce qui lui cause donc un autre préjudice.

[15]  Dans sa réplique à la réponse du plaignant à la requête (« la réponse du plaignant »), l’intimée a ajouté ce qui suit :

  • La réponse du plaignant ne révèle aucun préjudice au plaignant;

  • Subsidiairement, la réponse du plaignant ne porte pas sur les recours offerts à celui‑ci en cas de préjudice découlant du témoignage du Dr Feak – le contre‑interrogatoire et les témoins appelés en contre‑preuve;

  • L’intimée a signifié et déposé le rapport du Dr Feak conformément au paragraphe 6(3) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (03-05-04) (les Règles);

  • Les déclarations formulées aux paragraphes 3 et 5 de la réponse du plaignant au sujet de l’absence d’une représentation par un avocat, de son état d’esprit et du moment où a été effectuée l’évaluation peuvent avoir une incidence sur le poids que le Tribunal accorde au rapport et au témoignage du Dr Feak;

  • Les déclarations du plaignant aux paragraphes 3 et 4 de sa réponse, au sujet du manuel des normes de qualification de l’intimée de 1991 qui prévoit l’administration d’examens oraux sont de simples affirmations, parce que l’intimée n’a pas encore produit des éléments de preuve concernant ses normes de qualification ou les efforts déployés pour répondre aux besoins du plaignant;

  • De plus, les déclarations du plaignant au sujet du manuel des normes de qualification, que l’intimée nie, ne permettent pas à elles seules de rejeter la requête de l’intimée visant à faire témoigner le Dr Feak à titre d’expert, compte tenu des paragraphes 48.9(1) et 50(1) de la Loi.

III.  Question en litige

[16]  La question à trancher dans la présente requête est de savoir si le Tribunal doit autoriser l’intimée à faire témoigner le Dr Marcus Feak, à titre de témoin expert, et permettre à celui‑ci de fournir un témoignage d’expert, y compris le document appelé en l’espèce le « rapport du Dr Feak ». 

IV.  Droit législatif et Règles du Tribunal 

[17]  Le paragraphe 48.9(1) de la Loi prévoit ce qui suit :

L’instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique.

Le paragraphe 50(1) de la Loi dispose notamment ce qui suit :

Le membre instructeur […] instruit la plainte pour laquelle il a été désigné; il donne [à la Commission, aux parties et à tout intéressé] la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations.

L’alinéa 50(3)c) de la Loi prévoit ce qui suit :

Pour la tenue de ses audiences, le membre instructeur a le pouvoir : […]

c) de recevoir, sous réserve des paragraphes (4) et (5), des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire.

Selon les paragraphes 50(4) et (5) respectivement, le membre instructeur ne peut admettre en preuve « les éléments qui, dans le droit de la preuve, sont confidentiels devant les tribunaux judiciaires », et le conciliateur n’est un témoin ni compétent ni contraignable à l’instruction.

[18]  Le paragraphe 1(1) des Règles des procédure du Tribunal canadien des droits de la personne (03-05-04) (les Règles) prévoit ce qui suit :

Les présentes règles ont pour objet de permettre

  • a) que toutes les parties à une instruction aient la possibilité pleine et entière de se faire entendre;

  • b) que l’argumentation et la preuve soient présentées en temps opportun et de façon efficace;

  • c) que toutes les affaires dont le Tribunal est saisi soient instruites de la façon la moins formaliste et la plus rapide possible.

Le paragraphe 1(2) des Règles dispose ce qui suit :

Les présentes règles doivent être appliquées de façon libérale par le membre instructeur dans l’affaire dont il a été saisi, afin de favoriser les fins énoncées au paragraphe 1(1).

Le paragraphe 6(3) des Règles prévoit ce qui suit :

Chaque partie doit signifier à toutes les autres parties et déposer devant le Tribunal, dans le délai fixé par le membre instructeur,

  • a) un rapport pour chaque témoin expert qu’elle a l’intention de citer. Ledit rapport doit

  • (i) être signé par l’expert;

  • (ii) préciser le nom de l’expert, son adresse et ses titres de compétence;

  • (iii) indiquer l’essentiel du témoignage que l’expert en question entend présenter;

  • b) un rapport pour chaque témoin expert qu’elle a l’intention de citer en réponse à un rapport d’expert déposé en vertu de l’alinéa 6(3)a), lequel rapport doit être conforme aux exigences énoncées à l’alinéa 6(3)a).

L’alinéa 9(3)e) des Règles énonce ce qui suit :

À défaut d’obtenir l’autorisation du membre instructeur, laquelle doit être accordée à des conditions conformes aux fins énoncées au paragraphe 1(1), et sous réserve du droit d’une partie de présenter des éléments de preuve en réplique, […]

e) une partie ne peut ni produire en preuve un rapport d’expert, ni faire témoigner un témoin expert à l’audience si elle ne s’est pas conformée au paragraphe 6(3).

Analyse

[19]  Pour décider s’il convient d’accorder l’autorisation que l’intimée demande, j’estime qu’il est nécessaire à ce stade de l’instance d’examiner les questions suivantes :

  • 1) Dans quelle mesure l’intimée s’est‑elle conformée au paragraphe 6(3) des Règles?;

  • 2) En cas de non‑conformité, dans quelle mesure le plaignant a‑t‑il subi un préjudice?;

  • 3) Le préjudice est‑il réparable?

1)  Dans quelle mesure l’intimée s’est‑elle conformée au paragraphe 6(3) des Règles?

[20]  Le paragraphe 6(3) des Règles revêt une importance particulière pour la présente requête puisqu’il énonce une procédure spécifique pour citer des témoins experts. Cette disposition diffère des dispositions générales régissant la citation des témoins n’ayant pas la qualité d’experts. Aux termes du paragraphe 6(3) des Règles, la partie intéressée doit :

  • affirmer son intention de présenter une personne à titre d’expert;

  • signifier aux autres parties et déposer devant le Tribunal « un rapport pour chaque témoin expert qu’elle a l’intention de citer »;

  • indiquer dans le rapport les titres de compétence de l’expert et l’essentiel du témoignage que l’expert en question entend présenter;

  • se conformer à cette même disposition lorsqu’une partie souhaite déposer un rapport d’expert en réponse pour chaque témoin expert que la partie adverse a l’intention de citer [italiques ajoutés].

[21]  Le plaignant a clos sa preuve le 3 mars 2016.

[22]  Selon la procédure habituelle prévue au paragraphe 6(3) des Règles, la partie qui souhaite citer un témoin expert donne avis au Tribunal et aux autres parties. Le Tribunal fixe ensuite un délai suffisant pour permettre à la partie intéressée de signifier et de déposer un rapport d’expert et pour permettre aux autres parties, si elles le souhaitent, de retenir les services de leur propre témoin expert et de signifier et déposer un rapport d’expert en réponse, toujours « dans le délai fixé par le membre instructeur », comme il est prévu au paragraphe 6(3) des Règles. Idéalement, cette procédure est engagée bien avant la tenue de l’audience.

[23]  Il n’est pas contesté que l’intimée a divulgué le rapport du Dr Feak en février 2014, dans le cadre de la communication de documents qui accompagnait son exposé des précisions, même si elle n’a pas déposé le rapport devant le Tribunal, conformément au paragraphe 6(3) des Règles. De plus, le rapport du Dr Feak a été admis en preuve lors du contre‑interrogatoire du plaignant, dans les circonstances mentionnées précédemment.

[24]  Bien que le plaignant se soit opposé à l’admission en preuve du rapport du Dr Feak, il convient de souligner que les objections soulevées n’étaient pas fondées sur la non‑conformité alléguée avec le paragraphe 6(3) des Règles. Ceci est probablement attribuable au fait qu’à cette époque, le report en question n’avait pas été produit en preuve ni admis en preuve à titre de rapport d’expert [italiques ajoutés].

[25]  Par conséquent, bien qu’il ait été communiqué et admis en preuve, le rapport du Dr Feak n’a pas été signifié ni produit en preuve à titre de rapport d’expert, conformément au paragraphe 6(3) des Règles. De plus, l’intimée n’a avisé les parties et le Tribunal qu’elle voulait assimiler le rapport du Dr Feak à un rapport d’expert, ou qu’elle avait l’intention de citer le Dr Feak comme témoin expert qu’au moyen de son avis de requête du 24 mars 2016 – déposé moins de 6 semaines avant la reprise de l’audience prévue en mai, et 3 semaines après que le plaignant eut clos sa preuve. 

[26]  L’intimée n’a pas non plus précisé dans le rapport les titres de compétence du Dr Feak, comme le prévoit le sous‑alinéa 6(3)a)(ii) des Règles.

[27]  Compte tenu de tout ce qui précède relativement au paragraphe 6(3) des Règles et aux actes ou omissions de l’intimée, je conclus que cette dernière ne s’est pas conformée audit paragraphe.

2) En cas de non‑conformité au paragraphe 6(3) des Règles, dans quelle mesure le plaignant a‑t‑il subi un préjudice?

[28]  J’estime que l’argument du plaignant selon lequel le rapport du Dr Feak, en soi, lui porte préjudice et qu’il n’aurait jamais dû être rédigé de toute façon se rapporte au bien‑fondé de celui‑ci. Il serait prématuré à ce stade pour le Tribunal de se prononcer sur cet argument. 

[29]  Je conclus que, puisque l’intimée ne s’est pas conformée au paragraphe 6(3) des Règles et qu’elle n’avait avisé le plaignant que le 24 mars 2016 qu’elle avait l’intention de demander l’autorisation d’assimiler le rapport du Dr Feak à un rapport d’expert et de citer le Dr Feak comme témoin expert, le plaignant n’a pas eu une possibilité raisonnable de retenir les services de son propre témoin expert et d’obtenir un rapport d’expert en réponse, conformément à l’alinéa 6(3)b)des Règles.

[30]  Le plaignant a été également privé de la possibilité de citer d’autres témoins en contre‑preuve. Il est possible que le plaignant et son avocat décident en fait de ne pas le faire, mais l’intimée a effectivement privé le plaignant de la possibilité de procéder de la sorte avant de clore sa preuve. 

[31]  Par conséquent, je conclus que, dans la mesure où il a été privé de la possibilité de répondre à l’avance au témoignage d’expert livré par le Dr Feak, par l’intermédiaire de son propre expert ou d’autres témoins, le plaignant a subi un préjudice.

[32]  Par contre, il existe plusieurs facteurs qui tendent à diminuer le préjudice subi par le plaignant.

[33]  Au paragraphe 22 de son exposé des précisions daté du 17 décembre 2013, le plaignant affirme que Dennis Curtis lui a demandé de se soumettre à un examen psychologique en 2007, ce qui a mené à l’évaluation effectuée par le Dr Feak et au rapport à cet égard.

[34]  Au paragraphe 22 de son exposé des précisions, le plaignant cite également deux passages du rapport du Dr Feak à l’appui des mesures de réparations qu’il sollicite – à savoir la permission de passer l’examen de la carte D oralement.

[35]  Le plaignant a divulgué le rapport du Dr Feak dans le cadre de sa propre communication de documents qui accompagnait son exposé des précisions (au par. 22). Comme il a été mentionné précédemment, le plaignant a aussi témoigné au sujet du rapport lors de son interrogatoire principal. Le rapport du Dr Feak fait donc partie de l’exposé des faits du dossier du plaignant.

[36]  L’exposé des précisions de l’intimée fait également état du rapport du Dr Feak – aux paragraphes 61, 64, 79, 94, 95 et 96. J’estime que ledit rapport fait aussi partie de l’exposé des faits du dossier de l’intimée et que le plaignant en était au courant depuis le moment où l’exposé des précisions de l’intimée lui a été signifié. 

[37]  Compte tenu de ce qui précède, on ne peut conclure que les capacités de lire et d’écrire du plaignant et leur effet sur son aptitude de faire le travail qu’il souhaite sont autant de points litigieux dans la présente plainte. 

[38]  Le rapport du Dr Feak traite de ces mêmes questions et le plaignant en était au courant depuis un certain temps. 

[39]  Pour déterminer le préjudice subi par le plaignant, je prends aussi en compte les observations formulées par celui‑ci dans sa réponse à la requête, portant que le rapport remonte à 9 ans, qu’il date d’une période où le plaignant n’était pas représenté par un avocat et éprouvait un stress considérable en raison de sa vie personnelle. Ces facteurs peuvent avoir une incidence sur le poids qui sera finalement accordé au rapport du Dr Feak.

[40]  En outre, il ne faut pas perdre de vue que le rapport a déjà été produit en preuve lors du contre‑interrogatoire du plaignant. Lorsque j’ai admis le rapport en preuve, j’ai conclu à sa pertinence pour la plainte aux fins pour lesquelles il avait été initialement présenté. 

[41]  Dans l’ensemble, je suis d’avis que le plaignant subit un préjudice important du fait que l’intimée ne s’est pas conformée au paragraphe 6(3), et en raison du moment où l’intimée a déposé sa requête, mais qu’il ne s’agit pas d’un préjudice subi réellement à la suite du « recours à des pièges ». On ne saurait affirmer en l’espèce que le témoignage potentiel d’expert prend le plaignant complètement au dépourvu, à savoir qu’il n’y avait absolument aucun avis donné (implicitement ou explicitement) de ce témoignage d’expert, et qu’aucun de ces éléments de preuve n’avait dont été, jusqu’à ce moment‑là, versé au dossier de quelque façon que ce soit.

[42]  Je note que l’intimée ne conteste pas le droit du plaignant d’appeler des témoins en contre‑preuve.

[43]  J’examinerai maintenant la question de savoir dans quelle mesure le préjudice est réparable.

3) Le préjudice est‑il réparable?

[44]  J’ai conclu que le plaignant a subi un préjudice. Le droit de l’intimée de se voir donner la possibilité pleine et entière de présenter sa position doit être concilié avec le droit du plaignant, si le témoignage d’expert livré par le Dr Feak est admis en preuve, de se voir donner à son tour la possibilité pleine et entière de présenter une contre‑preuve en réponse au témoignage du Dr Feak, et de formuler des observations à ce sujet.

[45]  Le paragraphe 9(3) des Règles confère au Tribunal une grande latitude pour concevoir une réparation afin de supprimer le préjudice subi par l’autre partie si le membre instructeur accorde une autorisation à la partie qui ne s’est pas conformée au paragraphe 6(3) des Règles. Le membre instructeur peut accorder une autorisation « à des conditions conformes aux fins énoncées au paragraphe 1(1) ». 

[46]  Je conclus que, si le plaignant souhaite demander une telle autorisation, un ajournement qui donne lieu à un délai utile et raisonnable permettrait à celui‑ci de se trouver dans la position où il se serait autrement trouvé si l’intimée lui avait donné l’avis approprié concernant le Dr Feak. Le plaignant aurait ainsi la possibilité de citer son propre témoin expert et d’obtenir son propre rapport d’expert, s’il souhaite le faire, ou de citer d’autres témoins en contre‑preuve au sujet du rapport et du témoignage du Dr Feak.

[47]  Il n’est pas nécessaire d’ajourner l’ensemble de la période de l’audience qui se déroulera du 2 au 13 mai 2016 pour régler complètement cette question. Cela ne serait pas dans l’intérêt des parties qui souhaitent que l’audience se déroule aux dates fixées. 

[48]  L’intimée a présenté un échéancier pour l’audience prévue en mai, qui comprend les dates réservées pour citer ses propres témoins. Au regard du 8e jour de l’audience prévue en mai, après la comparution de tous ses témoins, mais avant la présentation des observations finales, l’intimée propose une [traduction] « possible contre‑preuve ». Je tiens pour acquis que ce jour est indiqué comme date à laquelle le plaignant pourra citer son témoin expert en réponse ou appeler des témoins en contre‑preuve relativement au rapport et au témoignage du Dr Feak.

[49]  J’estime qu’il est raisonnable de présumer que le plaignant et son avocat consacreront leur temps à l’audience pendant les 7 premiers jours. Par conséquent, le calendrier que l’intimée propose ne permet pas au plaignant de bénéficier d’un délai raisonnable pour pouvoir trouver un expert ou un autre témoin en contre‑preuve, si son avocat et lui décident de le faire. 

[50]  Si le Tribunal reconnaît la qualité d’expert du Dr Feak et que le plaignant souhaite présenter une preuve d’expert ou autre et citer un témoin expert ou d’autres témoins en réponse au rapport et au témoignage du Dr Feak, il aura le droit à un ajournement, après la comparution de tous les témoins de l’intimée, procédure dont je fixerai les modalités après avoir entendu les observations des parties. En d’autres termes, tous les témoins de l’intimée feront l’objet d’un interrogatoire principal et d’un contre‑interrogatoire, ainsi que d’un réinterrogatoire, le cas échéant. Le plaignant aura alors disposé d’un délai suffisant pour décider s’il demande l’ajournement en question et les deux parties pourront présenter des observations sur les modalités de l’ajournement. 

[51]  Il ressort des motifs qui précèdent que je ne dispose pas entièrement de la requête de l’intimée ni des arguments des parties. En effet, il est extrêmement difficile d’examiner à fond l’ensemble des objections au sujet du témoignage d’expert proposé avant que ledit témoin ne soit réellement produit (voir à cet égard SSEFPN c. PGC, 2012 TCDP 28). Selon l’article 3 des Règles, le membre du Tribunal qui est saisi d’une requête peut donner des directives au sujet de la présentation de l’argumentation et de la preuve, et préciser notamment sous quelle forme, de quelle manière et à quel moment elles doivent être présentées, et disposer de la requête de la façon qu’il estime indiquée.

[52]  Dans la présente décision, j’ai abordé la question du préjudice découlant de la non‑conformité avec le paragraphe 6(3) des Règles et j’ai déterminé que cela ne fait pas obstacle au redressement demandé par l’intimée. Toutefois, l’affaire n’est pas tranchée pour autant. Les autres questions concernant l’admissibilité du témoignage d’expert du Dr Feak, dont celles portant sur son rapport, seront examinées lors de l’audience prévue en mai. Dans l’ordonnance qui suit, je donne une directive sur l’obligation de production de l’intimée ainsi que sur la procédure que j’ai l’intention de suivre à la reprise de l’audience. Ce n’est qu’après avoir examiné toutes les questions que je serai en mesure de décider ultimement s’il convient d’accorder l’autorisation prévue au paragraphe 9(3) des Règles et permettre au Dr Feak de témoigner à titre d’expert.

V.  Ordonnance

[53]  L’intimée doit, au plus tard le 29 avril 2016, faire parvenir aux parties, et déposer devant le Tribunal, une déclaration des titres de compétence du Dr Feak, conformément au sous‑alinéa 6(3)a)(ii) des Règles de procédure du Tribunal (03-05-04).

[54]  Lors de l’audience qui doit débuter le 2 mai 2016, l’intimée peut citer le Dr Marcus Feak à titre de témoin expert et le plaignant peut contre‑interroger celui‑ci et formuler des observations sur (i) la question de savoir s’il convient de reconnaître la qualité de témoin expert du Dr Feak et sur (ii) l’admissibilité générale du témoignage qu’il compte livrer.

[55]  Le Tribunal décidera alors s’il reconnaît la qualité de témoin expert du Dr Feak.

[56]  Si le Tribunal décide de reconnaître la qualité de témoin expert du Dr Feak, il faut procéder comme suit : après le témoignage de tous les témoins de l’intimée et avant la présentation des observations finales, le plaignant doit avoir l’occasion de présenter une contre‑preuve au sujet du rapport et du témoignage du Dr Feak. Le plaignant peut demander un ajournement à cette fin, dont les modalités seront établies par le Tribunal, après avoir entendu toutes les parties. Peu importe si le plaignant demande un ajournement, la contre‑preuve que le plaignant peut choisir de présenter sera assujettie aux exigences énoncées à l’article 6 des Règles. 

Signée par

Olga Luftig 

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 25 avril 2016

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