Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Canadian Human Rights Tribunal

Titre : Tribunal's coat of arms

Tribunal canadien des droits de la personne

Référence : 2016 TCDP 8

Date : le 10 mars 2016

Numéros des dossiers : T2041/4214 et T2042/4314

Entre :

Keith Waddle

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

Chemin de fer Canadien Pacifique

- et –

Conférence ferroviaire de Teamsters Canada

les intimés

Décision sur requête

Membre : Ricki T. Johnston

 



[1]  Il s’agit d’une requête présentée par le plaignant, M. Keith Waddle (le plaignant), en vue de modifier son exposé des précisions pour y ajouter des allégations se rapportant à une allégation de discrimination fondée sur la situation de famille (la requête).  Chacun des intimés, le Chemin de fer Canadien Pacifique (le CFCP) et la Conférence ferroviaire Teamsters Canada (CFTC), s’oppose à la requête.  La Commission canadienne des droits de la personne (la CCDP) n’a pas pris position.

I.  L’histoire de la plainte

[2]  Le 28 mars 2012, le plaignant a déposé des plaintes auprès de la CCDP contre le CFCP et la CFTC.  Les plaintes initiales ne contenaient pas, à première vue, d’allégations se rapportant à une discrimination fondée sur la situation de famille.  Les allégations contenues dans les plaintes se rapportaient plutôt strictement à une déficience alléguée.  Les deux plaintes, qui ont été réunies lors de leur renvoi au Tribunal parce qu’elles soulevaient essentiellement les mêmes questions de fait et de droit, sont ci‑après appelées « les plaintes ».

[3]  Environ 17 mois après le dépôt des plaintes, par lettre en date du 28 août 2013, un enquêteur de la CCDP a communiqué avec le CFCP et la CFTC et indiqué ce qui suit :

[traduction] Je joins à la présente lettre un formulaire de résumé de la plainte modifié qui ajoute le motif de la situation de famille à la plainte.  Cela a été fait sans modifier le formulaire de plainte, car les deux parties ont répondu aux allégations soulevées par le plaignant.

[4]  Par une lettre portant la même date, à laquelle étaient joints les formulaires de résumé de la plainte modifiés, un enquêteur de la CCDP a également communiqué avec le plaignant en indiquant ce qui suit :

[traduction] Je joins à la présente lettre les formulaires de résumé de la plainte modifiés qui ajoutent le motif de la situation de famille aux plaintes.  Cela a été fait sans modifier le formulaire de plainte

[5]  À cette époque, les formulaires de résumé de la plainte ont été modifiés pour ajouter la situation de famille comme motif de distinction au titre de l’article 7 de la LCDP.  La lettre du 28 août 2013 adressée au CFCP et à la CFTC indiquait que la CCDP ne modifierait pas les plaintes, car les deux intimés avaient déjà eu la possibilité de répondre aux allégations relatives à la situation de famille au cours de l’enquête.  La CFTC s’est opposée par écrit à l’ajout de la situation de famille comme motif de distinction.  Je ne dispose d’aucun élément de preuve établissant que la CCDP a répondu à cette opposition.

[6]  Selon le rapport d’enquête que la CCDP a présenté dans la présente affaire le 1er mai 2014, le plaignant n’a fourni aucun motif raisonnable à l’appui de ses allégations se rapportant à une allégation de discrimination fondée sur la situation de famille, de sorte que l’enquêteuse n’a pas donné suite à cette allégation.

[7]  Le 30 juillet 2014, le président par intérim de la CCDP a renvoyé la présente affaire au Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) au moyen d’une lettre de renvoi indiquant que des [traduction] « copies des formulaires de plainte sont jointes aux présentes ».  Étaient jointes à cette lettre des copies des deux formulaires de résumé de la plainte modifiés, des copies des deux formulaires de résumé de la plainte initiaux et des copies des plaintes.  Dans chacun des deux formulaires de résumé de la plainte modifiés, la situation de famille avait été ajoutée comme motif de distinction.  Les plaintes, telles qu’elles ont été renvoyées au Tribunal, et sans tenir compte des formulaires de résumé de la plainte modifiés, ne contenaient, à première vue, aucune mention d’allégations se rapportant à une discrimination fondée sur la situation de famille, et ne faisaient état que d’une allégation de discrimination fondée sur la déficience.

[8]  À la suite du renvoi de la présente affaire au Tribunal, le plaignant a demandé à être représenté et, le 7 octobre 2014, son avocat s’est vu communiquer les documents de la CCDP, y compris les formulaires de résumé de la plainte modifiés.  En dépit du contenu des formulaires de résumé de la plainte modifiés, lorsque l’avocat du plaignant a déposé l’exposé des précisions, le 30 octobre 2014, il n’a pas été fait mention d’une discrimination fondée sur la situation de famille.  Le plaignant soutient qu’avant le renvoi de l’affaire au Tribunal, il avait compris, compte tenu des observations que lui avait faites la CCDP, que le motif de la situation de famille avait été rejeté en raison d’un délai de prescription.  Il aurait donc dit à son avocat de ne pas l’inclure dans l’exposé des précisions.

[9]  Après le dépôt de l’exposé des précisions du plaignant, le CFCP et la CFTC ont déposé leurs exposés des précisions, et l’affaire a suivi son cours de l’étape de la communication au premier jour de l’audience sans que l’un ou l’autre du plaignant, du CFCP ou de la CFTC ne fasse allusion devant le Tribunal à des allégations de discrimination fondée sur la situation de famille.

[10]  L’audience relative à la présente affaire a commencé le 16 novembre 2015.  Au début de l’audience, l’agent du greffe a lu les formulaires de résumé de la plainte modifiés figurant dans le dossier, lesquels mentionnaient à la fois la déficience et la situation de famille comme motifs de distinction allégués.  À ce moment‑là, il est devenu clair que chacun des avocats du plaignant, du CFCP et de la CFTC avait compris que l’affaire serait instruite en fonction de la déficience comme unique motif de distinction allégué.  Le CFCP et la CFTC se sont opposés à la présentation de tout élément de preuve se rapportant à l’allégation de discrimination fondée sur la situation de famille.  La CCDP ne s’est pas présentée à l’audience et aucune observation n’a été présentée en son nom.

[11]  L’avocat du plaignant a confirmé, à cette étape de l’audience, qu’il ne savait pas que la situation de famille avait été ajoutée dans le formulaire de résumé de la plainte modifié et qu’il avait rédigé et déposé l’exposé des précisions en ne tenant compte que de la déficience. Après une pause pendant laquelle il avait pu s’entretenir avec son client, l’avocat du plaignant a demandé l’ajournement de l’audience afin de présenter une demande en vue de modifier l’exposé des précisions pour tenir compte des allégations relatives à la situation de famille.  J’ai brièvement retardé l’ajournement pour permettre l’audition de certains témoignages dont l’audition était déjà prévue.

[12]  Après qu’elle se soit brièvement poursuivie, l’audience a été ajournée à la demande du plaignant, et avec le consentement des intimés, en raison d’une autre affaire.  Après l’ajournement, le plaignant a continué d’être représenté par un avocat pendant une courte période.  Par la suite, il a fait savoir qu’il n’était plus représenté par avocat et qu’il allait de l’avant avec une requête en modification de son exposé des précisions pour résoudre toutes les questions restées en suspens, dont celle des allégations relatives à la situation de famille.

[13]  Dans la requête déposée le 26 décembre 2015, le plaignant a confirmé qu’il demandait la modification de son exposé des précisions pour y ajouter la situation de famille.  Il a relaté le processus du dépôt de ses plaintes à la CCDP et de la prise en considération du motif de la situation de famille à l’étape de la CCDP, mais n’a pas énoncé la modification qu’il demandait ni les détails de l’allégation fondée sur la situation de famille. Le Tribunal a ordonné au plaignant de fournir plus de détails sur son allégation de discrimination fondée sur la situation de famille, ce qu’il a fait, le 4 février 2016, au moyen d’un addenda à la requête (l’addenda).

II.  Les allégations relatives à la situation de famille

[14]  Les plaintes initiales déposées en l’espèce faisaient état d’une discrimination fondée sur la déficience découlant du fait que le CFCP ou la CFTC, ou les deux, avaient omis de prendre des mesures d’adaptation adéquates relativement à la déficience alléguée du plaignant pendant la période allant de juillet 2011 au 7 février 2012.  Dans l’exposé des précisions initial, le plaignant affirme qu’au 7 février 2012, des mesures d’adaptation suffisantes avaient été prises à son endroit.

[15]  Les allégations relatives à la situation de famille contenues dans l’addenda portent essentiellement que, dans le cadre du processus visant à établir des mesures d’adaptation relativement à la déficience alléguée du plaignant, le CFCP ou la CFTC, ou les deux, n’ont pas correctement indiqué aux autres acteurs de leur organisation que le plaignant avait des obligations familiales à Lethbridge (Alberta), où il résidait et travaillait à l’époque.  La discrimination fondée sur la situation de famille se serait produite entre juillet 2011 et le 30 avril 2012.

III.  La position du plaignant

[16]  Le plaignant soutient que les allégations relatives à la situation de famille font à juste titre partie de sa plainte et qu’il ne serait causé aucun préjudice aux autres parties si sa requête en vue de modifier son exposé des précisions était accueillie.

[17]  Le Tribunal a le pouvoir d’autoriser des modifications aux fins de déterminer « […] les véritables questions litigieuses entre les parties », pourvu que le fait d’autoriser les modifications « […] serve les intérêts de la justice » (Canderel Ltée c. Canada, 1993 CanLII 2990 (CAF) (Canderel), cité dans Canada (P.G.) c. Parent, 2006 CF 1313, au paragraphe 30 (Parent); Tabor c. La Première nation Millbrook, 2013 TCDP 9 (Tabor), au paragraphe 4.  Je reconnais que ces décisions traitaient de modifications apportées à la plainte elle‑même, mais en me fondant sur le même raisonnement, et aux mêmes fins, j’estime que l’exposé des précisions qui précise les présentes plaintes relève de la même procédure souple de modification.

IV.  Les positions des intimés

[18]  Les intimés ont chacun présenté des arguments initiaux à l’encontre de la demande de modification du plaignant.  Après qu’il eut été ordonné au plaignant de fournir plus de détails sur ses allégations de discrimination fondée sur la situation de famille et que celui‑ci l’eut fait dans l’addenda, les intimés ont présenté d’autres arguments à l’encontre de la requête du plaignant.  La CCDP a été avisée de la requête, mais s’est abstenue de présenter des observations.

[19]  La CFTC s’est opposée à la requête pour les motifs suivants :

1.  l’allégation de discrimination fondée sur la situation de famille constitue une nouvelle plainte qui ne relève pas de la compétence du Tribunal;

2.  la modification demandée ne donne pas suffisamment de précisions sur les éléments que le plaignant invoque à l’appui de l’allégation de discrimination fondée sur la situation de famille;

3.  la requête du plaignant n’établit pas une preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille.

[20]  Le CFCP s’est opposé à la requête pour les motifs suivants :

1.  le Tribunal n’a pas compétence pour autoriser la modification en raison des lacunes que comportent les plaintes, et des conclusions et intentions de l’enquêteuse de la CCDP;

2.  la modification demandée ne donne pas suffisamment de précisions sur les éléments que le plaignant invoque à l’appui de l’allégation de discrimination fondée sur la situation de famille;

3.  la requête du plaignant n’établit pas une preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille;

4.  la requête du plaignant, si elle était accueillie, constituerait un abus de procédure;

5.  la requête du plaignant, si elle était accueillie, serait indûment préjudiciable et entraînerait des inefficacités procédurales.

[21]  Les arguments du CFCP et de la CFTC seront examinés conjointement.

V.  La compétence

[22]  Les arguments de la CFTC et du CFCP quant à la compétence sont distincts.  La CFTC fait valoir que le Tribunal n’a pas compétence pour modifier une plainte après un renvoi de la part de la CCDP de manière à introduire une plainte fondamentalement nouvelle.  Le CFCP fait valoir que le Tribunal n’a pas compétence pour autoriser la présente modification pour les deux motifs suivants :

1.  les plaintes ne contenaient aucune mention des allégations relatives à la situation de famille, lesquelles n’étaient mentionnées que dans le formulaire de résumé de la plainte modifié.  En l’absence d’une plainte en bonne et due forme fondée sur le motif de la situation de famille, le Tribunal n’est pas compétent;

2.  le Tribunal n’a pas compétence pour autoriser la modification demandée parce que la CCDP n’a pas fait enquête sur l’allégation de discrimination fondée sur la situation de famille et n’avait pas l’intention de l’inclure dans le renvoi.

A.  La compétence et le caractère suffisant de la plainte

[23]  Le CFCP soutient que le fait que les plaintes ne décrivent pas adéquatement l’allégation de discrimination fondée sur la situation de famille empêche le Tribunal de se déclarer compétent à l’égard de cet aspect des plaintes.  Le CFCP a cité la décision Commission canadienne des droits de la personne c. Bell Canada, 1981 CanLII 5 (TCDP) (Bell), dans laquelle le Tribunal a conclu qu’il n’avait pas compétence pour entendre une affaire renvoyée par la CCDP, car le caractère de la plainte initiale était si insuffisant que la plainte a été considérée comme n’ayant jamais été déposée.  Dans la décision Bell, le Tribunal a conclu que :

[…] étant donné l’absence de plainte dûment déposée, ce tribunal n’a pas été constitué conformément à la Loi canadienne sur les droits de la personne, et n’est donc pas compétent pour juger de l’affaire dont il est saisi.

[24]  La décision Bell élève au rang de problème de compétence les problèmes liés au caractère insuffisant des précisions fournies dans une plainte.  Ce raisonnement pose problème par rapport aux normes actuelles pour deux raisons principales.  La première se rapporte au libellé de l’ancien paragraphe 39(1) de la LCDP, qui parle de constitution du Tribunal.  Cette disposition, sur laquelle le tribunal s’est fortement appuyé pour définir sa compétence dans la décision Bell, n’existe plus dans la LCDP actuelle.  Deuxièmement, un bon nombre de décisions des cours supérieures (Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, 1992 CanLII 81 (CSC); Canada (P.G.) c. Robinson, 1994 CanLII 3490 (CAF); Bell Canada c. S.C.C.É.P., 1998 CanLII 8700 (CAF); CCDP c. A.C.E.T., 2002 CFPI 776, aux paragraphes 30 à 32; Société du musée canadien des civilisations c. A.F.P.C. (section locale 70396), 2006 CF 704, aux paragraphes 37 à 54 (Museum); Parent, précité, aux paragraphes 30 à 44), lorsqu’elles sont lues ensemble, indiquent clairement que, pour diverses raisons, les plaintes n’arrivent pas toujours au Tribunal en parfait état, mais que cela ne signifie pas que la plainte est entachée d’un vice fatal; lorsque la question est soulevée, il incombe au Tribunal de s’efforcer de rendre la plainte conforme aux procédures.

[25]  Le Tribunal s’est prononcé sur cette dynamique dans la décision Gaucher c. F.A.C., 2005 TCDP 1, aux paragraphes 11 à 12 (citée avec approbation par la Cour dans la décision Museum, au paragraphe 52) :

[…] Il est inévitable que de nouveaux faits et de nouvelles circonstances soient souvent révélés au cours de l’enquête. Il s’ensuit que les plaintes sont susceptibles d’être précisées. Dans la mesure où le fond de la plainte initiale est respecté, je ne vois pas pourquoi la plaignante et la Commission ne devraient pas être autorisées à clarifier et à expliquer les allégations initiales avant la tenue d’une audience à l’égard de l’affaire.

[26]  La portée de la compétence du Tribunal dans une affaire donnée ne se définit pas par le caractère suffisant des plaintes initiales déposées par le plaignant, mais par la demande d’instruction de la CCDP.  Les lacunes que comportent les précisions relatives à une plainte peuvent être corrigées devant la CCDP au moyen de modifications, ou devant le Tribunal, au moyen de modifications apportées à la plainte ou par le dépôt d’exposés des précisions et la modification de ces exposés des précisions.

[27]  La véritable question de compétence qui se pose dans la présente requête est de savoir ce qui constituait « les plaintes » qui ont été renvoyées au Tribunal : les plaintes prises en soi, ou les plaintes prises conjointement avec les formulaires de résumé de la plainte modifiés?  La portée de ce renvoi est particulièrement importante parce qu’il est clair qu’a première vue, les plaintes ne disent rien au sujet de l’allégation de discrimination fondée sur la situation de famille.

[28]  La jurisprudence du Tribunal n’a pas décidé de façon définitive si le formulaire de résumé de la plainte fait partie de la plainte aux fins de la compétence.  Dans des décisions antérieures, le Tribunal a examiné le formulaire de résumé de la plainte pour déterminer la nature de la plainte lorsque le formulaire de plainte était incomplet (voir Deschambeault c. Cumberland House Cree Nation, 2008 TCDP 48 (Deschambeault)).  Toutefois, dans l’affaire Deschambeault, le formulaire de plainte contenait toutes les allégations factuelles et le formulaire de résumé de la plainte n’a été utilisé que pour définir la pratique discriminatoire et le motif illicite qui se dégageaient de ces allégations.  En l’espèce, ce sont les formulaires de résumé de la plainte modifiés eux‑mêmes qui contiennent la seule mention de l’aspect relatif à la situation de famille de l’allégation de discrimination.  Les formulaires de résumé de la plainte modifiés ne font pas que préciser les allégations contenues dans les plaintes.  Pour pouvoir conclure qu’il est compétent, le Tribunal devrait plutôt conclure que les formulaires de résumé de la plainte constituent un élément essentiel des plaintes.

[29]  Il aurait été très utile à cet égard de recevoir une forme quelconque d’observations de la part de la CCDP quant à l’objet du formulaire de résumé de la plainte, et au lien qui l’unit généralement à la plainte.  Malheureusement, aucune observation de cette nature n’a été présentée.

[30]  Selon la preuve dont dispose le Tribunal dans le cadre de la présente requête, il est clair que la CCDP a directement informé les parties qu’il n’était pas nécessaire de modifier les plaintes initiales, et que seuls les formulaires de résumé de la plainte seraient modifiés pour ajouter le motif fondé sur la situation de famille aux plaintes.  Par sa propre procédure, la CCDP a elle‑même accordé du poids au formulaire de résumé de la plainte et à ses modifications.  De plus, dans sa lettre renvoyant l’affaire au Tribunal, le président par intérim de la CCDP a inclus tous les formulaires de résumé de la plainte, les formulaires de résumé de la plainte modifiés et les plaintes.  Étant donné que la lettre de renvoi elle‑même ne dit essentiellement rien sur la portée de la plainte faisant l’objet du renvoi, on doit conclure de l’examen de l’ensemble des documents joints à l’appui du renvoi que le résumé de la plainte peut servir d’instrument de modification de la plainte.

[31]  Compte tenu de l’usage particulier que la CCDP a fait du formulaire de résumé de la plainte modifié en l’espèce, le Tribunal conclut qu’il fait effectivement partie des plaintes et peut aider à définir la portée de la compétence du Tribunal.

B.  La compétence et le rapport de l’enquêteuse de la CCDP

[32]  Le CFCP soutient également que le Tribunal n’a pas compétence pour entendre la présente affaire parce que l’enquêteuse de la CCDP n’avait pas l’intention qu’elle fasse l’objet d’une enquête ou d’un renvoi.  Il ressort clairement du rapport de l’enquêteuse qu’elle estimait que le plaignant n’avait fourni aucun motif raisonnable à l’appui de son allégation de discrimination fondée sur la situation de famille, de sorte qu’elle n’avait pas [traduction] « donné suite à l’allégation de discrimination fondée sur la situation de famille ».  Toutefois, cet argument du CFCP soulève plusieurs problèmes.

[33]  D’abord, il n’est pas rare que la CCDP renvoie des affaires au TCDP d’une manière contraire aux conclusions de ses enquêteurs.  Les rapports des enquêteurs ne font pas partie des renvois au TCDP, et ne définissent pas la portée de ces renvois.  La décision que le Tribunal a rendue dans l’affaire Gover c. L’Agence des services frontaliers du Canada, 2013 TCDP 14, où les intimés contestaient le renvoi d’une partie de la plainte en se fondant sur les conclusions du rapport de l’enquêteur de la CCDP, est utile sur ce point :

[38]  En effet, il ressort que, sur le plan juridique, seule la lettre adressée par la Commission canadienne des droits de la personne à la présidente du Tribunal canadien des droits de la personne confère au Tribunal tous les pouvoirs que la Loi prévoit à l’alinéa 44(3)a) et à l’article 49 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[34]  Ensuite, bien que le rapport de l’enquêteuse indiquât qu’il n’avait pas été donné suite à l’allégation de discrimination fondée sur la situation de famille, la CCDP n’a pas ordonné que d’autres changements soient apportés aux plaintes.  Plus tôt dans la procédure, la CCDP avait utilisé les formulaires de résumé de la plainte modifiés pour ajouter la situation de famille aux plaintes.  Après avoir consulté son enquêteuse, la CCDP aurait pu rejeter la partie des plaintes qui se rapportait à la situation de famille en vertu de l’alinéa 44(3)b) de la LCDP.  Voir, par exemple, Lindor c. TPSGC, 2014 TCDP 13, au paragraphe 2; Emmett c. ARC, 2013 TCDP 12, au paragraphe 40 (Emmett) et Johnston c. F.A.C., 2007 TCDP 42, au paragraphe 6.  Elle a choisi de ne pas le faire.

[35]  Enfin, le fait de définir la compétence du Tribunal en fonction du rapport de l’enquêteur, ou en fonction du bien‑fondé de la décision de la CCDP de renvoyer l’affaire, va à l’encontre de la jurisprudence du Tribunal.  Il est clair que les affaires peuvent être renvoyées au TCDP pour instruction en dépit des conclusions de l’enquêteur de la CCDP, et que le Tribunal n’a pas compétence pour réviser la décision de renvoyer l’affaire à la lumière de l’enquête, compétence qui appartient à la Cour fédérale.

[36]  Dans la décision Tweten c. RTL Robinson Enterprises Ltd., 2004 TCDP 8, le Tribunal a examiné sa compétence dans une situation de renvoi semblable :

[29]  Dans un autre ordre d’idées, le fait que trois enquêteurs différents aient fait enquête sur la plainte au nom de la Commission au cours des deux années qui ont suivi son dépôt, le fait que le dernier enquêteur ait recommandé de ne pas faire un renvoi au Tribunal et le fait que la Commission ait renvoyé la plainte au Tribunal en dépit de cette recommandation sont autant d’éléments qui auraient dû faire partie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission de renvoyer la plainte au Tribunal.

[30]  En l’espèce, le dossier révèle que l’intimée n’a pas présenté de demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission de renvoyer la plainte de M. Tweten au Tribunal. Tel qu’indiqué précédemment, le Tribunal n’a pas compétence pour réviser cette décision.

[37]  Par conséquent, si le CFCP ou la CFTC n’étaient pas d’accord avec la portée du renvoi dans la présente affaire, que ce soit en raison des conclusions de l’enquêteur ou pour toute autre raison, leur recours consistait à présenter une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale.

C.  Les conclusions concernant la compétence

[38]  La compétence du Tribunal en l’espèce est définie par la portée du renvoi fait par la CCDP, c’est‑à‑dire la demande d’instruction.  Ce renvoi visait l’intégralité des plaintes, qui, selon les faits particuliers de la présente affaire, comprennent les formulaires de résumé de la plainte modifiés et les plaintes.  Le Tribunal a donc compétence pour se prononcer tant sur le motif de la situation de famille que sur celui de la déficience, et pour faire droit à la présente requête, dans l’éventualité où il serait approprié de le faire.

VI.  Le caractère insuffisant des précisions fournies à l’égard des allégations fondées sur le statut de famille

[39]  Dans sa requête initiale, le plaignant a omis de fournir des précisions à l’appui de ses allégations se rapportant à une discrimination fondée sur la situation de famille.  Après avoir reçu la requête, le CFCP et la CFTC ont tous deux fait valoir que le motif n’avait pas été invoqué avec suffisamment de précision pour leur permettre de se préparer en vue d’y répondre à l’audience.  Plus particulièrement, la requête ne permettait pas de savoir en quoi consisterait la modification de l’exposé des précisions.  Après avoir moi‑même examiné la requête, j’ai ordonné au plaignant de produire un addenda, ce qu’il a fait, et dans cet addenda, il énonce les allégations sur lesquelles repose son allégation de discrimination, y compris les événements, le moment où lesdits événements se sont produits et les personnes concernées.

[40]  Le CFCP, en particulier, a fait valoir que la requête ne satisfaisait pas aux exigences de l’alinéa 3(1)c) des Règles du TCDP :

3(1) Les requêtes, y compris les requêtes d’ajournement, sont présentées par voie d’avis de requête. Ledit avis doit

[…]

c) indiquer le redressement recherché et les motifs invoqués à l’appui;

[41]  Comme il a été statué dans la décision A.F.P.C. c. Gouvernement des Territoires du Nord‑Ouest (Ministre du Personnel), 1999 CanLII 19858 (TCDP), il faut que chacune des parties donne des détails, et ce, afin de bien définir les questions en litige, de permettre aux parties de se préparer à l’audience, d’éviter les surprises et de faciliter l’audience.

[42]  La requête initiale du plaignant ne satisfaisait pas aux exigences de l’alinéa 3(1)c) des Règles, mais l’addenda donne suffisamment de détails sur les allégations relatives à la situation de famille proposées pour que les intimés puissent déterminer la nature du redressement recherché et répondre à la requête.

VII.  La preuve prima facie

[43]  Le CFCP et la CFTC ont tous deux fait valoir que les allégations énoncées dans la requête et dans l’addenda ne font pas état d’un acte discriminatoire et n’établissent pas une preuve prima facie de discrimination.  Ces arguments seront examinés conjointement, car ils concernent tous deux, pour l’essentiel, la question de savoir si les allégations de discrimination que le plaignant a formulées dans l’addenda n’ont aucune chance de succès, et si elles devraient, par conséquent, être rejetées de façon préliminaire.

[44]  Le CFCP souligne à juste titre que le plaignant affirme dans l’addenda que [traduction] « […] ils ne m’ont pas fait travailler à l’extérieur de Calgary, mais ils ont certainement tenté de dissimuler délibérément les enjeux liés à la situation de famille de manière à ce que je doive travailler à l’extérieur de Calgary ». L’addenda ne contient pas d’allégations concernant l’omission de prendre des mesures d’adaptation relativement à la situation de famille, et le plaignant reconnaît qu’il a finalement obtenu des mesures d’adaptation à Lethbridge, d’où ses obligations familiales étaient censées émaner.  L’addenda contient plutôt l’allégation plus générale selon laquelle les intimés, ou l’un ou l’autre de ceux‑ci, ont refusé d’évoquer la question de la situation de famille du plaignant dans le processus visant à établir des mesures d’adaptation relativement à sa déficience.

[45]  Le CFCP soutient que le plaignant doit fournir une preuve prima facie de discrimination avant que l’obligation de prendre des mesures d’adaptation sans s’imposer de contrainte excessive n’entre en jeu.  Cet argument est manifestement juste, mais il reste à savoir si le plaignant doit s’acquitter de ce fardeau dans le cadre de la présente requête, sur le seul fondement de l’addenda, ou s’il devrait être tenu de le faire dans le cadre d’une instruction complète de la présente affaire.

[46]  Pour décider s’il y a lieu ou non d’autoriser une modification, « […] le Tribunal n’examine pas en détail le fond de la modification proposée » (Tabor, précité, au paragraphe 4).  Plus particulièrement, il serait inusité de la part du Tribunal de rejeter une plainte, avant l’audition de la preuve, au motif que les allégations n’établissaient pas une preuve prima facie.  Les décisions concernant le pouvoir du Tribunal de radier certaines parties d’une plainte pour ce motif sont instructives.

[47]  Dans la décision Canada (C.D.P.) c. Canada (P.G.), 2012 CF 445 (SSEFPN), conf. par 2013 CAF 75, la Cour fédérale a examiné la question du rejet à une étape préliminaire.  La Cour fédérale a confirmé que le Tribunal a le pouvoir de rejeter la totalité ou une partie d’une plainte à une étape préliminaire, avant de procéder à une instruction au fond complète.  Toutefois, la Cour fédérale a clairement indiqué que ce pouvoir devait être exercé avec prudence :

[140] Je comprends cependant que le gouvernement soit d’accord avec l’affirmation, formulée dans Buffet, selon laquelle la compétence du Tribunal pour rejeter une plainte en matière de droits de la personne à une étape préliminaire ne devrait être exercée qu’avec prudence, et seulement dans les cas les plus clairs : précité, au par. 39. Je suis également d’accord avec cette déclaration.

[48]  Lorsqu’il exerce ce pouvoir, le Tribunal doit s’assurer que les parties ont eu la pleine et entière occasion de présenter des éléments de preuve et des observations au sujet des questions en litige (voir Emmett c. Agence du revenu du Canada, 2013 TCDP 12).  Dans la décision Emmett, le Tribunal a souligné ce qui suit :

[14] Je conviens que le Tribunal peut rejeter la totalité ou une partie d’une plainte avant d’avoir tenu une audience complète sur le fond. Cependant, il est important de se souvenir que dans les décisions rendues dans SSEFPN et al. et Murray, la Cour fédérale et le Tribunal ont clairement exprimé l’avis selon lequel le processus de rejet d’allégations doit être juste, qu’il doit respecter les règles de la justice naturelle et que les parties doivent avoir la pleine et entière occasion de présenter les preuves nécessaires pour que soient tranchées les questions soulevées par la requête.

[49]  Je doute que la présente affaire constitue l’un des cas les plus clairs où le Tribunal exercerait son pouvoir de rejeter la plainte de façon préliminaire, d’autant plus que le plaignant n’est plus représenté par un avocat et n’a reçu aucune aide juridique pour rédiger ses observations au sujet de la présente requête.  Le fait de priver le plaignant de l’occasion de faire valoir l’aspect relatif à la situation de famille de ses plaintes, sur le seul fondement de ces observations, préparées sans l’aide d’un avocat, serait loin de respecter la norme des cas les plus clairs.

[50]  Il serait en outre contraire aux principes de l’équité procédurale énoncés dans la décision SSEFPN d’exiger que le plaignant, dans le cadre de la présente requête visant à modifier son exposé des précisions, satisfasse à la norme de preuve qui l’oblige à fournir une preuve prima facie de discrimination, et ce, sur le seul fondement des allégations formulées dans l’addenda.  Une telle exigence ne lui donnerait pas la pleine et entière occasion de présenter les éléments de preuve nécessaires pour que la question puisse être tranchée sans la tenue d’une audience complète.

VIII.  L’abus de procédure

[51]  Le CFCP a fait valoir que la requête du plaignant devrait être rejetée parce qu’elle constitue un abus de la procédure du Tribunal.  Cet argument relatif à l’abus de procédure a été invoqué avant la réception de l’addenda.  Deux des motifs que le CFCP a fournis à l’appui de son argument relatif à l’abus de procédure se rapportent au manque de précision des allégations de discrimination fondée sur la situation de famille du plaignant.  J’estime que ces questions ont été résolues par la production de l’addenda.

[52]  Le CFCP invoque essentiellement un autre motif à l’appui d’une conclusion d’abus de procédure.  Le CFCP soutient que l’addenda a soulevé un tout nouveau motif de distinction au beau milieu de la procédure d’audience, ce qui constitue, en soi, un abus de procédure, ou que, vu le préjudice causé au CFCP en raison de cette modification tardive, cela constituerait, de façon similaire, un abus de procédure.  Étant donné que ces deux arguments relatifs à l’abus de procédure se recoupent, ils seront examinés conjointement ci‑après.

[53]  À l’appui de son argument relatif à l’abus de procédure, le CFCP cite la décision rendue par le Tribunal dans l’affaire Cremasco c. Société canadienne des postes 2002 CanLII 61852 (TCDP), conf. par 2004 CF 81, où le Tribunal a examiné la notion d’abus de procédure par remise en litige.  Toutefois, le CFCP mentionne également de façon générale, dans ses arguments, le préjudice qu’il subirait si la requête était accueillie.  De plus, il met l’accent sur le caractère inapproprié de la décision d’autoriser cette modification tardive de l’exposé des précisions après le début de la procédure d’audience, ce qu’il considère comme constituant généralement un abus de procédure.

[54]  Les tribunaux se sont prononcés sur leur pouvoir discrétionnaire général inhérent et résiduel d’empêcher l’abus de procédure.  Cette notion générale d’abus de procédure vise les procédures qui sont « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » (R. c. Power, 1994 CanLII 126 (CSC), [1994] 1 R.C.S. 601, à la page 616), ou les procédures qui constituent un « traitement oppressif » (R. c. Conway, 1989 CanLII 66 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 1659, à la page 1667).

[55]  La juge McLachlin (tel était alors son titre) a formulé ainsi les principes généraux de l’abus de procédure dans l’arrêt R. c. Scott, 1990 CanLII 27 (CSC), [1990] 3 R.C.S. 979, à la page 1007 :

[…] l’abus de procédure peut avoir lieu si : (1) les procédures sont oppressives ou vexatoires; et (2) elles violent les principes fondamentaux de justice sous‑jacents au sens de l’équité et de la décence de la société.  La première condition, à savoir que les poursuites sont oppressives ou vexatoires, se rapporte au droit de l’accusé d’avoir un procès équitable.  Cependant, la notion fait aussi appel à l’intérêt du public à un régime de procès justes et équitables et à la bonne administration de la justice.

[56]  Voir également sur ce point la décision Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63, au paragraphe 51, où la Cour a souligné que « [l]a doctrine de l’abus de procédure s’articule autour de l’intégrité du processus juridictionnel et non autour des motivations ou de la qualité des parties ».

[57]  Dans la décision Thwaites et al., 2007 TCDP 54, le Tribunal a précisé la doctrine de l’abus de procédure en ce qui concerne plus particulièrement la réouverture de litiges :

[9] La doctrine de l’abus de procédure est appliquée pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’étaient pas remplies, mais où la réouverture aurait néanmoins porté atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice : Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63 (CanLII), [2003] 3 R.C.S. 77, au paragraphe 37. La Cour fédérale a approuvé l’application de cette doctrine dans le cadre d’une procédure devant le Tribunal : Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Société canadienne des postes (Cremasco), 2004 FC 81 (CanLII), 2004 CF 81, au paragraphe 41; conf. par 2004 CAF 363 (CanLII)

[11] Cependant, le Tribunal doit faire preuve de prudence dans l’application de doctrines comme l’abus de procédure, lesquelles ont comme résultat le rejet d’une plainte sans audience. Une telle décision prive les parties de l’occasion de produire une preuve et de formuler des observations au sujet de la présumée violation de leurs droits (O’Connor c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2006 TCDP 5 (CanLII), au paragraphe 22). Quand il apparaît clairement que le rejet d’une plainte pourrait être source d’iniquité ou d’injustice, la doctrine ne devrait pas être appliquée (Morton, au paragraphe 24; Toronto c. S.C.F.P., au paragraphe 52).

[58]  Mes conclusions comportent trois volets.  Premièrement, si elle était accueillie, la présente requête, quoique présentée tardivement dans la procédure devant le Tribunal, n’entraînerait pas la présentation d’une nouvelle question qui n’a pas déjà été soumise à la CCDP ou au Tribunal.  La voie administrative suivie par les présentes plaintes devant la CCDP n’est certes pas de la plus grande clarté, mais j’estime que les plaintes déposées en l’espèce comprennent le motif relatif à la situation de famille.  Ce motif de distinction illicite faisait partie des plaintes dont la CCDP a été saisie, a été examiné par la CCDP et a fait l’objet d’un renvoi au Tribunal.  Il n’a pas simplement été soulevé le premier jour de l’audience.  Les allégations relatives à la situation de famille découlent de la même série d’événements, à savoir le processus visant à établir des mesures d’adaptation dans lequel le plaignant et les intimés étaient engagés, et se rapportent à une période très similaire.  Les allégations relatives à la situation de famille ne soulèvent pas une question tout à fait nouvelle n’ayant aucun rapport avec les événements déjà clairement exposés dans les plaintes et l’exposé des précisions.

[59]  Deuxièmement, la requête, si elle était accueillie, n’entraînerait pas la remise en litige de questions déjà tranchées à l’audience tenue devant le Tribunal, ou ailleurs.  Si la présente affaire en est actuellement à la moitié de la procédure, aucune preuve n’a encore été présentée sur les événements relatés dans l’addenda.  Sous le régime établi par la LCDP, toutes les affaires sont examinées par la CCDP avant leur renvoi au Tribunal pour instruction.  Le renvoi est souvent précédé d’une enquête, bien que cela ne soit pas obligatoire (voir l’alinéa 44(3)a) et l’article 49).  Les enquêteurs de la CCDP tirent effectivement des conclusions, mais comme je l’ai déjà mentionné dans la présente décision, en l’espèce, la CCDP elle‑même n’a pas souscrit à ces conclusions lorsqu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire, exercice qui peut faire l’objet d’une demande de contrôle judiciaire de la part de l’une ou l’autre des parties, et demandé une instruction complète de l’affaire.  Le fait de saisir ensuite le Tribunal des questions à l’égard desquelles la CCDP a demandé une instruction ne saurait constituer un abus de procédure.  Il s’agit plutôt de l’application normale du devoir que la loi impose au Tribunal d’examiner les allégations de discrimination telles qu’elles ont été renvoyées par la CCDP, sans imposer de restrictions fondées sur les conclusions de l’enquêteur de la CCDP.

[60]  Troisièmement, il ressort clairement de l’historique procédural que les interactions entre les parties et la CCDP ont donné lieu à une certaine confusion au sujet de la portée de la plainte.  Si la CCDP n’a pas, peut‑être malheureusement, pris position ou présenté d’observations dans le cadre de la présente requête, il est clair que les parties, surtout le plaignant, n’avaient pas bien compris la portée de la présente plainte lorsque celle‑ci a été renvoyée au Tribunal.  Le plaignant avait compris que les parties de ses plaintes se rapportant à la situation de famille étaient en quelque sorte prescrites, et les intimés, après avoir pris connaissance du rapport de l’enquêteuse (qui a été communiqué aux parties après que les formulaires de résumé de la plainte eurent été modifiés), avaient raisonnablement pu conclure que l’allégation de discrimination fondée sur la situation de famille ne ferait pas partie de la présente affaire, conclusion qu’il aurait toutefois fallu réexaminer une fois les plaintes renvoyées dans leur intégralité, sans exception ni réserve.

[61]  Le plaignant était représenté par avocat au moment où l’exposé des précisions a été déposé, et au moment où les formulaires de résumé de la plainte modifiés contenant la situation de famille comme motif de distinction ont été fournis parmi les documents communiqués par la CCDP. Toutefois, il s’est représenté lui‑même tout au long de la procédure devant la CCDP et, plus particulièrement, au moment où la CCDP lui a ordonné de ne pas modifier ses plaintes et de se fonder plutôt sur les formulaires de résumé de la plainte modifiés.  Il n’a en outre plus d’avocat pour répondre aux questions en litige en l’espèce.

[62]  Vu les questions qui se sont posées avant le renvoi des plaintes, et compte tenu des principes plus généraux de l’équité procédurale et de l’accès à la justice, le fait de modifier l’exposé des précisions pour qu’il reflète plus clairement la portée réelle des plaintes renvoyées ne constituerait pas un abus de procédure.  Le fait d’autoriser la modification constitue plutôt l’expression de l’équité procédurale face à un plaignant non représenté par avocat, compte tenu surtout des anomalies procédurales survenues au cours de la procédure devant la CCDP.

IX.  Le fait d’autoriser la modification serait indûment préjudiciable et entraînerait des inefficacités procédurales

[63]  Le CFCP soutient que si la requête était accueillie, il en résulterait des inefficacités procédurales et un préjudice indu.  À l’appui de son argument, le CFCP invoque l’exigence énoncée dans les Règles de procédure du Tribunal selon laquelle les affaires doivent être instruites le plus efficacement et le plus rapidement possible.

[64]  Dans la présente affaire, l’audience a été ajournée à deux reprises, chaque fois à la demande du plaignant.  Les intimés ont manifesté à plusieurs reprises leur réticence à demander un autre ajournement de l’audience.  Les intimés se trouvent donc dans la situation difficile d’avoir soit à passer directement à l’audience en disposant de peu de temps pour réagir aux allégations relatives à la situation de famille récemment formulées, soit à demander un ajournement retardant davantage la résolution de la présente affaire.

[65]  Je suis consciente des problèmes que peut créer la modification de l’exposé des précisions à cette étape tardive de l’instance, mais dans les circonstances de l’espèce, une telle modification n’entraîne pas d’inefficacités procédurales ni de préjudice indu.  D’abord, les allégations formulées dans l’addenda sont brèves et découlent des mêmes événements que ceux déjà en cause en l’espèce.  La période est très similaire et plusieurs des témoins mentionnés relativement à l’allégation de la situation de famille sont déjà censés témoigner dans la présente affaire.  Ensuite, le plaignant n’a demandé aucune autre forme de redressement, de mesures réparatrices ou d’indemnité, et n’a pas ajouté de noms à sa liste de témoins en vue de l’audience.  Enfin, les parties de l’audience qui sont déjà terminées sont peu nombreuses, et il ne s’agit que de l’interrogatoire principal et du contre‑interrogatoire de l’expert du plaignant.  Ces interrogatoires ont été menés alors que l’existence de cette question en suspens était connue.  Compte tenu de la présente décision, le Tribunal est prêt à examiner les demandes visant à citer de nouveau le témoin pour qu’il dépose sur la question de la situation de famille, si cela s’avérait nécessaire.

[66]  Par conséquent, je conclus que le préjudice que pourrait subir le CFCP, ou l’un ou l’autre des intimés, ne serait pas indu, et qu’il peut y être remédié en communiquant d’autres documents, en interrogeant de nouveau le seul témoin déjà entendu à ce jour et en accordant un bref ajournement, si nécessaire.

X.  Conclusion

[67]  Pour tous les motifs qui précèdent, le Tribunal accueille la requête du plaignant visant à modifier son exposé des précisions pour y ajouter uniquement les allégations expressément énumérées dans l’addenda.  Les intimés, le CFCP et la CFTC, sont autorisés à apporter les modifications correspondantes à leurs exposés des précisions.

Signée par

Ricki T. Johnston

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 10 mars 2016

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.