Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human
Rights Tribunal

Tribunal's coat of arms

Tribunal canadien
des droits de la personne

 

Référence : 2015 TCDP 19

Date:  Le 7 août 2015

Numéro du dossier :  T1966/4613

Entre :

Sharon Tanner

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

Première Nation Gambler

l'intimée

Décision

Membre : George E. Ulyatt

 



I.  La plainte

[1]  Le 22 mai 2012, Sharon Tanner (la plaignante ou Mme Tanner), a déposé une plainte contre la Première Nation Gambler (l’intimée ou la Nation), dont elle est membre. Elle allègue que la Nation a fait preuve de discrimination à son endroit à cause de sa race, de son origine nationale ou ethnique et/ou de sa situation de famille, au sens de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP), lorsque la Nation a établi et appliqué une règle visant à empêcher toutes les personnes qui ne sont pas des descendants unis par les liens du sang à John Falcon Tanner  de se présenter aux élections pour les postes de chef ou de conseiller de la Nation (la règle d’ascendance) (première question en litige : la règle d’ascendance). La plaignante prétend que l’intimée a également fait preuve de discrimination à son endroit en lui refusant l’accès à un certain nombre de services, notamment à l’aide au revenu, à la fourgonnette médicale et au service de déneigement, de même qu’en lui interdisant l’accès aux installations de la bande et en l’excluant des activités de cette dernière (deuxième question en litige : autre traitement différentiel).

[2]  Enfin, la plaignante fait valoir que, après le dépôt de sa plainte, l’intimée a exercé des représailles. Selon la plaignante, cette dernière a mis fin à son emploi comme agente de développement économique du conseil de bande, parce qu’elle avait déposé une plainte contre l’intimée pour atteinte aux droits de la personne (troisième question en litige : représailles).

[3]  La Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a décidé qu’un examen de la plainte était justifié et a renvoyé celle‑ci au Tribunal, le 3 octobre 2013.

II.  Première question : la règle d’ascendance

A.  Les faits pertinents

[4]  La plaignante est une femme autochtone, inscrite à titre d’« Indienne » sous le régime de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5. Elle était à sa naissance membre de la Première Nation Sagkeeng, aussi connue sous le nom de Première Nation de Fort Alexander, au Manitoba.

[5]  En 1981, Mme Tanner a épousé son défunt époux, Alex Tanner, qui était membre de la Nation. Par suite de ce mariage, conformément aux dispositions de la Loi sur les Indiens en vigueur à l’époque, Mme Tanner a cessé d’être membre de la Première Nation Sagkeeng et est devenue membre de la Nation. Depuis ce temps, Mme Tanner vit dans la réserve de la Nation. L’époux de Mme Tanner est décédé en 1985. Toutefois, elle vit toujours sur le territoire de la Nation avec sa fille, Charlene Tanner, qui est née en 1982 et qui est aussi membre de la Nation.

[6]  Depuis 1985, l’appartenance à la Nation est régie par l’article 10 de la Loi sur les Indiens. Cet article reconnaît la capacité d’une Première Nation à décider de l’appartenance à ses effectifs en adoptant des règles d’appartenance écrites qui déterminent qui a le droit de voir son nom figurer sur la liste des membres. La Nation s’est prévalue de ce pouvoir discrétionnaire et aurait adopté son propre code d’appartenance, qui n’a pas été déposé en preuve à l’audience devant le Tribunal.

[7]   Depuis le milieu des années 1970, la Nation choisit aussi son chef et les membres du conseil suivant ses propres procédures électorales coutumières. Depuis ce temps, elle est régie par un conseil constitué d’un chef élu et deux conseillers élus.

[8]  En 1993, la Nation a rédigé un document intitulé « 1993 Custom Regulations » (le Règlement de 1993 sur les coutumes) qui visait à officialiser cette pratique. Ce règlement exige qu’un candidat qui désire se présenter comme chef ou conseiller :

  1. soit un membre inscrit qui réside habituellement dans la réserve de la Première Nation Gambler;
  2. soit âgé d’au moins 18 ans;
  3. qu’il n’ait pas été déclaré coupable d’un acte criminel au cours de l’année qui a précédé la présentation de sa candidature;
  4. fasse en sorte que sa candidature soit proposée et appuyéeconformément au Règlement de 1993 sur les coutumes.

[9]  Le document mentionne que le Règlement de 1993 sur les coutumes a franchi l’étape de la deuxième lecture, le 2 novembre 1993, mais il ne mentionne pas, cependant, s’il a franchi l’étape de la troisième lecture. Le document n’a en outre jamais été signé. Il est difficile de savoir si le Règlement a déjà été en vigueur ou si ses dispositions reflètent un large consensus parmi les membres de la Nation en ce qui concerne les pratiques électorales coutumières.

[10]  En 2006‑2007, la Nation a cherché à codifier ses pratiques électorales coutumières avec une nouvelle loi et une nouvelle constitution sur l’appartenance. Le chef et le conseil ont embauché M. Larry Catagas, conseiller en gouvernance et agent d’élaboration de politiques auprès du West Region Tribal Council, en tant que tiers indépendant pour aider à l’élaboration d’un code électoral et pour tenir un référendum afin que les membres de la bande puissent voter sur l’adoption de ce code. La Nation a élaboré trois projets de loi, soit le Band Custom Election Law (la loi électorale), le Gambler First Nation Membership Law (la loi régissant l’appartenance) et la Gambler First Nation Constitution (la constitution Gambler).

[11]  L’article 4.2 de la loi électorale énumère les critères d’admissibilité pour les postes de chef et de conseiller. L’article est ainsi libellé :

[traduction]

Un candidat au poste de chef ou de conseiller :

  1. est membre de la Première Nation Gambler et un descendant uni par les liens du sang de John (Falcon) Tanner signataire du Traité no 4 (1874). Voir l’arbre généalogique;

  2. est âgé d’au moins 18 ans à la date des mises en candidature;

  3. est un résident pour une période continue de six mois précédant la date des mises en candidature;

  4. doit posséder au moins deux ans d’expérience en leadership administratif ou une formation dans ce domaine;

  5. n’a pas été déclaré coupable d’un acte criminel au cours des trois années précédant la date des mises en candidature;

  6. dépose une attestation de vérification de casier judiciaire dans la semaine suivant la date des mises en candidature; s’il omet de le faire, sa candidature sera annulée;

  7. doit faire parvenir les documents relatifs aux critères susmentionnés au directeur général des élections dans la semaine suivant la date des mises en candidature.

[12]  L’article 22 de la loi électorale énonce les modalités de son entrée en vigueur :

[traduction]

Les présentes dispositions entrent en vigueur le jour où elles sont approuvées par la majorité simple des électeurs selon le processus référendaire de la Première Nation Gambler.

[13]  Le 17 mai 2007, un référendum a été tenu sur l’adoption de la loi électorale, de la loi régissant l’appartenance et de la constitution Gambler. La légitimité de ce référendum, l’adoption de la loi électorale et son inclusion prétendue des pratiques coutumières antérieures de la Nation (plus particulièrement de la pratique consistant à limiter les candidats aux postes de chef et de conseillers aux descendants unis par les liens du sang à John  (Falcon) Tanner : la « règle d’ascendance » prévue à l’alinéa 4.2a) de la loi électorale) sont contestées.

[14]  Cependant, selon les éléments de preuve, le 5 novembre 2010, le chef G. LeDoux et les conseillers Roy Vermette et Ronnie Ducharme ont signé un document d’une page,  qui semble indiquer l’adoption officielle de la loi électorale de 2007. Ce document contenait le texte suivant :

[traduction]

Adoption officielle de l’article 23

La loi électorale coutumière est donc adoptée selon les résultats du référendum tenu par la bande en 2007‑2008 – Signé sous serment par Larry Catagas ce 5e jour de novembre 2010.

[15]  Le 29 février 2012, la Nation a tenu une réunion de mise en candidature pour le poste de chef et les postes de conseillers en vue des élections qui devaient avoir lieu le 30 mars 2012 ou vers cette date. La candidature de la plaignante a été retenue pour l’élection au poste de chef. M. Larry Catagas, directeur général des élections de la Nation, a avisé la plaignante qu’elle ne pouvait cependant pas être élue au poste de chef parce qu’elle n’était pas une descendante unie par les liens du sang à John (Falcon) Tanner et que sa mise en candidature n’était donc pas conforme à l’alinéa 4.2a) de la loi électorale. Lorsque les élections de 2012 ont finalement eu lieu, David LeDoux a été élu chef, et les conseillers Roy Vermette et Ronnie Ducharme ont été réélus.

B.  Les questions en litige

[16]  Les allégations relatives à l’adoption de la règle d’ascendance et à son application à Mme Tanner par l’intimée soulèvent les questions suivantes :

  1. Question préliminaire : La plainte porte‑t-elle sur les postes de conseillers de même que sur celui de chef?

  2. La preuve de discrimination de Mme Tanner : la règle d’ascendance et son application à la plaignante par la Nation, qui privent la plaignante du droit de se porter candidate au poste de chef, constituent‑elles une preuve prima facie de discrimination?

  3. Motif justifiable : Si la plaignante établit une preuve prima facie de discrimination, l’intimée a‑t‑elle démontré que la pratique comporte un motif justifiable?

    1. L’ascendance est‑elle une caractéristique protégée contre la discrimination au titre de la LCDP?
    2. Mme Tanner a‑t‑elle subi des effets préjudiciables relativement à la prestation d’un « service » au sens de l’article 5 de la LCDP?
    3. L’ascendance joue‑t-elle un rôle important dans les effets préjudiciables?
    1. La règle d’ascendance a‑t‑elle été adoptée à une fin ou dans un but qui est rationnellement lié à la fonction de chef ou de conseiller de l’intimée?
    2. La règle d’ascendance a‑t‑elle été adoptée de bonne foi, en croyant qu’elle est nécessaire à l’atteinte de la fin ou du but en question?
    3. La règle d’ascendance est‑elle raisonnablement nécessaire pour accomplir la fin ou le but poursuivi, en ce sens quel’intimée ne peut pas composer avec les personnes qui ne sont pas les descendants unis par les liens du sang à John (Falcon) Tanner sans subir une contrainte excessive?

C.  Observations des parties et analyse

(i)  Question préliminaire : La plainte porte‑t-elle sur les postes de conseillers de même que sur celui de chef?

[17]  Dans sa plainte, la plaignante fait valoir que l’intimée a fait preuve de discrimination à son endroit en l’empêchant d’être candidate au poste de chef de la Nation parce qu’elle n’était pas une descendante unie par les liens du sang à John (Falcon) Tanner, conformément à la règle d’ascendance. L’intimée s’oppose à la portée de la plainte, qui s’étend également à l’application de la règle d’ascendance aux conseillers.

[18]  L’intimée soutient que la plainte ne comportait aucune référence au poste de conseiller et que la plaignante n’a présenté aucun élément de preuve à l’audience pour corroborer l’assertion selon laquelle elle avait présenté sa candidature au poste de conseiller ou qu’elle a été privée de cette possibilité en raison de la règle d’ascendance. La présente affaire doit, selon l’intimée, se limiter à l’allégation selon laquelle la plaignante ne pouvait se porter candidate au poste de chef de la Nation.

[19]  En dépit des observations de l’intimée sur cette question, il ne semble pas que la portée de la plainte fasse l’objet d’une contestation. La Commission n’a fait aucune observation à cet égard et l’intimée a raison d’affirmer qu’aucun élément de preuve n’a été présenté pour étayer l’assertion selon laquelle la plaignante n’a pu se porter candidate au poste de conseiller en raison de l’application de la règle d’ascendance. En fait, la plaignante n’a même pas fait pareille allégation. Au paragraphe 36 de son exposé des précisions, la plaignante mentionne à quel moment elle prétend que la règle d’ascendance a été appliquée à son égard :

[traduction]

Le 29 février 2012, la plaignante a été choisie pour être candidate au poste de chef. Après avoir été choisie, elle a été avisée qu’elle ne pouvait se porter candidate à ce poste parce qu’elle n’était pas une descendante unie par les liens du sang à John  Falcon Tanner. C’était la première fois que la plaignante était avisée du rejet de sa candidature.

[Non souligné dans l’original.]

[20]  Les références au poste de conseiller par la Commission ou la plaignante apparaissent dans le contexte du libellé de la règle d’ascendance, qui donner à penser que celle‑ci serait applicable à toute personne qui n’est pas une descendante unie par les liens du sang à John (Falcon) Tanner et qui veut se porter candidate au poste de chef ou de conseiller. La plaignante et la Commission ont, à cet égard, présenté une preuve laissant entendre que la règle n’avait pas, dans le passé, été appliquée de manière uniforme, parce que d’anciens conseillers, y compris la plaignante, auraient été autorisés à se porter candidats, même s’ils n’étaient pas des descendants unis par les liens du sang à John (Falcon) Tanner. Cet argument est celui qui vise à contester la validité de la règle d’ascendance, et il est loisible à la Commission et à la plaignante de le faire. À mon avis, cela ne modifie pas la portée de la plainte qui concerne le fait que l’intimée a appliqué la règle d’ascendance à la plaignante lorsque celle‑ci a voulu se porter candidate au poste de chef pendant les élections de 2012.

(ii)  La preuve de discrimination de Mme Tanner : la règle d’ascendance et son application à la plaignante par la Nation, qui privent la plaignante du droit de se porter candidate au poste de chef, constituent‑elles une preuve prima facie de discrimination?

[21]  Il incombe à la plaignante d’établir une preuve prima facie de discrimination. À cette fin, la plaignante doit présenter une preuve qui, s’il y a des raisons d’y croire, est complète et suffisante pour justifier une décision en sa faveur, en l’absence de réplique de l’intimée (voir Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, au paragraphe 28 (O’Malley). Plus précisément, et dans le contexte de l’espèce, Mme Tanner doit démontrer que l’ascendance est une caractéristique protégée contre la discrimination selon la LCDP, que la Nation l’a traitée de façon différente et préjudiciable relativement à la prestation d’un service, et que son ascendance a joué un rôle important dans le fait qu’elle a été traitée de cette façon (voir Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, au paragraphe 33).

[22]  Pour les motifs précisés dans les pages suivantes, je conclus que la plaignante a établi une preuve prima facie de discrimination. 

L’ascendance est‑elle une caractéristique protégée contre la discrimination selon la LCDP?

[23]  La règle d’ascendance établit une distinction entre les personnes selon les liens du sang avec John (Falcon) Tanner. Les parties considèrent que cette distinction repose sur la [traduction] « lignée » ou [traduction] l’« ascendance ». Ni la « lignée » ni l’« ascendance » ne figurent précisément dans les motifs de distinction illicite prévus à l’article 3 de la LCDP. La question qui s’ensuit consiste à savoir si l’« ascendance » ou la « lignée » peut relever de l’un des motifs de discrimination illicite?

[24]  La position de la Commission, également adoptée par la plaignante, peut être résumée de la manière suivante : puisque les motifs fondés sur la « race », l’« origine nationale ou ethnique » et la « situation de famille » ne sont pas définis dans la LCDP, une interprétation large et libérale de la LCDP, comme l’a exigée la Cour suprême du Canada dans des arrêts comme Zurich Insurance Co.  c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 R.C.S. 321 et Insurance Corp. Of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145, appuie l’inclusion de l’ascendance. Les cours ont souhaité ardemment qu’il y ait uniformité au sein des lois canadiennes sur les droits de la personne, et plusieurs lois provinciales sur les droits de la personne ont inclus l’ascendance dans leurs motifs de distinction illicite. La Commission se fonde sur l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Université de la Colombie‑Britannique c. Berg, [1993] 2 RCS 353 (Berg), où les observations suivantes sont formulées, au paragraphe 372 :

Si les lois en matière de droits de la personne doivent être interprétées en fonction de l’objet visé, les différences de formulation entre les provinces ne devraient pas masquer les fins essentiellement semblables de ces dispositions, à moins que la formulation n’indique la poursuite d’une fin différente de la part d’une législature provinciale particulière.

[25]  La Commission soutient que le fait d’interpréter la LCDP d’une manière qui exclut l’ascendance des motifs de discrimination donnerait lieu à des situations où une personne pourrait être victime de discrimination en raison de son ascendance dans certaines provinces, mais pas dans d’autres, et va à l’encontre des objectifs de la Loi.

[26]  L’intimée, pour sa part, fait valoir que l’exigence selon laquelle un chef doit être un descendant uni par les liens du sang à John (Falcon) Tanner répond parfaitement à la définition de l’ascendance appelée [traduction] « lignée » par le Merriam-Webster Dictionary. Toutefois, de nombreuses provinces ont explicitement inclus l’ascendance comme motif de discrimination dans leurs lois respectives en matière de droits de la personne. Selon l’intimée, cela laisse entendre que l’ascendance se distingue en fait des motifs fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, ainsi que sur la situation de famille. Le fait d’attribuer un sens très large à l’article 3 de manière à englober l’ascendance aurait non seulement pour effet de banaliser les motifs de distinction illicite, mais ne serait pas non plus conforme aux lois en matière de droits de la personne dans l’ensemble du pays. Une approche axée sur l’objet en matière d’interprétation des lois relatives aux droits de la personne ne peut pas, selon l’intimée, permettre de déceler dans le libellé de la LCDP un motif qui n’existe pas.

[27]  Essentiellement, l’intimée soutient que l’ascendance relève de l’exception à la méthode d’interprétation fondée sur l’objet décrite dans l’arrêt Berg, c’est‑à‑dire que la formulation indique la poursuite d’une fin différente de la part des législatures provinciales ayant adopté ce motif. Par conséquent, l’inclusion de l’ascendance dans la LCDP, qui n’a pas adopté ce motif, reviendrait à aller à l’encontre de la volonté du législateur.

[28]  Comme l’ont souligné les parties dans leurs observations, la question sur laquelle je dois maintenant me pencher est de savoir si l’ascendance, qui est incluse comme un motif distinct dans les lois provinciales en matière de droits de la personne (voir, par exemple, le Alberta Human Rights Act, 2000 ch. A‑25.5, le Saskatchewan Human Rights Code, RRS ch. S‑24.1, le Code des droits de la personne (Ontario), LRO 1990, ch. H.19, la Loi sur les droits de la personne (Nouveau‑Brunswick), LRN‑B 2011, ch. 171 et le Human Rights Code (Colombie-Britannique), RSBC 1996, ch. 210), est néanmoins protégée par les motifs fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique ou la situation de famille selon la LCDP. Autrement dit, l’ascendance ou la lignée peut‑elle être considérée comme relevant de la portée de ces lois? Pour les raisons qui suivent, je réponds à cette question par l’affirmative.

[29]  Un certain nombre d’instruments juridiques lient clairement la notion d’ascendance à celle de la race. Dans certaines lois provinciales en matière de droits de la personne, lorsque l’ascendance est explicitement mentionnée, celle‑ci figure aux côtés des motifs fondés sur la race et la couleur. Le paragraphe 9(2) du Code des droits de la personne du Manitoba, qui énumère les motifs de distinction illicite, couvre à l’alinéa a) : « l’ascendance, y compris la couleur et les races identifiables ». L’alinéa 7a) de la Loi sur les droits de la personne du Yukon est aussi rédigé de la même manière. À l’échelle internationale, la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, 660 R.T.N.U. 195, adoptée par les Nations Unies en 1965 et ratifiée par le Canada en 1970, intègre la notion d’« ascendance » à la définition de la « discrimination raciale ». La Convention définit ainsi ce type de discrimination :

toute « distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique », et « qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice, dans des conditions d’égalité, des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».

[Non souligné dans l’original]

[30]  Compte tenu de l’adhésion du Canada à la Convention, les lois canadiennes en matière de droits de la personne doivent être considérées comme ayant une portée similaire (voir Walter S. Tarnopolsky, Discrimination and the Law (Toronto, Thomson Reuters, 2004), à 5‑9), ce qui milite contre l’approche fragmentée pour interpréter l’ascendance, comme l’intimée l’a proposée en l’espèce.

[31]  L’ascendance est également liée à l’origine ethnique. La signification de l’expression « ethnic group » (groupe ethnique) a été étudiée par la Chambre des lords dans la décision Mandla c. Dowell Lee, (1993) 1 All E.R. 1062 (Mandla). Dans cette affaire, la Chambre des lords a conclu que l’un des traits essentiels qu’un groupe doit posséder pour former un « groupe ethnique », aux fins de la loi concernée, était [traduction] « soit une origine géographique ou une ascendance commune, limitée à un petit nombre d’ancêtres communs ». Le Tribunal s’est fondé sur la décision Mandla et sa définition du « groupe ethnique » dans la décision Rivers c.  Conseil de la bande indienne de Squamish, 1994 CanLII 1217 (TCDP) (Rivers), lorsqu’il a conclu que le fait d’être né gitksan ou squamish peut être tenu comme le fait le posséder une origine nationale ou ethnique différente. En conséquence, l’ascendance, à mon avis, fait également partie de l’ethnicité.

[32]  Enfin, l’ascendance a également été considérée comme relevant de la portée du motif fondé sur la situation de famille. Comme l’a mentionné la Commission, le Tribunal a déjà reconnu que le motif fondé sur la situation de famille recouvre la notion d’ascendance dans la décision Schaap c. Forces armées canadiennes, 1988 CanLII 4504 (TCDP) (Schaap), inf. pour d’autres motifs (1988), 56 D.L.R. (4th) 105 (C.A.F.) (voir aussi Rivers, aux pages 40 et 41).

[33]  Dans la décision Schaap, aux pages 26 et 27, le Tribunal s’appuie sur l’analyse que fait le professeur Tarnopolsky du motif fondé sur la situation de famille et conclut ce qui suit :

Par ailleurs, la signification naturelle et ordinaire de l’expression « situation de famille » devrait, je pense, englober la relation qui découle des liens du mariage, de la consanguinité, de l’adoption légale, y compris, pour reprendre les termes du Pr Tarnopolsky, les relations ancestrales, qu’elles soient légitimes, illégitimes ou d’adoption, ainsi que les relations entre époux, frères et sœurs, beaux‑frères et belles‑sœurs, oncles ou tantes et neveux ou nièces, cousins, etc. Je n’ai trouvé aucun texte faisant autorité qui permettrait d’élargir le sens du mot « famille » au-delà du type de relations décrites ci-dessus.

[34]  L’intimée attire l’attention du Tribunal sur la dernière phrase de cette citation. Elle soutient que l’expression « relations ancestrales » à laquelle le Tribunal fait référence dans cette décision est limitée aux relations entre « époux, frères et sœurs, beaux‑frères et belles‑sœurs, oncles ou tantes et neveux ou nièces, cousins, etc. » et ne s’applique pas à un ancêtre décédé il y a environ 170 ans.

[35]  En toute déférence, je ne peux pas admettre cette interprétation. En effet, une simple lecture de la définition ne va pas dans le sens de cette conclusion. L’utilisation des mots « ainsi que », entre « les relations ancestrales, qu’elles soient légitimes, illégitimes ou d’adoption » et les relations énumérées qui suivent montre clairement que les « relations ancestrales » doivent être prises en considération en plus des autres relations énumérées et ne sont pas limitées par celles‑ci. En outre, l’emploi du terme « etc. » à la fin des relations énumérées indique que cette liste n’est pas exhaustive.

[36]  La Cour d’appel fédérale a également reconnu que la situation de famille pouvait inclure les relations ancestrales dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mossop, [1991] 1 C.F. 18 (C.A.F.); confirmé [1993] 1 R.C.S. 554. Dans cet arrêt, le juge Stone a examiné l’historique de la loi par laquelle les mots « family status » (situation de famille) ont été ajoutés aux motifs de distinction illicite qui figuraient dans la LCDP et a dit ceci :

Lorsqu’il a comparu devant le Comité permanent de la Chambre des communes qui étudiait la modification proposée, le ministre de la Justice de l’époque a attiré l’attention sur la situation décrite ci‑dessus et a fait la remarque suivante au sujet de la notion de « family status » (situation de famille) dont on proposait l’adoption :

[…] il s’agit ici d’interdire toute discrimination fondée sur les relations entre les personnes par suite d’un mariage, de la consanguinité ou de l’adoption légale. Cela inclut les relations ancestrales, qu’elles soient légitimes, illégitimes ou adoptives, de même que les relations entre les conjoints, les enfants, les liens par alliance, les oncles ou les tantes, les neveux ou les nièces, les cousins etc.  Il incombera à la Commission, aux tribunaux qu’elle nommera et en dernier ressort, aux tribunaux, d’établir dans chacun des cas la signification de ces notions. [Comité permanent de la justice et des questions juridiques, Procès‑verbaux et témoignages, fascicule n114, à la p. 17. (Dossier d’appel, volume 3, page 326.)]

À mon avis, ce témoignage indique clairement que le Parlement avait l’intention de limiter ce nouveau motif de distinction illicite de façon à ne pas inclure la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle.

[Non souligné dans l’original.]

[37]  Ces cas et ces lois démontrent que l’ascendance, bien qu’elle constitue un motif distinct dans plusieurs législations provinciales en matière de droits de la personne, est une notion qui peut également être considérée comme faisant partie des trois motifs, soit les motifs fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique et la situation de famille. Compte tenu de cela, j’estime que l’ascendance, qu’il s’agisse d’ascendance raciale, nationale ou ethnique, ou encore, d’ascendance familiale, est une caractéristique protégée contre la discrimination selon la LCDP.

[38]  Dans les circonstances de l’espèce, la Nation fait valoir que l’ascendance raciale et l’ascendance nationale ou ethnique ne sont pas en cause. Elle soutient plutôt que la règle d’ascendance vise à établir si une personne a ou non comme ancêtre John (Falcon) Tanner. La Commission a affirmé que John (Falcon) Tanner était un homme blanc et que, par conséquent, la règle d’ascendance crée une distinction fondée sur la race, mais aucun autre élément de preuve ou argument n’a été présenté pour avancer que Mme Tanner est d’une race ou d’une origine nationale ou ethnique différente de celle de John (Falcon) Tanner. En effet, la race et l’ethnicité peuvent être, d’un point de vue anthropologique, archéologique et ethnologique, des questions complexes à trancher sans une certaine expertise (voir, par exemple, la décision Rivers).

[39]  À mon avis, le contexte de la présente affaire concerne davantage le motif fondé sur la situation de famille, c’est‑à‑dire, comme le fait valoir la Nation, que la règle d’ascendance vise l’identité d’un membre de la famille ou d’un ancêtre en particulier. Le libellé de la règle d’ascendance elle‑même renvoie même à un [traduction] « arbre généalogique ». Comme le motif fondé sur la situation de famille s’applique aux plaintes fondées sur l’identité d’un membre de la famille en particulier (voir B. c. Ontario (Commission des droits de la personne), 2002 CSC 66, aux paragraphes 39 à 41), j’estime que la présente affaire doit être analysée comme une plainte liée à la situation de famille. 

Mme Tanner a‑t‑elle subi des effets préjudiciables relativement à la prestation d’un « service » au sens de l’article 5 de la LCDP?

[40]  L’article 5 de la LCDP interdit les pratiques discriminatoires dans la fourniture de biens, de services, d’installations ou d’hébergement habituellement destinés au public :

5. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

a) d’en priver un individu;

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

[41]  Il ne fait aucun doute que Mme Tanner a subi les effets préjudiciables de l’application de la règle d’ascendance figurant dans la loi électorale. Cette règle l’a empêchée d’occuper un poste au sein du gouvernement de la Nation. La question est de savoir si l’élaboration et l’application de la règle d’ascendance/loi électorale sont un « service » au sens de l’article 5 de la LCDP.

[42]  Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c. Watkin, 2008 CAF 170 (Watkin), un « service » visé à l’article 5 de la LCDP s’entend de « quelque chose d’avantageux qui est ‘‘offert’’ ou ‘‘mis à la disposition’’ du public […] » et qui s’inscrit « […] dans le cadre d’une relation publique […] » (Watkin, au paragraphe 31).

[43]  Selon la Commission, en établissant si un candidat est admissible au poste de chef ou de conseiller, par l’élaboration et l’application de la loi électorale et la prise de décision de son directeur général des élections, la Nation a fourni un « service » au sens de l’article 5 de la LCDP. La Commission allègue que l’approbation du directeur général des élections confère l’avantage au candidat de pouvoir occuper un poste qui lui permettra de contribuer à la bonne gouvernance de sa collectivité et lui procure une source de revenu. En outre, elle soutient que les processus électoraux constituent un élément crucial de la relation publique entre les gouvernements et la collectivité qui doit être gouvernée.

[44]  L’intimée n’a pas présenté d’observations sur cette question ou répondu aux arguments de la Commission.

[45]  À mon avis, une question légitime pourrait être soulevée quant à savoir si le processus d’élaboration et d’application de la loi électorale est un « service » (voir les décisions Matson et al c. Affaires indiennes et du Nord Canada, 2013 TCDP 13, et Andrews et al. c. Affaires indiennes et du Nord Canada, 2013 TCDP 21, conf. par 2015 CF 398). Cependant, l’intimée n’a pas présenté d’observations sur cette question. Par conséquent, je ne dispose d’aucun argument ou élément de preuve qui contredit les observations de la Commission. En conséquence, aux fins de la présente décision, j’accepte la position de la Commission, à savoir que la Nation a fourni un service dans le cadre de son processus d’élaboration et d’application de la loi électorale et, plus précisément, de la règle d’ascendance.

L’ascendance joue‑t-elle un rôle important dans les effets préjudiciables?

[46]  Voyant que Mme Tanner ne pouvait se porter candidate au poste de chef du seul fait de l’application de la règle d’ascendance, une règle qui établit une distinction fondée sur l’ascendance que j’estime être une caractéristique protégée par la LCDP, je conclus que l’ascendance a joué un rôle important dans le traitement préjudiciable de Mme Tanner. En conséquence, j’estime que cette dernière a établi une preuve prima facie de discrimination, conformément à l’article 5 de la LCDP.

(iii)  Motif justifiable : si la plaignante a établi une preuve prima facie de discrimination, l’intimée a‑t‑elle démontré que la pratique comporte un motif justifiable?

[47]  Comme j’ai conclu que la plaignante a établi une preuve prima facie de discrimination, j’analyserai maintenant la preuve de l’intimée. Compte tenu de la preuve prima facie, cette dernière peut éviter une conclusion défavorable en présentant des éléments de preuve démontrant que ses actes n’étaient pas discriminatoires ou en invoquant un moyen de défense prévu par la loi qui justifie son acte discriminatoire. En l’espèce, conformément à l’alinéa 15(1)g) de la LCDP, l’intimée soutient qu’il y a un motif qui justifie l’élaboration et l’application de la règle d’ascendance. Pour prouver qu’elle disposait d’un motif justifiable, l’intimée doit démontrer :

  1. qu’elle a adopté la règle d’ascendance à une fin ou dans un but qui est rationnellement lié à la fonction de chef ou de conseiller;
  2. que la règle d’ascendance a été adoptée de bonne foi, en croyant qu’elle était nécessaire à l’atteinte de la fin ou du but en question;
  3. que la règle d’ascendance est raisonnablement nécessaire pour accomplir la fin ou le but poursuivi, en ce sens quel’intimée ne peut pas composer avec les personnes qui ne sont pas les descendantes unies par les liens du sang à John (Falcon) Tanner sans subir une contrainte excessive.

(Voir les arrêts Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 RCS 3, aux paragraphes 54 à 68, et Colombie‑Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 RCS 868, aux paragraphes 20 à 22).

La règle d’ascendance a‑t‑elle été adoptée à une fin ou dans un but qui est rationnellement lié à la fonction de chef ou de conseiller de l’intimée?

[48]  L’intimée allègue que l’adoption de la loi électorale est rationnellement liée à la gouvernance de la Première Nation Gambler. Eugene Tanner, un membre de la Nation, et Larry Catagas ont tous deux témoigné que Affaires indiennes et du Nord Canada (AINC) avait expressément recommandé que la Première Nation promulgue une loi électorale, de même qu’une constitution et qu’un code d’appartenance.

[49]  Selon la Commission, les observations de l’intimée n’expliquent pas en quoi la règle d’ascendance est rationnellement liée à la bonne gouvernance. Mme Tanner et d’autres descendants qui ne sont pas unis par les liens du sang ont été élus conseillers et ont contribué à la bonne gouvernance de la Première Nation.

[50]  En général, je conviens avec l’intimée que l’adoption d’une loi électorale, ainsi que d’une constitution et d’un code d’appartenance, est rationnellement liée à la bonne gouvernance de la Nation. Toutefois, les dispositions générales de la loi électorale ne font pas l’objet de la plainte. C’est plutôt l’exigence particulière de la règle d’ascendance qui est en cause en l’espèce. À cet égard, les éléments de preuve présentés étaient insuffisants pour étayer l’affirmation selon laquelle le fait d’être un descendant uni par les liens du sang à John (Falcon) Tanner contribue à la bonne gouvernance de la Nation. Celle‑ci a un lien historique particulier avec John  (Falcon) Tanner, lien qui est abordé plus en détail ultérieurement dans la présente décision, mais j’estime qu’il n’y a pas de lien entre cette histoire et la [traduction] « bonne » gouvernance de la Nation. En fait, comme l’a signalé la Commission, Mme Tanner et d’autres descendants qui ne sont pas unis par les liens du sang ont été élus conseillers et ont contribué à la gouvernance de la Première Nation Gambler.

[51]  En conséquence, je conclus que la règle d’ascendance n’est pas rationnellement liée à la fonction de chef ou de conseiller et qu’elle ne peut donc être honnêtement justifiée. Bien que cette conclusion seule corrobore la plainte, j’examinerai néanmoins le reste des arguments de l’intimée.

La règle d’ascendance a‑t‑elle été adoptée de bonne foi, en croyant qu’elle était nécessaire à l’atteinte de la fin ou du but en question?

[52]  L’intimée allègue que la loi électorale a été adoptée de bonne foi. La Première Nation Gambler s’est prononcée sur celle‑ci dans le cadre d’un référendum; la loi a été approuvée par une majorité simple des voix. En revanche, la plaignante et la Commission soutiennent que la règle d’ascendance a été adoptée pour exclure plus précisément Mme Tanner de la gouvernance de la Première Nation.

[53]  Les faits entourant l’élaboration et l’adoption de la loi électorale sont contestés et il était difficile de les confirmer. Les témoins ont présenté des témoignages contradictoires et certains semblaient marqués par les tensions sous-jacentes découlant de querelles passées. D’autres, comme Albert Tanner, le seul aîné appelé à témoigner, souffraient visiblement de troubles mentaux. Une grande partie de la preuve documentaire était également peu fiable de façon générale.

[54]  Cela étant dit, j’ai estimé que Mme Tanner était généralement un témoin crédible. Elle était directe dans son témoignage et ne semblait pas l’avoir embelli ou afficher une attitude vindicative. J’ai estimé que son témoignage, de même que la plupart des éléments de preuve fournis par Larry Catagas, le directeur du scrutin pendant le référendum de 2007, avaient été très utiles pour confirmer les faits entourant la décision de la Nation de mettre en place une exigence concernant la descendance liée aux liens du sang pour les postes de chef et de conseiller. Je constate, bien que j’aie conclu que M. Catagas était un témoin impartial et, dans l’ensemble, un témoin crédible, que des parties de son témoignage contredisaient son affidavit en date du 5 novembre 2010, trois ans après le vote référendaire (pièce C1, onglet 1), qui décrivait les événements entourant le référendum. La confusion résultant de ces contradictions a amené les parties à poser des questions au sujet de l’état de santé de M. Catagas. Ce dernier a révélé qu’il avait subi, au cours des quatre dernières années, deux accidents vasculaires cérébraux et deux crises cardiaques et qu’il souffrait depuis de pertes de mémoire. Ainsi qu’il est souligné ci‑dessous, j’ai accordé peu de poids à ces parties de son témoignage.

[55]  Pour les motifs ci-dessous, j’ai conclu que l’intimée n’avait pas adopté la règle d’ascendance de bonne foi.

Référendum de 2007

[56]  Lors de son témoignage, M. Catagas a déclaré que ses services avaient été retenus, à la fin de 2006, par le chef et le conseil de l’intimée, alors composé de Gordon LeDoux, de Ron Vermette et de Ronnie Ducharme, et qu’il s’était vu confier le mandat d’élaborer la loi régissant l’appartenance, la constitution et la loi électorale de la Nation. Il devait également agir en qualité de directeur du scrutin pour le processus référendaire visant à déterminer l’adoption de ces lois et constitution par les membres. M. Catagas a affirmé qu’il avait débuté avec un ensemble générique de lois, puis qu’il avait reçu les commentaires des membres de la Nation afin de pouvoir adapter le contenu à leurs besoins. M. Catagas a déclaré avoir organisé trois ou quatre consultations publiques avec les membres de la bande; pendant ces consultations, ils avaient discuté, entre autres, de la loi électorale. Sharon et Charlene Tanner ont toutes les deux témoigné qu’elles ignoraient que ces consultations avaient eu lieu.

[57]  En ce qui concerne le référendum, M. Catagas a affirmé qu’il avait obtenu d’AINC la liste des membres votants de la Première Nation Gambler et qu’il avait modifié la liste en tenant compte des suggestions des membres pour déterminer les personnes qui avaient le droit de vote. Une fois la liste finale dressée, M. Catagas avait envoyé, par poste prioritaire, la trousse contenant les bulletins de vote aux membres de la Nation qui ne demeuraient pas dans la collectivité. Les membres vivant dans la collectivité avaient été informés par un avis de la tenue du référendum; l’avis avait été envoyé par la poste à tous ceux dont les adresses étaient connues de la bande et affiché aux endroits clés de la collectivité, en l’occurrence au bureau de la bande, à la salle de bande et au centre de santé. Les membres qui avaient avisé M. Catagas qu’ils ne seraient pas disponibles le jour du référendum avaient reçu une trousse en vue du vote par anticipation; ils pouvaient ensuite retourner leur bulletin de vote par la poste. Les bulletins de vote retournés avaient été envoyés directement par la poste à M. Catagas et placés dans un endroit fermé à clef.

[58]  Sharon et Charlene Tanner ont toutes deux témoigné n’avoir jamais vu ou reçu un avis les informant de la tenue du référendum. Sharon Tanner a affirmé avoir appris que le référendum avait eu lieu en parlant avec des membres de la collectivité, dont un grand nombre d’entre eux n’étaient pas contents du fait de ne pas avoir été avisés de la tenue de ce référendum. M. Catagas a également déclaré que certains membres l’avaient appelé pour lui dire qu’ils n’avaient pas reçu la trousse relative au référendum. Il a admis que, puisqu’il n’avait pas envoyé les trousses par courrier recommandé ou par messager, il n’était pas possible de repérer ceux qui avaient reçu la trousse et ceux qui ne l’avaient pas reçue. M. Catagas ne pouvait se rappeler combien de trousses avaient été postées ni combien avaient été retournées. Il a mentionné qu’il croyait qu’il y avait environ 75 membres de la bande qui demeuraient à l’extérieur de la collectivité. Il a constaté que, selon la pièce R‑1, onglet 2, soit une copie de la liste des électeurs qui semblait avoir été utilisée par une personne assise avec M. Catagas le jour du référendum, 32 bulletins de vote avaient été reçus par la poste. Eugene Tanner a affirmé qu’il croyait qu’environ 90 trousses avaient été envoyées par la poste et qu’environ une soixantaine d’entre elles avaient été retournées. 

[59]  Le 17 mai 2007, soit le jour du référendum, M. Catagas a compté lui-même les bulletins de vote, en présence d’autres personnes, dont Eugene Tanner. M. Catagas a utilisé la liste finale des électeurs qu’il avait dressée pour repérer les personnes qui avaient voté en rayant leurs noms. Selon la liste des électeurs figurant à la pièce R‑1, onglet 2, sur 124 électeurs admissibles qui ont été identifiés au moment du référendum, 32 personnes ont envoyé leurs bulletins de vote par la poste et 19 personnes ont voté en personne, pour un total de 51 électeurs participants. Parmi ceux‑ci, 29 ont voté en faveur de la loi électorale et 20 ont voté contre.

[60]  Selon cette liste des électeurs, il semblerait que les trois projets de loi, soit la loi régissant l’appartenance, la constitution et la loi électorale, ont été adoptés à la majorité simple, ce qui, selon la loi électorale, correspond à [ traduction] « 50 pour 100 plus un de ceux qui ont voté ». M. Catagas a mentionné que la loi électorale n’exigeait qu’un vote à la majorité simple, parce qu’il est très difficile d’obtenir une double majorité en raison des défis que pose le fait d’avoir la participation d’un nombre suffisant d’électeurs : [traduction] « autrement, vous ne cesseriez de recommencer le processus sans jamais pouvoir rejeter ou adopter un projet de loi donné » (transcription, à la page 594). M. Catagas a déclaré que, d’après son expérience en matière de tenue d’élections pour les Premières Nations, il y a habituellement un vote à la majorité simple.

[61]  M. Catagas a mentionné que la liste des électeurs de la pièce R‑1, onglet 2, le laissait perplexe et qu’il ne reconnaissait pas ce document. Il a confirmé qu’il ne s’agissait pas de la liste de suivi officielle. Contrairement à ce qu’indique la pièce R‑1, onglet 2, M. Catagas a rappelé que seule la loi électorale a été adoptée à ce référendum. Il a témoigné que, compte tenu de cela et en raison du fait que les trois projets de loi renfermaient encore des ambiguïtés, il avait conseillé que le chef et le conseil mettent en place un processus d’examen et d’amendements en vue de tenir un deuxième référendum. Même si M. Catagas croyait qu’un deuxième référendum avait eu lieu, au cours duquel la loi électorale avait également été adoptée, il ne se souvenait pas quand cela se serait passé. Aucun élément de preuve étayant ce référendum n’a été présenté.

[62]  La fiabilité de la pièce R‑1, onglet 2, a de nouveau été remise en question par le témoignage de Harlene Swain, qui a affirmé avoir voté au référendum, et pourtant son nom n’avait pas été rayé de la liste. En outre, alors que la liste indique que le total des électeurs participants s’élève à 51, un comptage manuel des noms rayés sur la liste donne 52. Je partage le point de vue de la Commission, à savoir que la fiabilité de ce document est discutable. La liste de suivi officielle ne faisait pas partie de la preuve présentée au Tribunal.

[63]  Trois ans après le référendum, soit le 5 novembre 2010, M. Catagas a déposé un affidavit à la demande du chef David Albert LeDoux. Le paragraphe 3 de cet affidavit énonce ce qui suit :

[traduction]

En raison de documents manquants, j’ai prévu qu’à cette date ou vers celle-ci, le Conseil signe les documents et confirme par la présente leur validité. Cela est fait dans l’espoir de mettre un terme aux points litigieux et afin que le gouvernement de la Première Nation Gambler (représenté par le chef Gordon LeDoux et les conseillers Roy Vermette et Ronnie Ducharme) soit reconnu et exerce son rôle, et reconnaisse les attentes des gens (les membres) dans le cadre de la loi électorale et de la constitution, en d’autres termes par la tenue de réunions régulières de la bande, la transparence, la mise en place de mécanismes de recours et une bonne communication entre toutes les parties.

[64]  En déposant cet affidavit, M. Catagas a tenté de résoudre le conflit entourant la validité de la loi régissant l’appartenance, la constitution et la loi électorale de la Nation. Malheureusement, le document ne réussit pas à résoudre ces questions litigieuses et a, en fait, accentué la confusion lorsque M. Catagas a affirmé ce qui suit au paragraphe 2 :

[traduction]

La constitution de la bande est un document valide, dans lequel est reconnu le rôle consultatif du Conseil des aînés. La constitution présente les pouvoirs du chef et du conseil ainsi que des membres de la Première Nation Gambler. Le fait que le document n’a pas passé au premier référendum, en raison de l’exigence de la double majorité, mais qu’il a passé au deuxième exigeant une majorité simple. Les dates exactes ne sont pas connues en raison de documents manquants au bureau de la bande.

[65]  Malgré cette déclaration, la constitution ne fait aucunement mention d’une double majorité. Seule la loi électorale fait référence à l’obtention d’une double majorité et uniquement aux fins de la modification de la loi électorale après son adoption initiale. La loi en question précise à l’alinéa 2o) que la [traduction] « double majorité » correspond à [traduction] « 50 pour 100 plus un de tous les électeurs admissibles selon la liste des électeurs ». M. Catagas n’a pu expliquer cette divergence.

[66]  Je reconnais que, selon la loi électorale, un vote à la majorité simple, majorité qui est composée des personnes ayant pris part au scrutin, est suffisant pour l’adoption de cette loi. Je ne suis toutefois pas convaincu que la preuve montre que cette majorité a été obtenue. En plus de la fiabilité douteuse de la pièce R‑1, onglet 2, qui est le seul document à faire état des résultats qui auraient été obtenus au référendum de 2007, le référendum commportait de nombreux problèmes de procédure, notamment le manque de preuve attestant signification aux membres, le manque d’affichage adéquat en vue d’informer les membres de la tenue du référendum et l’absence de documents.

Autres éléments de preuve concernant l’adoption de la règle d’ascendance

[67]  Sharon Tanner a affirmé avoir entendu parler pour la première fois d’une exigence relative à la règle d’ascendance pour les postes de chef et de conseillers, en 2005‑2006, lorsqu’elle a commencé à être plus active sur le plan politique. Elle allègue que la règle d’ascendance a été proposée parce qu’elle représentait une menace pour les dirigeants de la Première Nation Gambler, du fait qu’elle bénéficiait de la confiance et du soutien de nombreux membres de la bande.

[68]  Mme Tanner a expliqué que, à l’époque, les conseillers Gordon LeDoux, qui est le frère du chef David Ledoux, et Donna McGillivray, la cousine germaine du chef, étaient soupçonnés d’utiliser les fonds de manière abusive. Le 1er novembre 2006, le mécontentement croissant des membres de la bande à l’égard de leurs dirigeants a donné lieu à une manifestation à laquelle ont participé plus de 50 membres du bureau de la bande qui demandaient une rencontre avec le chef et les membres du conseil. Ceux-ci ont refusé d’acquiescer à cette demande et les membres ont donc tenu leur propre réunion au cours de laquelle ils ont adopté une résolution de la bande visant à évincer Donna McGillivray. Mme Tanner a allégué que la résolution de la bande avait été envoyée à AINC et que, lorsque, le 9 novembre 2006, les membres ont tenu une élection partielle en vue de trouver un remplaçant, AINC a envoyé un représentant, M. McDougall, pour qu’il agisse en qualité de directeur général des élections. Mme Tanner a déclaré avoir été élue par acclamation au poste de conseillère. Ce témoignage est étayé par la liste des chefs et conseillers de la Première Nation Gambler de 1885 à 2008, qui se trouve à la pièce R‑1, onglet 36. Ce jour‑là, Mme Tanner figure sur cette liste comme conseillère.

[69]  Lorsque Mme Tanner s’est présentée le lendemain au bureau de la bande, le bureau était fermé à clef. Gordon LeDoux et Mme McGillivray avaient avisé Mme Tanner qu’ils ne la reconnaissaient pas comme conseillère et que Mme McGillivray exerçait toujours la charge de conseillère de la Première Nation Gambler. Mme Tanner était dans l’impossibilité d’exercer cette charge.

[70]  Ce même jour, Gordon LeDoux et Donna McGillivray ont adopté une résolution du conseil de bande qui refusait à Mme Tanner l’accès au bureau de la bande, au service de santé (sauf en situation d’urgence), au bâtiment polyvalent et au chantier de construction. Selon la résolution, Mme Tanner s’était adressée aux employés de la bande sur le chantier, en proférant des [traduction] « menaces de licenciement et de recrutement qui mettaient en péril notre capacité à fonctionner en tant que bande »; il était estimé que [traduction] « si nous voulons exercer nos fonctions comme dirigeants de notre Première Nation, nous devons éviter tout dissident qui souhaite semer le trouble et créer des perturbations ici sur les lieux de travail » : pièce R‑1, onglet 23. Mme Tanner a affirmé que les événements décrits dans la résolution du conseil de bande n’avaient jamais eu lieu et qu’elle était ciblée parce qu’elle était perçue par les conseillers comme une [traduction] « fautrice de troubles ».

[71]  La collectivité a continué d’exprimer son mécontentement à l’égard de ses dirigeants pendant les années qui ont suivi. Mme Tanner a déclaré que, en 2008, la Première Nation Gambler a reçu trois millions de dollars et qu’un montant supérieur à un million est disparu. Le 9 août 2010, le Conseil des aînés a tenu une réunion avec les membres pour discuter de ces questions. Selon le compte rendu de la réunion (pièce HRC‑1, onglet 4), plus de 50 personnes étaient présentes. Soixante‑deux membres de la bande ont voté pour la révocation du chef Gordon LeDoux et de la conseillère Donna McGillivray; Mme Tanner a été désignée chef par intérim et Rose Demontigny, conseillère par intérim. Mme Tanner allègue également que les membres l’avaient désignée, elle ainsi que Eugene Tanner et Harlene Swain, pour aller rencontrer les responsables de Vanguard Credit Union et faire la lumière sur ce qui était advenu des fonds manquants.

[72]  L’intimée a contesté le témoignage de la plaignante au sujet de sa nomination à titre de chef par intérim, ce qui porte à croire que les signatures figurant sur la pièce HRC‑1, onglet 4, sont fausses. Eugene Tanner et Harlene Swain ont tous deux témoigné que Mme Tanner n’avait pas été désignée comme chef par intérim, mais ils ont reconnu qu’une pétition avait circulé pour démettre de leurs fonctions, le chef et les membres du conseil. Ils soutiennent que personne n’a été élu chef par intérim à l’époque et ont précisé qu’ils n’auraient pas voté pour Mme Tanner parce qu’elle n’est pas une descendante unie par les liens du sang à John (Falcon) Tanner. Cependant, ils ont confirmé qu’ils avaient accompagné Mme Tanner à Vanguard Credit Union, le 10 août 2010.

[73]  La plaignante a fait valoir que son engagement politique est à la base de la décision relative à l’adoption du critère exigeant une descendance consanguine. Elle soutient que ce n’est pas un hasard si, le 5 novembre 2010, soit moins de trois mois après la réunion des aînés où elle soutient qu’elle a été désignée pour agir comme chef par intérim, le chef Gordon LeDoux a demandé que Larry Catagas dépose un affidavit affirmant ce qui suit :

[traduction]

Je déclare en outre, en ce qui concerne la question litigieuse relative à la loi électorale et à la constitution de la bande, ainsi qu’aux pouvoirs du chef et du conseil, y compris le pouvoir du Conseil des aînés :

1. Que j’ai pris part au référendum concernant ces loi, constitution et pouvoirs et que le résultat du référendum tenu au cours de l’exercice 2007‑2008 a été positif.

(Pièce C‑1, onglet 1)

[74]  Cette déclaration de M. Catagas a été ensuite intégrée dans l’article 23 de la loi électorale :

[traduction]

La loi électorale est adoptée ici selon les résultats du référendum tenu par la bande en 2007‑2008 – Signé sous serment par Larry Catagas ce 5e jour de novembre 2010.

(Pièce HRC-1, onglet 7)

[75]  L’intimée conteste l’affirmation de la plaignante au sujet de l’adoption de la loi électorale. Elle fait valoir que l’entrée en vigueur de la loi électorale a été recommandée par AINC; que la Nation a conclu un contrat avec un tiers en vue de l’élaboration de la loi électorale pour veiller à ce que les élections se déroulent correctement, que le tiers a rencontré les membres à trois ou quatre reprises et que celui-ci a élaboré la loi électorale en fonction des commentaires qu’il avait reçus de l’ensemble des membres. Selon l’intimée, l’allégation selon laquelle l’élaboration de la loi électorale était un stratagème n’est, essentiellement, rien d’autre qu’une hypothèse laissant entendre que le recours aux services d’un tiers, le processus de consultation au complet et le référendum ont été mis en œuvre avec l’intention cachée d’exclure la plaignante de la gouvernance, malgré le fait qu’au moment du référendum, la plaignante ne s’était jamais portée candidate pour devenir chef et que ces événements avaient eu lieu avant que cette dernière participe au rassemblement visant à démettre de leurs fonctions le chef et les membres du conseil en 2006.

[76]  Mme Tanner bénéficie de la confiance et du soutien de nombreux membres de sa collectivité comme en témoigne son élection à titre de conseillère en 2006 et le fait qu’elle a été désignée pour rencontrer les responsables de Vanguard Credit Union afin de faire la lumière sur ce qui était advenu des fonds manquants de la bande en 2010. À mon avis, les dirigeants de la Nation, en particulier Gordon LeDoux, lorsque la plupart de ces événements ont eu lieu, se sentaient menacés par l’engagement politique de Mme Tanner. La résolution du conseil de bande de 2006, publiée le jour suivant l’élection comme conseillère de Mme Tanner, témoigne clairement de cette crainte et de ce désir d’empêcher Mme Tanner de nuire davantage à l’exercice de leur autorité. Je ne peux pas déterminer de façon concluante que la principale motivation pour l’élaboration de la règle d’ascendance était d’empêcher cette dernière d’accéder à la direction, mais l’adoption de la loi électorale trois ans après le référendum initial sur la question jette une ombre à cet égard.

[77]  L’intimée n’a pu fournir une explication crédible relativement au fait qu’elle a décidé, en 2010, d’aller de l’avant avec l’adoption de la loi électorale. Eugene Tanner a affirmé que l’élaboration de la loi avait été motivée par le délai fixé par AINC, mais Larry Catagas a nié qu’un tel délai avait été imposé et, malgré la référence à une lettre à cet égard, aucun document de cette nature n’a été présenté à l’audience. En outre, lorsqu’il a été demandé à Larry Catagas d’expliquer pourquoi la loi électorale avait été adoptée trois ans après le référendum, il n’a pu fournir d’explication. Cet élément de preuve ne fait que renforcer les irrégularités et la preuve contradictoire entourant l’adoption de la loi électorale. Il m’incite à croire qu’il est plus probable que, même si la loi électorale ou la règle d’ascendance a peut-être été élaborée au départ en toute bonne foi, son adoption officielle en 2010 visait, du moins en partie, à empêcher Mme Tanner de se porter candidate au poste de chef.

[78]  En conséquence, outre ma conclusion selon laquelle la règle d’ascendance n’est pas rationnellement liée à la fonction de chef ou de conseiller de la Nation, je conclus également qu’elle n’a pas été adoptée de bonne foi. J’aborderai maintenant les autres arguments de l’intimée concernant les contraintes excessives. 

La règle d’ascendance est‑elle raisonnablement nécessaire, en ce sens que l’intimée ne peut pas composer avec les personnes qui ne sont pas les descendants unis par les liens du sang à John (Falcon) Tanner sans subir une contrainte excessive?

[79]  L’intimée allègue que la question de savoir si la règle d’ascendance contenue dans la loi électorale est raisonnablement nécessaire soulève deux questions :

  1. L’étendue du droit à l’autonomie gouvernementale par la Première Nation : le droit de la Première Nation à l’autonomie gouvernementale inclut‑il le droit de déterminer qui est apte à gouverner la Première Nation?

  2. Il y a aussi la question au sujet de l’application de l’article 1.2 de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.C. 2008, ch. 30, et de l’incidence des traditions juridiques et des règles de droit coutumier des Premières Nations sur l’interprétation de la LCDP.

Le droit à l’autonomie gouvernementale

[80]  Selon l’intimée, une Première Nation a un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale et ce droit est essentiel (raisonnablement nécessaire) pour l’avenir et l’autosuffisance des Premières Nations. Elle fait valoir que le gouvernement du Canada a adopté une approche stratégique qui considère l’autonomie gouvernementale autochtone comme un droit inhérent selon le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. En outre, elle signale que cette approche est conforme aux articles 3 et 4 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. L’intimée allègue qu’il est important de permettre l’élaboration de politiques et de procédures propres à la Première Nation pour garantir le droit à l’autonomie gouvernementale. Si une Première Nation n’a pas le droit d’élaborer des politiques conformes à la culture unique de la Première Nation et qu’il lui faut plutôt élaborer des politiques internes conformes aux lois en vigueur au Canada, alors le droit à l’autonomie gouvernementale est dénué de sens. À cet égard, la Nation soutient que des politiques et des procédures en matière d’élections sont particulièrement importantes, parce que l’élection des dirigeants, de par sa nature même, fait partie intégrante de l’autonomie gouvernementale.

[81]  Comme l’a signalé l’intimée dans ses observations, un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale n’a pas été reconnu comme faisant nécessairement partie du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. À cet égard, je constate que la Cour suprême du Canada a déclaré dans l’arrêt R. c. Pamajewon, [1996] 2 RCS 821, au paragraphe 27, que « [l]es droits ancestraux, y compris toute revendication du droit à l’autonomie gouvernementale, doivent être examinés à la lumière des circonstances propres à chaque affaire et, plus particulièrement, à la lumière de l’histoire et de la culture particulières du groupe autochtone qui revendique le droit ». Mis à part les arguments en matière de politique générale, l’intimée n’a pas présenté de preuve pour établir qu’elle dispose d’un droit à l’autonomie gouvernementale compte tenu de son histoire et de sa culture particulières.

[82]  En outre, même si la Nation avait établi l’existence d’un tel droit à l’autonomie gouvernementale, cela ne met pas nécessairement ses mesures à l’abri d’un règlement pris en vertu de la législation du Canada, y compris la LCDP. Il faut tout d’abord établir qu’il y a eu atteinte à ce droit, conformément au critère énoncé dans l’arrêt R.  c. Sparrow, [1990] 1 RCS 1075, à la page 1112 (Sparrow). En outre, si une atteinte est constatée, la Couronne doit la justifier (voir Sparrow, aux pages 1113 à 1119). L’intimée n’a présenté aucun argument ni élément de preuve de ce genre.

[83]  En conséquence, je conclus que l’argument de l’intimée concernant son droit à l’autonomie gouvernementale et l’application de ce droit à la défense du motif justifiable de la Nation en l’espèce sont non fondés.

Article 1.2 de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne

[84]  L’article 1.2 de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne est ainsi libellé :

1.2 Dans le cas d’une plainte déposée au titre de la Loi canadienne sur les droits de la personne à l’encontre du gouvernement d’une première nation, y compris un conseil de bande, un conseil tribal ou une autorité gouvernementale qui offre ou administre des programmes et des services sous le régime de la Loi sur les Indiens, la présente loi doit être interprétée et appliquée de manière à tenir compte des traditions juridiques et des règles de droit coutumier des Premières Nations et, en particulier, de l’équilibre entre les droits et intérêts collectifs, dans la mesure où ces traditions et règles sont compatibles avec le principe de l’égalité entre les sexes.

[85]  L’intimée soutient que l’exigence énoncée dans cet article, à savoir de tenir compte des traditions juridiques et des règles de droit coutumier des Premières Nations, donne à penser que les raisonnements particuliers fondés sur la culture (c.-à-d. un raisonnement fondé sur des coutumes, traditions, procédures et/ou pratiques d’une Première Nation) devraient maintenant être pris en compte au moment d’établir si un acte discriminatoire est raisonnablement nécessaire. À cet égard, l’intimée soutient que la preuve en l’espèce démontre que tous les chefs de la Première Nation Gambler étaient des descendants, unis par les liens du sang à John (Falcon) Tanner et qu’il est raisonnablement nécessaire que cette tradition se poursuive.

[86]  Afin d’établir de quelle manière l’article 1.2 s’applique en l’espèce, la première question à examiner est celle de savoir si la Première Nation Gambler détient une coutume ou une tradition consistant à avoir des descendants unis par les liens du sang à John (Falcon) Tanner qui agissent en qualité de chef.

[87]  Selon la définition donnée dans la décision Bigstone c. Big Eagle, [1992] A.C.F. n16 (QL) (Bigstone), la « coutume » doit inclure « des pratiques touchant le choix d’un conseil qui sont généralement acceptables pour les membres de la bande, qui font donc l’objet d’un large consensus ». Si un litige survient au sujet d’une coutume, il incombe à la partie qui invoque la coutume, c’est-à-dire l’intimée en l’espèce, de prouver son existence et les éléments qui la composent, et de démontrer qu’elle fait réellement l’objet d’un large consensus parmi les membres de la bande (Francis c. Conseil mohawk de Kanesatake, [2003] 4 RCF 1133, aux paragraphes 21 à 24 (Francis); et voir également McArthur c. Canada (Department of Indian Affairs and Northern Development), 1992 CanLII 8090 (C.B.R. Sask.)).

[88]  Dans la décision Bigstone, le juge Strayer (alors juge de la Section de première instance de la Cour fédérale) a conclu que, lors de l’examen de la validité d’une coutume ou de la constitution régissant la composition et le choix des membres d’un conseil de bande, la question véritable semble se rattacher à la légitimité politique, et non juridique. Les cours qui se retrouvent dans cette situation doivent répondre à la question suivante : « la constitution résulte-t-elle de l’accord de la majorité de ceux qui, d’après la preuve produite, paraissent être des membres de la bande? » Ce faisant, une cour doit cependant appliquer des critères juridiques discernables.

[89]  Ces critères juridiques sont résumés aux paragraphes 22 à 24 et 26 dans la décision Francis (voir également Shotclose c. Première Nation Stoney, 2011 CF 750, au paragraphe 69). Une coutume doit inclure : (1) les « pratiques » touchant le choix d’un conseil; (2) des pratiques qui sont « généralement acceptables pour les membres de la bande »; (3) des pratiques qui font l’objet d’un « large consensus ». Les « pratiques » peuvent être établies soit par des actes répétitifs, soit au moyen d’une mesure isolée comme l’adoption d’un code électoral. Afin qu’une pratique soit « généralement acceptable pour les membres de la bande », elle doit indiquer « la manifestation de la volonté des personnes souhaitant l’adoption de règles relatives au mode d’élection des membres d’un conseil de bande d’être liées par une règle ou pratique donnée ».

[90]  Ce qui constitue un « large consensus » a été défini plus amplement aux paragraphes 36 et 37 de la décision Francis, où le juge Martineau a écrit ceci :

Pour qu’une règle devienne une coutume, la pratique se rapportant à une question ou situation donnée qui est visée par cette règle doit être fermement établie, généralisée et suivie de manière uniforme et délibérée par une majorité de la communauté, ce qui démontrera un « large consensus » quant à son applicabilité. Cette description exclurait les comportements sporadiques visant à corriger des difficultés d’application exceptionnelles à un moment donné ainsi que d’autres pratiques qui sont manifestement considérées au sein de la communauté comme des pratiques suivies à titre d’essai. S’il existe, ce « large consensus » prouvera la volonté de la communauté à un moment donné de ne pas considérer le code électoral adopté comme un document exhaustif et exclusif. Ce consensus aura pour effet d’exclure de l’équation un nombre infime de membres d’une bande qui se sont constamment opposés à l’adoption d’une règle régissant les élections à titre de règle coutumière.

À mon avis, à la lumière de toutes les décisions susmentionnées, la véritable question qui se pose quant à la mesure dans laquelle une résolution ou décision d’une bande ou un code électoral adopté traduit la coutume de la bande en question peut être formulée comme suit : la résolution, la décision ou le code est-il fondé sur un consensus majoritaire de toutes les personnes qui, d’après la preuve existante, semblent être membres de la bande, quel que soit leur lieu de résidence?

[Non souligné dans l’original.]

[91]  Bien que ces affaires fournissent un cadre juridique large pour nous aider à examiner la loi électorale et sa règle d’ascendance en l’espèce, la question de savoir si la règle d’ascendance [traduction] « énonce des pratiques qui sont généralement acceptables pour les membres de la bande et qui font l’objet d’un large consensus » demeure une plainte de nature très factuelle.

[92]  À cet égard, la loi électorale ne constituait pas la première tentative de la Première Nation Gambler de codifier son processus électoral. Plus de dix ans avant la tenue du référendum, la Nation a rédigé l’ébauche du Règlement de 1993 sur les coutumes dans l’optique de créer une codification similaire. La raison d’être de cet effort est expliquée dans le préambule du document :

[traduction]

Par le passé, la Première Nation Gambler a assez bien fonctionné sans règles ni procédures écrites. Dans la société contemporaine, il faut consigner toutes les opérations et élaborer des règles et des procédures écrites pour l’observation de la loi et le maintien de l’ordre. Les membres de la Première Nation Gambler se sont aperçus qu’ils doivent eux aussi élaborer des règles et des procédures écrites, surtout en raison des questions complexes qui sont soulevées quotidiennement. Il est donc convenu que les membres adopteront les règles et les procédures suivantes pour le bienfait et le mieux-être de la Première Nation Gambler.

[93]  Des témoins ont confirmé l’existence du Règlement sur les coutumes, notamment Sharon Tanner et Larry Catagas, et leur témoignage respectif n’a pas été contesté à cet égard. Le document précise que le Règlement sur les coutumes a fait l’objet d’une première lecture et d’une seconde lecture les 4 octobre et 4 novembre 1993. Toutefois, la preuve ne permet pas de confirmer s’il a fait l’objet d’une troisième lecture. Il n’est donc pas clairement établi si le Règlement a été adopté ou non.

[94]  Le Règlement sur les coutumes permet d’étayer le témoignage de Sharon Tanner, dans lequel elle a reconnu que la Première Nation Gambler détenait des pratiques qui pouvaient être considérées comme étant des lois coutumières ou des traditions. Par exemple, le Règlement sur les coutumes reconnaissait l’importance accordée aux aînés :

[traduction]

Conseil des aînés : la Première Nation Gambler a reconnu et respecte le rôle joué par les aînés, pour leur sagesse, leurs conseils d’ordre spirituel et leurs décisions, dans le souci d’assurer le mieux-être de la Première Nation Gambler. Le Conseil des aînés sera présent à toutes les réunions du Conseil.

[95]  Par contre, le Règlement sur les coutumes ne faisait nul renvoi à une règle limitant le poste de chef aux descendants de John (Falcon) Tanner, et Sharon Tanner a témoigné qu’il n’avait pas été fait mention de cette limitation durant les années 1980 et 1990, à ce qu’elle sache. Ce point de vue a été contredit par divers témoins de l’intimée, qui ont déclaré lors de leur témoignage que l’exigence voulant que le chef et les membres du conseil soient des descendants de la lignée de John (Falcon) Tanner constituait depuis fort longtemps un élément essentiel de leur patrimoine et de leur identité.

[96]  Durant la présente instance, le Tribunal a entendu des témoignages qui ont confirmé l’histoire unique de John (Falcon) Tanner et son importance par rapport à l’identité culturelle de la Nation. Le témoignage de Rose LeDoux, qui est l’épouse du chef David LeDoux et n’est pas une descendante de John (Falcon) Tanner par les liens du sang, n’a aucune valeur à cet égard. Rose LeDoux, le chef David LeDoux, Roxanne Brass et Eugene Tanner ont tous témoigné que la richesse de leur histoire et le caractère unique de leur lignée commune constituaient une source de fierté.

[97]  Sharon Tanner n’a pas contesté l’importance que revêt l’héritage de John (Falcon) Tanner. Son époux, ses enfants et ses petits-enfants sont tous ses descendants. Mme Tanner a témoigné qu’elle a passé 30 ans au sein de la collectivité de la Première Nation Gambler et qu’elle la considère comme sa collectivité d’origine. Elle conteste toutefois le fait que cet héritage se traduise par une exigence voulant que les chefs et les conseillers soient des descendants unis par les liens du sang. Je souligne que, lorsque les témoins de l’intimée se sont fait demander si une personne, non descendante par les liens du sang, pouvait posséder la sagesse, le souci d’équité et la patience ainsi qu’une solide compréhension des traditions juridiques et des règles de droit coutumier de la Nation, de bonnes qualités pour les postes de chef et de conseiller, ils ont tous convenu que c’était possible.

[98]  En outre, la preuve présentée n’a pas permis d’établir de façon concluante que tous les chefs de la Nation étaient des descendants unis par les liens du sang à John (Falcon) Tanner. Lors de son témoignage, Roxanne Brass a déclaré qu’elle croyait que c’était le cas [traduction] « à moins qu’un, dont je ne suis pas au courant, ait réussi à se faufiler » et la pièce R-1, onglet 36, qui dresse la liste des chefs et des conseillers par le passé, comporte un long intervalle où il n’y aucun antécédent en ce qui a trait aux titulaires de ces postes. Le chef David LeDoux et son épouse Rose LeDoux ont témoigné que des experts avaient publié des ouvrages sur l’histoire de John (Falcon) Tanner et qu’ils avaient parlé du caractère unique de la Première Nation Gambler, mais aucune de ces publications n’a été présentée en preuve. Les aînés de la collectivité seraient sans doute les mieux placés pour fournir une perspective historique quant à la règle d’ascendance et toutes les parties ont convenu que les aînés ont joué un rôle clé au sein de la collectivité. Toutefois, Albert Tanner était le seul témoin qui pouvait raisonnablement être qualifié d’aîné, et il n’a présenté aucun élément de preuve sur ce point.

[99]  Le Tribunal se retrouve donc avec le témoignage contradictoire de la plaignante, dont la relation avec la bande et la collectivité et la période de résidence au sein de celle-ci sont les plus longues sans interruption, et le témoignage de Roxanne Brass, qui a déménagé dans la collectivité dans les années 1990, celui d’Eugene Tanner, qui n’a déménagé que tout récemment au sein de la collectivité, et ceux de David et de Rose LeDoux qui ont déménagé au sein de la collectivité en 2009. Je conclus que le témoignage de la plaignante est plus convaincant à cet égard.

[100]  Même si je pouvais parvenir à la conclusion que tous les chefs de la Nation par le passé étaient des descendants de John (Falcon) Tanner, je ne crois pas que cela permettrait d’établir l’existence d’une « coutume ». Parmi les 256 membres de la Nation, seulement quatre ou cinq n’appartiennent pas à la lignée. Par conséquent, il ne serait pas surprenant que personne ne faisant pas partie de la lignée n’ait agi comme chef. Autrement dit, bien qu’il s’agisse sans doute d’une pratique que les chefs appartiennent à la lignée, cette réalité peut tout simplement exister en raison de la situation démographique de la Nation et cela n’amène pas à conclure qu’il existe un large consensus parmi les membres de la bande selon lequel les membres qui ne font pas partie de la lignée n’ont pas le droit d’occuper ce poste.

[101]  Je suis par ailleurs convaincu que la loi électorale n’est pas « fermement établie, généralisée et suivie de manière uniforme et délibérée par une majorité de la communauté » du fait qu’elle requiert que les candidats tant au poste de chef que celui de conseiller soient des descendants unis par les liens du sang à John (Falcon) Tanner. La preuve a démontré assez clairement que les conseillers pouvaient être des personnes ne faisant pas partie de la lignée. En plus de Mme Tanner, qui a été nommée à ce poste en 2006, sa mère, Patricia Tanner, de même que Darlene Tanner ont agi à titre de conseillères et elles n’étaient ni l’une ni l’autre des descendantes unis par les liens du sang.

[102]  Enfin, compte tenu des irrégularités et de la preuve contradictoire entourant le référendum de 2007 sur la loi électorale, je ne suis pas persuadé que la pratique consistant à limiter le poste de chef aux descendants de John (Falcon) Tanner fasse l’objet d’un large consensus. À cet égard, je fais remarquer que seulement 51 des 124 électeurs admissibles ont voté lors de l’élection, et que seulement 57 pour 100 d’entre eux ont voté en faveur de l’adoption de la loi électorale.

[103]  L’intimée fonde sa réponse sur la décision rendue dans l’affaire Première Nation du Lac des Mille-Lacs c. Chapman, 1998 CanLII 8004 (CF) (Chapman), où, malgré un taux de participation de 28 pour 100 aux élections, et où environ 21 pour 100 des membres ayant un droit de vote ont voté en faveur d’un code d’élection des chefs et conseillers selon la coutume, la Cour a conclu qu’il existait un consensus assez large pour conclure que le code constituait une coutume. Dans cette affaire-là, toutefois, la Cour a souligné la situation particulière des membres de cette Première Nation : au nombre des 300 membres qui avaient droit de vote seulement 130 environ pouvaient être localisés (Chapman, au paragraphe 29). La Cour a souligné, en outre, qu’il y avait une tendance à la non-participation dans cette collectivité, même parmi les membres connus qui avaient droit de vote (Chapman, au paragraphe 29). La Cour a donc conclu ce qui suit :

la participation de 86 membres votants et le fait qu’il y a eu 73 votes exprimés (64 pour, 7 contre, un sans avis et un bulletin nul) constitue un assez large consensus dans les circonstances pour que le code d’élection soit assimilable à la coutume de la bande.

(Chapman, au paragraphe 29)

[104]  Le vote dans la décision Chapman a donné lieu à une approbation du code de sélection dans une proportion de 87 pour 100. Par contre, la loi électorale dans cette affaire-là a seulement été approuvée dans une proportion de 57 pour 100, et le taux de participation électorale était peu élevé. Dans la présente affaire, l’intimée n’a présenté aucune circonstance spéciale permettant d’expliquer le faible taux de participation électorale ou l’adoption du code électoral par une faible majorité. J’estime donc que l’affaire Chapman se distingue des circonstances de l’espèce, où je ne suis pas convaincu qu’il existe un large consensus selon lequel la loi électorale, y compris la règle d’ascendance, constitue une coutume de la Première Nation Gambler.

[105]  Pour tous ces motifs, je conclus que l’intimée n’a pas démontré que la règle d’ascendance constitue une « tradition juridique ou règle de droit coutumier » au sens de l’article 1.2 de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne. Vu cette conclusion, il n’y a pas lieu que j’examine la question de savoir si l’application de l’article 1.2 appuie une interprétation large des facteurs de contrainte excessive suivant le paragraphe 15(2) de la LCDP.

[106]  Par ailleurs, l’intimée n’a pas présenté d’autres arguments concernant une contrainte excessive. Par conséquent, elle ne m’a pas convaincu que la règle d’ascendance est raisonnablement nécessaire.

D.  Conclusion au sujet de la première question : plainte jugée fondée

[107]  L’intimée n’a pas présenté de justification réelle à l’égard de la preuve prima facie de discrimination de la plaignante. Pour les motifs susmentionnés, je conclus qu’il n’existe aucun lien rationnel entre la règle d’ascendance et la fonction de chef ou de conseiller, que la règle n’a pas été adoptée de bonne foi, et qu’elle n’est pas raisonnablement nécessaire. Par conséquent, la plainte concernant la règle d’ascendance est fondée.

III.  Deuxième question : autre traitement différentiel allégué

[108]  La plaignante allègue que la règle d’ascendance n’est pas la seule manifestation de traitement différentiel que l’intimée a adoptée à son égard parce qu’elle n’est pas une descendante de John (Falcon) Tanner. En avril 2011, la plaignante s’est vue refuser sa demande d’aide au revenu, faisant ainsi en sorte qu’elle a perdu son allocation de logement (A. Refus d’accorder une aide au revenu). Elle allègue en outre qu’elle s’est vue refuser l’utilisation de la fourgonnette médicale (B. Refus d’utiliser la fourgonnette médicale). Enfin, elle prétend qu’elle a été bannie du bureau du conseil de bande, ainsi que des installations médicales et du centre communautaire de la bande, et qu’elle a été exclue des activités et services communautaires (C. Expulsion des installations de la bande et exclusion des activités et des services).

[109]  Avant d’examiner chacune de ces allégations, il importe de souligner que la relation entre les parties est difficile depuis bon nombre d’années. Le Tribunal a entendu des témoignages au sujet de deux résolutions de la bande qui ont été adoptées en mars 2000 en vue de renvoyer la plaignante de la collectivité, ainsi que de la retirer des postes qu’elle occupait au sein de la bande à titre de représentante en santé communautaire et d’intervenante dans le cadre du Programme de lutte contre l’abus de l’alcool et des drogues chez les Autochtones, postes que la plaignante occupait depuis 12 ans. Cette situation était attribuable à une violente altercation survenue entre la plaignante, sa fille et le petit ami de sa fille et d’autres membres de la collectivité. Finalement, la plaignante n’a pas été renvoyée de la collectivité, mais elle a perdu les postes qu’elle occupait au sein de la bande. La plaignante a également été impliquée dans un conflit avec Roxanne Brass, la sœur du chef, en 2004 pendant le festival du blé d’Inde, et il ressort de la preuve que des tensions existaient entre les deux femmes, ainsi qu’entre Mme Tanner et la famille LeDoux. Dans ce contexte, il était parfois difficile de savoir si certains incidents concernant la plaignante se sont produits uniquement en raison de ce conflit qui persiste, ou si les incidents étaient liés à son statut en qualité de personne ne faisant pas partie de la lignée de John (Falcon) Tanner.

A.  Refus d’accorder une aide au revenu

(i)  Les faits pertinents

[110]  Le 1er avril 2011, Mme Tanner a présenté à Terry Tanner, l’administrateur responsable de l’aide sociale, une demande d’aide au revenu. Selon Mme Tanner, Terry Tanner a rempli le formulaire pour elle et elle l’a signé. Elle a déclaré qu’elle était la seule résidente à son domicile. À la ligne 205, après la question [traduction] « Le demandeur est-il admissible à recevoir une aide? », Terry Tanner a inscrit un « X » à côté du [traduction] « Oui ». Mme Tanner a déclaré qu’elle s’attendait à recevoir une aide au revenu. Depuis 2001 environ, elle touchait des prestations d’aide au revenu.

[111]  En avril 2011, peu après que Mme Tanner eut présenté sa demande, Terry Tanner a communiqué avec elle et l’a avisée qu’elle n’était pas admissible à une aide au revenu. Terry Tanner n’a pas justifié le refus.

[112]  Le 10 juin 2011, Mme Tanner a de nouveau rempli une demande d’aide au revenu avec l’aide de Terry Tanner. Suivant la recommandation de Terry Tanner, la plaignante a mentionné qu’elle possédait une automobile évaluée à 17 000 $. Par ailleurs, et ce malgré l’affirmation de la plaignante selon laquelle son ami, Fernand Barthelette, ne résidait pas avec elle, Terry Tanner a avisé la plaignante qu’elle devait inclure l’information sur le revenu concernant toute personne qui était chez elle. C’est la raison pour laquelle le formulaire incluait le revenu mensuel de M. Barthelette.

[113]  Dans une lettre intitulée [traduction] « lettre de rejet », datée du 5 juillet 2011, Terry Tanner, en qualité d’administrateur responsable de l’aide au revenu, a déclaré que Mme Tanner n’était pas admissible à une aide au revenu pour la raison suivante :

[traduction]

Fern Barthelette touche une pension de vieillesse de 1 000 $ qui couvrira vos (Sharon Tanner) propres coûts en matière de besoins fondamentaux, d’alimentation, de logement et de frais d’utilisation. L’aide au revenu couvrira les frais d’électricité quand ceux-ci dépassent le montant établi pour vos (Sharon Tanner) besoins fondamentaux. 

[114]  Mme Tanner a déclaré qu’elle n’avait jamais reçu cette lettre et qu’elle l’avait vue pour la première fois alors qu’elle se préparait pour la tenue de l’audience devant le Tribunal. Elle a témoigné n’avoir eu que des conversations verbales avec Terry Tanner. Mme Tanner a appris qu’elle n’était pas admissible à une aide au revenu lorsque, à un moment donné au cours de cette période, une aide était fournie et que Terry Tanner a dit à sa fille, Charlene, qu’elle n’était pas admissible.

[115]  Mme Tanner a allégué qu’elle avait eu une conversation, peu de temps après, avec l’ancien chef Gordon LeDoux au sujet du fait qu’une aide au revenu lui était refusée. Elle a témoigné que Gordon LeDoux avait répondu en lui disant quelque chose comme : [traduction] « Eh bien, pourquoi vous ne retournez pas à Sagkeeng, l’endroit d’où vous venez? Là, vous recevrez de l’aide sociale. » (transcription, à la page 85).

[116]  Mme Tanner a aussi parlé au chef David LeDoux, qui lui a dit de téléphoner à AINC. Lors de son témoignage, Mme Tanner a déclaré qu’elle avait communiqué avec AINC, mais que rien n’avait jamais été fait. Elle a de nouveau présenté une demande d’aide au revenu le 25 septembre 2013 et elle a inscrit M. Barthelette en qualité d’époux, encore une fois suivant les conseils de Terry Tanner. Au moment de l’audience, Mme Tanner n’avait toujours pas reçu d’aide au revenu. Elle a témoigné que sa fille Charlene la soutenait financièrement.

(ii)  Observations des parties et analyse

[117]  Les parties ont présenté des témoignages et des observations détaillés en ce qui concerne la question de savoir si la plaignante vivait en union de fait avec M. Barthelette. La plaignante soutient qu’elle n’a jamais eu autre chose qu’un lien d’amitié avec M. Barthelette, qu’elle connaît depuis les années où elle fréquentait le collège, et elle soutient qu’elle entretenait, en fait, une relation avec un autre homme pendant une partie de cette période. Mme Tanner a ajouté M. Barthelette à titre de résident à son domicile et plus tard à titre d’époux sur ses demandes d’aide au revenu uniquement parce que Terry Tanner lui avait conseillé de le faire. La plaignante a témoigné que M. Barthelette était demeuré chez elle quelques fois durant l’année, pendant le temps des Fêtes et au printemps, pour l’aider avec son jardin. Elle a estimé qu’il était resté chez elle environ trois mois par année. Elle a nié l’avoir appelé son [traduction] « vieux » et a déclaré qu’il ne lui avait fourni aucun soutien financier.

[118]  La plaignante fait par ailleurs valoir que le Tribunal devrait tirer une conclusion défavorable du fait que Terry Tanner n’a pas été assignée à témoigner. Le témoin de l’intimée, Charles Baptiste, un conseiller aux affaires sociales pour le West Region Tribal Council, qui a été convoqué pour parler de la question de l’admissibilité à l’aide au revenu, n’a jamais été en contact avec la plaignante et il ne s’est pas occupé de ses demandes d’aide au revenu.

[119]  L’intimée soutient que la preuve appuie une conclusion selon laquelle la plaignante entretenait une relation conjugale avec M. Barthelette et que, dans ces circonstances, comme l’a déclaré M. Baptiste, ils sont considérés comme étant légalement mariés par AINC aux fins de l’admissibilité à l’aide au revenu. De plus, étant donné le fait que AINC a mené une enquête et a établi que le dossier de la plaignante avait été traité convenablement, l’intimée prétend que la preuve appuie une conclusion selon laquelle la plaignante s’est vue refuser à juste titre l’aide au revenu. Elle souligne que, sans égard à la validité de cette décision, le refus de la demande de la plaignante n’avait rien à voir avec le fait qu’elle n’était pas une descendante de John (Falcon) Tanner et que, par conséquent, il ne peut être affirmé que la décision est discriminatoire.

[120]  Monsieur Baptiste a témoigné qu’il a examiné le formulaire de profil du locataire de la Première Nation, où elle a inscrit M. Barthelette à titre de résident à son domicile, les cartes d’enregistrement de la plaignante et de M. Barthelette à Santé Manitoba, qui indiquent la même adresse postale, ainsi que sa demande d’aide au revenu présentée le 10 juin 2011, dans laquelle la pension de M. Barthelette est inscrite comme partie de son [traduction] « revenu non gagné », et qu’elle ne serait pas admissible à l’aide au revenu. Cela est attribuable au fait que ces éléments de preuve amèneraient M. Baptiste à conclure que la plaignante et M. Barthelette vivaient en union de fait et que, puisque ce dernier touche une pension de vieillesse, Mme Tanner ne serait pas admissible à l’aide sociale.

[121]  En contre-interrogatoire, l’avocat de la plaignante a demandé au témoin de formuler des commentaires au sujet d’un document produit par AINC dans le cadre de ses [traduction] « Politiques et procédures en matière d’aide au revenu », intitulé [traduction] « Liste de contrôle no 3 : liens de dépendance ». Selon le document, la liste de contrôle renferme :

[traduction]

des facteurs pouvant indiquer qu’un demandeur vit avec une autre personne, soit à titre de conjoint de fait ou à titre de partenaire de même sexe. Leur utilisation n’est pas obligatoire, mais les administrateurs responsables de l’aide au revenu ainsi que leur personnel peuvent les juger utiles afin d’administrer le Programme d’aide au revenu de façon équitable et objective.

Il y est aussi mentionné que : [traduction] « L’interdépendance financière constitue le facteur le plus important. La preuve de l’existence de deux de ces trois facteurs est nécessaire pour établir l’existence d’une union de fait ». Au facteur d’interdépendance financière, qui peut être établi par la confirmation de l’existence d’un ou de plusieurs des sous-facteurs énumérés, s’ajoutent d’autres facteurs déterminants, à savoir [traduction] l’« interdépendance familiale » et le [traduction] « lieu de résidence ».

[122]  Monsieur Baptiste a soutenu qu’il connaissait ces facteurs et que, à première vue, la demande et les documents s’y rapportant amèneraient l’employé à conclure à l’existence d’une union de fait entre Mme Tanner et M. Barthelette. Il a souligné qu’il ne connaissait pas personnellement Mme Tanner ou M. Barthelette.

[123]  Madame Tanner a témoigné que M. Barthelette était un ami qui venait rester chez elle à l’occasion et qui ne lui fournissait aucune aide financière. Roxanne Brass a contesté le fait que M. Barthelette était un simple ami de Mme Tanner et elle a témoigné qu’elle avait entendu Mme Tanner faire allusion à lui comme étant son vieux et que Charlene l’appelait le petit ami de sa mère.

[124]  Madame Tanner a affirmé avoir inscrit M. Barthelette à titre de résident au sein de son ménage et plus tard à titre d’époux uniquement parce que Terry Tanner lui avait conseillé de le faire. Son témoignage n’est pas contesté à cet égard, puisque Terry Tanner, malgré qu’il ait été inscrit sur la liste des témoins, n’a pas témoigné.

[125]  Toutefois, comme l’a souligné l’intimée, la question ici n’est pas de savoir si Mme Tanner s’est vue refuser l’aide au revenu à juste titre, ou même si elle vivait en union de fait avec M. Barthelette, mais plutôt de savoir si les conseils que Terry Tanner lui a donnés au moment de remplir sa demande d’aide au revenu ont été influencés par le fait qu’elle n’est pas une descendante unie par les liens du sang à John (Falcon) Tanner, ou comme l’a fait valoir la plaignante, en raison de sa situation de famille. 

[126]  C’est là que réside la faiblesse de la position de la plaignante. Alors que les conseils de Terry Tanner peuvent avoir entraîné le rejet de la demande d’aide sociale de la plaignante, rien dans la preuve ne donne à penser que ses conseils étaient liés de quelque manière que ce soit à la situation de la plaignante à titre de personne ne faisant pas partie de la lignée de John (Falcon) Tanner, ou même que ses conseils étaient malavisés. La preuve révèle l’existence d’un conflit légitime sur la question de savoir si Mme Tanner vivait en union de fait avec M. Barthelette. Ce n’est toutefois pas au Tribunal que revient la tâche d’établir la situation matrimoniale de la plaignante. Le Tribunal doit plutôt établir s’il y a eu acte discriminatoire. À cet égard, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour permettre d’établir que l’ascendance constituait un facteur dans les conseils donnés à la plaignante par Terry Tanner, ou dans le rejet ultime de sa demande d’aide sociale. Dans l’ensemble, selon la prépondérance des probabilités, je conclus que la plaignante n’a pas démontré que les gestes de l’intimée ayant mené au rejet de sa demande d’aide sociale étaient discriminatoires de quelque façon qui soit.

B.  Refus d’utiliser la fourgonnette médicale

[127]  En février 2012, la plaignante a reçu un diagnostic de cancer et, plus tard, le pronostic selon lequel il s’agissait d’un cancer en phase terminale. La plaignante a témoigné avoir a demandé l’autorisation d’utiliser la fourgonnette médicale de la Nation pour se rendre à des rendez-vous médicaux et qu’elle s’était fait dire que la fourgonnette était réservée ou, pour quelque autre raison, non disponible.

[128]  La fille de la plaignante, Charlene Tanner, a témoigné que d’autres personnes lui avaient dit qu’elle ne pouvait pas utiliser la fourgonnette, mais elle a ajouté que cela ne venait pas directement du chef ou des conseillers. Elle a ajouté qu’elle avait reconduit sa mère à des rendez-vous médicaux à 79 reprises, à raison d’environ 40 $ par voyage, ce qui représente un montant total de 3 160 $. L’avocat de la plaignante a prétendu que le fait de refuser à la plaignante d’utiliser la fourgonnette médicale constituait un mépris sans borne à son égard.

[129]  Le chef David LeDoux a témoigné que tous les membres de la Nation pouvaient utiliser la fourgonnette médicale, que son utilisation n’était pas réservée aux descendants unis par les liens du sang.

[130]  À part avoir déclaré qu’elle s’était vue refuser l’utilisation de la fourgonnette médicale et qu’il s’agissait d’un acte de mépris, les allégations de Mme Tanner en l’espèce ne permettent pas de démontrer qu’un motif de distinction illicite constituait un facteur dans le refus de lui laisser utiliser la fourgonnette médicale, sur le fondement de l’ascendance ou autrement. Il n’y a pas eu non plus de preuve pour réfuter l’absence de disponibilité de la fourgonnette médicale. Pour ces motifs, je conclus que la plaignante n’a pas établi l’existence d’une preuve prima facie pour cette partie de sa plainte.

C.  Expulsion des installations de la bande et exclusion des activités et des services

[131]  La plaignante allègue que la Nation a tenté de l’expulser de la collectivité et lui a refusé divers services qui sont offerts aux autres membres de la bande, notamment des articles de jardinage, des rénovations, le déneigement et la tonte de la pelouse.

[132]  En ce qui concerne l’expulsion, deux résolutions du conseil de bande étaient en cause. Voici ce que prévoit la résolution en date du 2 mars 2000 :

[traduction]

Attendu que les membres de la Première Nation Gambler vivant dans la réserve s’engagent à lutter contre la violence au sein de la collectivité.

Attendu que les membres ne toléreront pas les actes assimilables à des actes perpétrés en groupe contre les membres, plus précisément les aînés qui se trouvent dans la réserve de la Première Nation Gambler.

Attendu que les membres s’entendent pour prendre des mesures afin que nous puissions vivre chez nous sans crainte.

Il est résolu que la majorité des membres de la Première Nation Gambler vous retirent, Sharon J. Tanner, Traité no 2940017602, le droit de résidence ici à la Première Nation Gambler.

Il est résolu que la majorité des membres de la bande vivant dans la réserve et en âge de voter conviennent que vous, Sharon J. Tanner, soyez renvoyée de façon permanente de la réserve de la Première Nation Gambler.

[133]  Voici ce que prévoit l’autre résolution en date du 3 mars 2000 :

[traduction]

Attendu que les membres de la Première Nation Gambler vivant dans la réserve s’engagent à lutter contre la violence au sein de la collectivité.

Attendu que les membres ne toléreront pas les actes assimilables à des actes perpétrés en groupe contre les membres, plus précisément les aînés qui se trouvent dans la réserve de la Première Nation Gambler.

Attendu que votre travail consiste à aider les personnes dans le besoin, dans le cadre d’emplois en santé à titre de représentante en santé communautaire (RSC) et d’intervenante au sein du PNLAADA.

Il est résolu que la majorité des membres de la bande vivant dans la réserve et en âge de voter, conviennent de vous congédier, Sharon J. Tanner, de votre emploi de RSC et de celui d’intervenante au sein du PNLAADA.

[134]  L’intimée soutient que ces résolutions adoptées par le conseil de bande faisaient suite aux actes violents de la plaignante et qu’ils n’ont rien à voir avec sa situation en tant que personne n’étant pas descendante de John (Falcon) Tanner par les liens du sang. Ces résolutions ont été adoptées quatre jours après que la plaignante eut été impliquée dans l’incident violent avec d’autres membres de la bande. Étant donné les dates d’adoption des résolutions du conseil de bande et les renvois spécifiques à la [traduction] « violence » et aux [traduction] « actes assimilables à des actes perpétrés en groupe », l’intimée soutient que la preuve permet d’étayer une conclusion selon laquelle l’expulsion de la plaignante était attribuable à sa violence et qu’elle n’a rien à voir avec son statut de personne qui n’est pas une descendante par les liens du sang.

[135]  Il est ressorti de la preuve que les résolutions du conseil de bande adoptées en 2000 l’avaient été en réponse à un incident violent auquel la plaignante avait pris part. La preuve a en outre révélé que, au fil des ans, Mme Tanner n’était pas la seule personne à avoir été expulsée de la Nation. Même des descendants unis par les liens du sang l’ont été. Dans l’ensemble, la plaignante n’a pas démontré que son ascendance constituait un facteur dans le cadre du présent traitement.

[136]  En ce qui a trait aux services liés aux articles de jardinage, aux rénovations, au déneigement et à la tonte de pelouse, la plaignante n’a pas démontré qu’elle était traitée différemment des autres membres de la collectivité, et encore moins que son ascendance constituait un facteur dans le cadre de tout traitement préjudiciable. Le chef LeDoux a répondu à ces allégations et il a affirmé qu’AINC assure uniquement un financement pour déblayer les routes principales et les chemins des résidences dotées de réservoirs d’eau; que les membres sont responsables de tondre leur propre pelouse; que les articles de jardinage sont fournis aux membres qui en font la demande, et que des rénovations ont été apportées à la résidence de la plaignante. Il s’ensuit donc que cette partie de la plainte est également rejetée.

IV.  Troisième question : représailles

[137]  Outre le fait d’alléguer que l’intimée a commis un acte discriminatoire envers elle au moment d’appliquer la règle d’ascendance, la plaignante allègue que l’intimée a exercé des représailles contre elle pour avoir déposé sa plainte, en contravention de l’article 14.1 de la LCDP. L’article 14.1 est ainsi libellé :

14.1 Constitue un acte discriminatoire le fait, pour la personne visée par une plainte déposée au titre de la partie III, ou pour celle qui agit en son nom, d’exercer ou de menacer d’exercer des représailles contre le plaignant ou la victime présumée.

[138]  Pour prouver que cet article a été enfreint, comme c’est le cas en ce qui concerne les autres actes discriminatoires, la plaignante doit établir une preuve prima facie de discrimination. En appliquant les critères énoncés dans l’arrêt Moore dans le contexte de représailles, la plaignante doit présenter une preuve suffisante pour justifier le fait que sa plainte relative aux droits de la personne constituait un facteur dans le cadre de tout traitement préjudiciable dont elle a fait l’objet suivant le dépôt de sa plainte. Le Tribunal a déjà reconnu que la perception de représailles par un plaignant, pourvu qu’il s’agisse d’une perception raisonnable, peut constituer une preuve suffisante à cet égard (voir Wong c. Banque royale du Canada, 2001 CanLII 8499 (TCDP), aux paragraphes 218 à 223 (Wong)). Comme c’est le cas pour d’autres actes discriminatoires, il n’existe également aucune exigence selon laquelle la plaignante, afin d’établir une preuve prima facie, doit prouver l’intention de l’intimée d’exercer des représailles (voir Wong, aux paragraphes 221 et 222; et First Nations Child & Family Caring Society of Canada et al. c. Attorney General of Canada (for the Minister of Indian and Northern Affairs Canada), 2015 CHRT 14, aux paragraphes 3 à 27). Si une preuve prima facie de représailles est établie, le Tribunal établira si, à la lumière de la preuve présentée par les deux parties, il est plus probable que le contraire qu’il y ait eu des représailles.

[139]  C’est en gardant ce cadre juridique à l’esprit que j’examinerai les allégations de représailles soulevées en l’espèce.

A.  Résumé des faits pertinents

[140]  Le 26 juin 2012, un peu plus d’un mois après le dépôt de la plainte, la plaignante a posé sa candidature au poste d’agente de développement économique à la Première Nation Gambler et elle a été invitée à une entrevue. Le 4 juillet 2012, Mme Tanner a été avisée de vive voix par le conseiller Ron Ducharme qu’elle avait été embauchée pour le poste. Le contrat, bien qu’il n’ait jamais été rédigé, devait s’appliquer jusqu’à la fin de l’exercice (29 mars 2013) et pouvait être renouvellé pour les prochaines années.  Mme Tanner devait commencer à travailler le 9 juillet 2012, à un salaire de 12 $ l’heure, versé aux deux semaines, pour 80 heures de travail.

[141]  Deux jours plus tard, soit le 6 juillet 2012, le chef et le conseil ont reçu une copie de la plainte de Mme Tanner relative aux droits de la personne.

[142]  Dans une lettre en date du 9 juillet 2012, rédigée par Rose LeDoux, l’épouse du chef, et signée par le chef, celui-ci a avisé Mme Tanner qu’elle avait obtenu le poste d’agente de développement économique à condition qu’elle accepte de retirer sa plainte déposée relativement aux droits de la personne. La lettre est ainsi rédigée :

[traduction]

Madame Tanner,

Vous avez obtenu le poste d’agente de développement économique à la Première Nation Gambler commençant le 9 juillet 2012, sous réserve de libérer la Première Nation Gambler, le chef David LeDoux et le conseiller Roy Vermette de toute action intentée contre eux dans le cadre de la plainte que vous avez présentée à la Commission canadienne des droits de la personne. Une discussion de la présente affaire a eu lieu en compagnie du conseiller Ronnie Ducharme, du conseiller Roy Vermette, de la directrice des finances Harlene Swain et du chef David LeDoux le 6 juillet 2012.

M. Harold Cochrane, avocat, s’occupera de rédiger une lettre d’exonération à cet effet.

Le poste d’agent de développement économique est un poste contractuel, sous réserve de renouvellement chaque année. Votre poste durant le présent exercice s’étendra du 9 juillet 2012 au 29 mars 2013 et [sic] d’une durée de huit (8) mois. Vous serez soumise à une période de probation pendant les trois (3) premiers mois; la description de travail est en cours de préparation.

Veuillez agréer, Madame Tanner, l’expression de nos sentiments distingués.

Chef David LeDoux

[143]  Après réception de cette lettre, Sharon Tanner a rencontré le chef LeDoux, Rose LeDoux et Harlene Swain. Lors de cette réunion, Rose LeDoux a remis à Mme Tanner des copies d’une exonération et renonciation à des conseils juridiques indépendants. Le chef LeDoux a avisé Mme Tanner qu’elle pouvait toujours garder son emploi si elle signait les documents. Elle a refusé parce que les conseillers Roy Vermette et Ron Ducharme étaient absents et qu’il n’y avait donc pas le quorum nécessaire dans le cadre de cette réunion.

[144]  Mme Tanner a quand même obtenu le poste. Elle a occupé cette fonction pendant trois mois, durant lesquels elle a travaillé principalement sur une proposition concernant le Programme de logements adaptés : aînés autonomes (LAAA), programme qui assure un financement permettant d’apporter de petites modifications au logement des aînés afin de leur permettre de vivre chez eux de façon autonome. Elle allègue également que, à la demande du chef, elle a travaillé sur un projet de construction d’une patinoire et quelques autres projets pour les personnes voulant retourner aux études ou celles, comme Doreen Mitchell, qui cherchaient du travail.

[145]  En août, Mme Tanner a été avisée qu’il était inapproprié pour Harlene Swain, en qualité de directrice des finances, de partager un bureau avec elle et, étant donné qu’il n’y avait aucun autre espace de travail dans le bureau de la bande, Mme Tanner a aménagé son bureau chez elle avec l’aide des conseillers Roy Vermette et Ron Ducharme. Elle a travaillé depuis son domicile jusqu’à ce qu’elle soit congédiée.

[146]  Le 24 septembre 2012, Harlene Swain a fait parvenir une lettre à la plaignante, au nom du chef, lui demandant de se présenter à une réunion le 1er octobre dans le but d’évaluer son rendement, puisque la fin de sa période de probation approchait. Dans la lettre, Mme Tanner était également priée d’apporter ses [traduction] « rapports d’activités mensuels, rapports de financement et copies de propositions présentées ».

[147]  Mme Tanner a témoigné que, à la suite de la réception de la lettre, elle l’a montrée aux conseillers Roy Vermette et Ron Ducharme. Ils n’étaient ni l’un ni l’autre au courant de cette réunion et ils ont déclaré qu’ils étaient satisfaits de son travail. Les conseillers auraient dit à la plaignante que, vu qu’ils constituaient à eux deux un quorum, tout ce qu’il fallait à la bande pour rendre une décision, elle n’était pas obligée d’assister à la réunion. Mme Tanner ne s’est donc pas présentée à la réunion.

[148]  Le 2 octobre 2012, la plaignante a reçu une lettre de la Première Nation Gambler, signée par Harlene Swain. Il était précisé dans la lettre que, étant donné que la plaignante n’avait pas assisté à son évaluation, qu’elle n’avait pas participé aux réunions régulières du personnel tel qu’il est exigé, ou présenté ses rapports d’activités mensuels, rapports de dépenses et copies de propositions présentées, il serait recommandé de mettre fin à son emploi. Il y était mentionné qu’une réunion de la bande se tiendrait à cette fin au bureau de la bande de la Première Nation Gambler, le 9 octobre 2012 à 10 h. La plaignante a de nouveau discuté de la lettre avec les conseillers Roy Vermette et Ron Ducharme, qui n’en avaient pas reçu copie et ne savaient rien auparavant au sujet de la réunion. Ils ont rassuré Mme Tanner en lui disant qu’il fallait un quorum au chef pour prendre une telle décision.

[149]  Le 9 octobre 2012, le chef a tenu une réunion avec des membres de la bande afin de discuter, entre autres, de la cessation d’emploi de Mme Tanner. Cette dernière n’a pas assisté à la réunion; toutefois, Charlene Tanner, la fille de Mme Tanner était présente, et elle a pris la parole en défense de sa mère. Le conseiller Roy Vermette était aussi présent.

[150]  Dans une lettre en date du 9 octobre 2012, le chef David LeDoux a avisé la plaignante de ce qui suit : [traduction] « Puisque vous êtes en probation et que vous ne vous êtes pas présentée à votre évaluation, par la présente, il est mis fin à votre emploi ». La plaignante a témoigné avoir montré la lettre aux conseillers; ceux-ci lui ont dit qu’ils n’étaient pas au courant et que le chef avait pris cette décision en l’absence de quorum.

[151]  Le 13 novembre 2012, la plaignante a déposé une plainte au titre du Code canadien du travail. Malgré qu’elle eût prétendument fait l’objet d’un congédiement à juste titre, Mme Tanner a reçu par la suite 5 672 $ et un autre 1 221,12 $ en guise de paye de vacances et de salaire tenant lieu de préavis.

B.  Observations des parties et analyse

[152]  L’intimée a soutenu que la décision de mettre fin à l’emploi de la plaignante était fondée sur son rendement. Ashley Smith, la fille du chef David LeDoux et bénévole au sein du comité du logement durant cette période, a témoigné qu’une proposition de LAAA consiste pour l’essentiel à remplir une liste de contrôle, et qu’il faut environ une heure pour la remplir. L’intimée prétend que cette preuve contredit le témoignage de la plaignante selon lequel elle a travaillé sur cette proposition pendant la majeure partie de ses trois mois d’emploi, et que cette preuve appuie la décision de mettre fin à son emploi. En outre, selon le chef LeDoux, le Programme LAAA est un programme de la Société canadienne d’hypothèques et de logement qui fait partie du portefeuille du logement dont Ronnie Ducharme est responsable, et ne fait pas partie des responsabilités d’un agent de développement économique. L’omission de la plaignante de s’acquitter des tâches qui incombent à un agent de développement économique, combinée à son omission d’assister à l’évaluation de son rendement et de fournir ses rapports d’activités mensuels, rapports de financement et copies de ses propositions présentées, ont constitué le fondement de son congédiement.

[153]  Madame Tanner a témoigné que son travail effectué sur la proposition de LAAA comprenait bien davantage que le fait de remplir une liste de contrôle. Elle a déclaré que, lorsque le financement avait été accordé, elle avait dû faire venir les charpentiers pour effectuer les travaux de rénovation et faire évaluer le travail afin de s’assurer qu’il avait été bien fait. Mme Tanner a affirmé qu’elle avait reçu des directives de Cindy McCabe du West Region Tribal Council ainsi que des conseillers, à qui elle faisait rapport, et que tous étaient satisfaits de son travail. Sa décision de ne pas assister à l’évaluation du rendement et aux réunions ultérieures reposait sur les conversations qu’elle avait eues avec les conseillers et sur l’absence apparente de quorum. La plaignante réfute la position adoptée par l’intimée selon laquelle elle a fait l’objet d’un congédiement à juste titre en raison de son rendement insuffisant, et elle prétend que le fait qu’elle a reçu un salaire tenant lieu de préavis et une paye de vacances contredit l’affirmation de l’intimée selon laquelle elle a été congédiée à juste titre.

[154]  Il ne fait aucun doute que les paramètres d’emploi de la plaignante en qualité d’agente de développement économique à la Première Nation Gambler n’étaient pas bien définis. Aucun contrat n’a été préparé et la plaignante n’a jamais reçu de description de travail. Mme Tanner a reçu des directives de Cindy McCabe, et aussi des conseillers, et elle a témoigné qu’elle avait eu peu de contacts avec le chef durant cette période. Dans ce contexte, il est difficile d’accepter l’affirmation du chef selon laquelle elle a commis une erreur en travaillant sur le Programme LAAA, puisque cela ne semblait pas faire partie de ses responsabilités. Il est également difficile de reconnaître que l’omission de Mme Tanner de fournir les rapports d’activités mensuels et de financement demandés appuie la décision de mettre fin à son emploi, si le chef ne pouvait se rappeler si elle avait été informée que la préparation des rapports faisait partie de ses tâches de travail (transcription, aux pages 752 et 753).

[155]  Cela dit, des parties du témoignage de Mme Tanner concernant le travail qu’elle a fait étaient contradictoires et manquaient de crédibilité. À un moment donné, elle a affirmé qu’elle avait interprété la décision selon laquelle elle ne pouvait pas partager le bureau de Harlene Swain comme la cessation de son emploi : [traduction] « Je n’avais pas de bureau où travailler. J’étais déjà plus moins congédiée » (transcription, à la page 134). Il n’a pas été clairement établi si, à ce moment-là, elle a réellement continué à travailler depuis son domicile : [traduction] « Je n’ai pas eu le temps de travailler sur l’autre [l’autre proposition que celle concernant le LAAA]. Comme je l’ai dit, j’ai été retirée de mon bureau. C’était donc la seule proposition que j’ai pu terminer » (transcription, à la page 134). Mme Tanner a déclaré que les conseillers, à qui elle faisait rapport, étaient satisfaits de son rendement. Cela n’est peut-être pas surprenant puisque la seule maison approuvée dans le cadre de la proposition concernant le LAAA sur laquelle elle a travaillé pendant cette période était la résidence du conseiller Roy Vermette. Ce dernier est décédé depuis, et, bien que Ronnie Ducharme ait présenté un affidavit qui appuie l’observation de la plaignante voulant qu’il n’y ait pas eu « quorum » lors de son congédiement, celui-ci n’a pas témoigné à l’audience.

[156]  La question de l’existence d’un « quorum », en tant qu’exigence aux fins de la prise de décisions par la bande, est à l’origine de la plupart des arguments entourant ces événements. Mme Tanner a déclaré à maintes reprises lors de son témoignage qu’elle ne reconnaissait pas les décisions du chef parce qu’elles avaient été prises à l’insu et sans le consentement des conseillers, et, par conséquent, sans un « quorum » ou une majorité. Selon l’affidavit du conseiller Ronnie Ducharme, celui-ci semble être du même avis. Le chef David LeDoux a également témoigné que les deux conseillers pensaient qu’ils avaient un « quorum » :

[traduction]

Me TOUET : Pouvez-vous parler de la gouvernance durant la première année lorsque Ronnie et Roy étaient tous deux présents?

M. LEDOUX : En gros, ils n’aimaient pas la manière dont je m’efforçais de rendre les choses équitables pour tous à Gambler. Ils ont toujours dit qu’ils avaient le quorum, ce qui signifie, j’imagine, que deux des trois élus se prononcent, qu’ils ont le dernier mot.

[157]  Le chef David LeDoux a exprimé un avis différent quant à la nécessité d’un quorum :

[traduction]

Me TOUET : D’accord. Selon vous, à quelle fin un quorum est-il nécessaire?

M. LEDOUX : Un quorum serait une chose sur laquelle il faut se pencher et qui touche les membres. Par exemple, pour le retrait du chef du conseil de bande, il faut plus qu’un quorum, il faut avoir la conviction nécessaire, quelle qu’elle soit. Mon idée à l’époque était de faire participer les membres et de prendre des décisions. Je n’aime pas vraiment l’idée d’être dirigé par un chef ou un conseiller qui prend des décisions pour moi, et j’ai donc tenté de faire participer les membres et de régler les questions en recourant aux membres. Ils [Roy Vermette et Ronnie Ducharme] n’aimaient pas ça du tout, mais pas du tout.

[…]

Me TOUET : Selon votre compréhension du quorum, un quorum est-il nécessaire pour les décisions de tous les jours?

M. LEDOUX : Non, nous avons nos propres politiques et procédures en place. Notre politique administrative, notre politique sur la conduite, et celle sur la confidentialité, et cela a déjà fait l’objet d’un vote. Le personnel doit composer avec les employés selon nos politiques et procédures.

Me TOUET : Ainsi, pour convoquer des réunions avec le personnel, serait‑il nécessaire d’avoir un quorum pour ce genre de situation?

M. LEDOUX : Non.

Transcription, aux pages 695, 696, 700 et 701.

[158]  Le chef David LeDoux a témoigné qu’il n’avait [traduction] « pas les mêmes idées que bon nombre des membres de [l’]administration ou [du] conseil de bande par le passé » (transcription, aux pages 688 et 689), ce qui comprend les conseillers Roy Vermette et Ronnie Ducharme. Selon le procès-verbal de la réunion de la bande du 9 octobre 2012, présidée par le chef LeDoux, la réunion même où la décision de mettre fin à l’emploi de Mme Tanner a été prise, Ronnie Ducharme s’est vu retirer son droit de signature et son portefeuille, et ses honoraires ont été remis à Roy Vermette. La tension existant au sein des membres du conseil de bande est devenue évidente dans le cadre du témoignage du chef LeDoux, et l’argument concernant la nécessité d’avoir un quorum n’en est qu’une autre preuve. À la lumière de l’existence de ce conflit, il est difficile de tenir Mme Tanner responsable, en tant qu’employée de la bande, d’avoir suivi les directives des deux conseillers plutôt que celles du chef, qui semblait ne pas savoir grand-chose au sujet du travail accompli par Mme Tanner et qui a témoigné ne pas avoir lu la proposition qu’elle lui avait remise.

[159]  Cependant, la question qui se pose en l’espèce n’est pas de savoir si Mme Tanner a été congédiée à juste titre, mais plutôt de savoir si son dépôt à l’encontre de l’intimée d’une plainte relative aux droits de la personne constituait un facteur dans la décision de mettre fin à son emploi. La lettre de l’intimée avisant Mme Tanner que son emploi pour le compte de la bande était conditionnel à sa signature d’une exonération concernant sa plainte relative aux droits de la personne est très préoccupante à cet égard. L’intimée a admis ce fait :

[traduction]

Me TOUET : Nous avons entendu dire en preuve que Mme Tanner a été priée de signer une exonération concernant sa plainte relative aux droits de la personne?

M. LEDOUX : Oui, à ce moment-là nous traitions de plaintes déposées par les autres que j’avais congédiés; alors, l’avocat M. Cochrane je crois, Sonny Cochrane, a dit que ce n’est pas bon d’embaucher quelqu’un qui a déposé une plainte contre vous, alors voyons si nous pouvons régler cette question. J’ignore quelle autre entreprise embaucherait quelqu’un qui a déposé une plainte à son égard. Voilà donc la raison.

La lettre faisait également partie du dossier de preuve.

[160]  Même si la plaignante a obtenu le poste, malgré le fait qu’elle avait refusé de signer le document d’exonération, la réponse initiale de l’intimée concernant l’embauche de Mme Tanner est troublante et constitue assez clairement à elle seule une menace de représailles, en contravention de l’article 14.1. Je souscris à l’avis de la Commission selon lequel cette réponse fournit au Tribunal l’optique dans laquelle il devrait examiner la question de savoir pourquoi Mme Tanner a ensuite été congédiée. La plainte déposée relativement aux droits de la personne n’a peut-être pas constitué le seul facteur dans la décision de congédier celle-ci, mais la lettre, conjuguée à l’absence d’engagement ultérieur du chef relativement au travail de Mme Tanner à titre d’agente de développement économique, et la faiblesse d’un certain nombre de motifs invoqués pour expliquer le congédiement, font en sorte qu’il est difficile de croire que ce n’était pas l’un des facteurs ayant contribué à la prise de cette décision. Par conséquent, je conclus que le congédiement constitue des représailles et contrevient à l’article 14.1 de la LCDP.

V.  Ordonnance

[161]  Ayant conclu que les parties de la plainte concernant la règle d’ascendance et les représailles sont fondées, conformément au paragraphe 53(2) de la LCDP, je peux rendre une ordonnance à l’encontre de la Première Nation Gambler. Le prononcé d’une ordonnance, en vertu du paragraphe 53(2), ne vise pas à punir la personne déclarée coupable d’un acte discriminatoire, mais à éliminer – autant que possible – les effets discriminatoires de l’acte (voir Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84, au paragraphe 13). Il faut pour cela que le Tribunal exerce son pouvoir discrétionnaire de redressement en obéissant à des principes, en tenant compte du lien qui existe entre l’acte discriminatoire commis et la perte alléguée (voir Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268, au paragraphe 37). Autrement dit, le Tribunal doit exercer son pouvoir discrétionnaire en matière de redressement de manière raisonnable, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire ainsi qu’aux éléments de preuve présentés (Hughes c. Élections Canada, 2010 TCDP 4, au paragraphe 50).

[162]  La plaignante demande une indemnité pour préjudice moral aux termes de l’alinéa 53(2)e); une indemnité spéciale aux termes du paragraphe 53(3); ainsi qu’une indemnité pour pertes de salaire aux termes de l’alinéa 53(2)c), pour son congédiement du poste d’agente de développement économique. De plus, la Commission demande que la Nation cesse de déclarer inadmissibles des candidats à l’élection sur le fondement de la règle d’ascendance et qu’elle examine sa loi électorale afin d’y supprimer les renvois à la règle d’ascendance. La Commission demande que cet examen soit effectué dans l’année suivant la date de la décision du Tribunal.

A.  Ordonnance de cessation et de désistement

[163]  Conformément à l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, le Tribunal a le pouvoir d’ordonner :

de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables

[164]  À cet égard, la Commission demande au tribunal de rendre les ordonnances suivantes :

  1. que la Nation cesse et s’abstienne de déclarer des candidats inadmissibles aux élections sur le fondement de la règle d’ascendance.

  2. que la Nation examine la version écrite de son code électoral coutumier et qu’elle prenne les mesures nécessaires pour supprimer de cette version écrite de son code électoral coutumier les renvois à la règle d’ascendance.

  3. que les mesures décrites à l’alinéa b) ci-dessus soient prises dans l’année suivant la date de la décision du Tribunal.

[165]  Compte tenu de ma conclusion selon laquelle l’application de la règle d’ascendance est discriminatoire, j’estime que la demande de la Commission, selon laquelle le Tribunal devrait rende une ordonnance conformément à l’alinéa 53(2)a) de la LCDP, est nécessaire afin d’empêcher que ne se reproduisent des actes discriminatoires semblables à ceux dont Mme Tanner a été victime. J’ordonne donc à l’intimée de cesser d’appliquer la règle d’ascendance et d’examiner la loi électorale pour supprimer les renvois à la règle d’ascendance. L’examen de la loi électorale devrait être effectué dans l’année suivant la présente décision, sous réserve de mon ordonnance rendue au paragraphe 180 ci‑dessous.

B.  Indemnité pour préjudice moral

[166]  La plaignante demande un montant jusqu’à concurrence de 20 000 $ à titre d’indemnité pour le préjudice moral causé par chacun des actes discriminatoires. Il s’agit du montant d’indemnité maximal que le Tribunal peut accorder au titre de l’alinéa 53(2)e) de la LCDP. Le Tribunal n’accorde ce montant maximal que dans les cas les plus graves : quand l’étendue et la durée du préjudice qu’un plaignant a subi du fait de l’acte discriminatoire justifient l’octroi du plein montant.

[167]  En ce qui a trait à l’incapacité de la plaignante de poser sa candidature au poste de chef, l’intimée soutient que la plaignante n’a présenté aucun élément de preuve quant à la probabilité d’être élue chef de la Première Nation. L’intimée souligne qu’il y avait cinq autres candidats qui ont brigué le poste de chef lors de l’élection de 2012. Elle ajoute que la durée du mandat est de huit mois, à raison d’un salaire annuel d’environ 20 000 $, ce qui équivaut à 13 333 $ pour la période de huit mois. En supposant que la plaignante avait la même chance que tout autre candidat dans le cadre de l’élection, l’intimée affirme que la part du salaire du chef pour 2012 revenant à la plaignante s’élèverait à 2 666,66 $. Selon l’avis de l’intimée, c’est le montant maximal auquel la plaignante devrait avoir droit pour le préjudice moral lié au fait de l’avoir privée de la possibilité de briguer le poste de chef. Pour ce qui est de représailles, l’intimée affirme que la plaignante n’a pas établi qu’elle a droit à une indemnité pour la perte de son emploi à titre d’agente de développement économique.

[168]  Mme Tanner est une personne qui a joué un rôle actif au sein de sa collectivité depuis bon nombre d’années et milité en faveur du maintien de l’ordre et d’une bonne gouvernance. Elle est une membre respectée au sein de la Nation, comme en témoigne sa nomination à plusieurs reprises aux postes de conseiller et de chef, de même que le fait qu’elle a été nommée pour examiner les finances de la Nation. Elle a affirmé que son exclusion de l’équipe dirigeante de la Nation, fondée sur la règle d’ascendance, et ce, après avoir vécu pendant plus de 30 ans à titre de membre au sein de la collectivité, a fait en sorte qu’elle s’est sentie marginalisée, triste, isolée et embarrassée. Une douleur qu’elle ressent toujours aujourd’hui. En tenant compte de tout cela, j’estime que l’octroi d’un montant de 12 500 $ est approprié pour le préjudice moral que la plaignante a subi en raison de l’application de la règle d’ascendance. Les observations de l’intimée relatives au salaire du chef et à la perte de possibilité ne sont pas pertinentes pour évaluer le préjudice moral subi par la plaignante. Elles se rattachent mieux à l’octroi d’une indemnité pour pertes de salaire, que la plaignante n’a pas réclamée en ce qui concerne la partie de la plainte relative à la règle d’ascendance.

[169]  Dans la même optique, les circonstances entourant la partie de la plainte relative à des représailles ont contribué à l’humiliation accrue de la plaignante au sein de la collectivité. Elle n’avait pas le droit de travailler au bureau du conseil de bande, et son éthique du travail a été critiquée en public et sans fondement par le chef lors d’une réunion du conseil de bande. C’était blessant et embarrassant pour la plaignante. Par conséquent, j’octroie un montant de 2 500 $ à titre d’indemnité pour le préjudice moral subi par la plaignante en raison des représailles exercées par l’intimée.

C.  Indemnisation spéciale

[170]  La plaignante demande que l’intimée verse un montant jusqu’à concurrence de 20 000 $ à titre d’indemnité pour avoir exercé des représailles de manière délibérée ou inconsidérée, suivant le paragraphe 53(3) de la LCDP. La Commission estime également qu’il convient de verser une indemnité au titre de ce paragraphe pour la partie de la plainte relative à la règle d’ascendance.

[171]  Au paragraphe 154 de la décision Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113, confirmée dans 2014 CAF 110, la Cour fédérale a déclaré ce qui suit eu égard au paragraphe 53(3) :

Il s’agit d’une disposition punitive visant à dissuader ou à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires. Pour conclure que l’acte était délibéré, il faut que l’acte discriminatoire et l’atteinte aux droits de la personne aient été intentionnels. On entend par « acte inconsidéré » celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante.

[172]  Répétons encore une fois que 20 000 $ est le montant maximal que le Tribunal peut accorder au titre du paragraphe 53(3) de la LCDP et qu’il ne devrait être accordé que dans les cas les plus graves.

[173]  En ce qui concerne la règle d’ascendance, l’intimée soutient que la Première Nation n’a pas adopté la loi électorale sans égard aux conséquences. Elle a été élaborée par Larry Catagas en consultation avec des membres de la Première Nation Gambler, a été soumise au vote des membres lors d’un référendum et a été approuvée par une majorité d’électeurs. Encore une fois, en ce qui concerne l’exercice de représailles, l’intimée soutient que la plaignante n’a pas démontré qu’elle a droit à une indemnité pour la perte de son emploi à titre d’agente de développement économique.

[174]  En ce qui a trait à la partie de la plainte relative à la règle d’ascendance, j’ai conclu que l’intimée était incapable de donner une explication crédible quant à la question de savoir pour quelle raison elle avait décidé, en 2010, de procéder à l’adoption de la loi électorale. C’était trois ans après la tenue du référendum initial sur la question, lequel, comme je l’ai souligné, comportait plusieurs irrégularités, et à une époque où Mme Tanner exprimait un intérêt à faire partie de l’équipe dirigeante de la Nation. Cela m’a amené à conclure qu’il est plus probable que la loi électorale ait été adoptée en 2010, du moins en partie, afin d’empêcher Mme Tanner de briguer le poste de chef. Cela étant dit, je ne peux pas affirmer de façon concluante que les actes de l’intimée étaient délibérément discriminatoires. Toutefois, compte tenu des circonstances, je suis convaincu que l’intimée a fait preuve de mépris et d’indifférence envers la plaignante. Par conséquent, j’octroie un montant de 10 000 $ à titre d’indemnité spéciale pour la partie de la plainte relative à la règle d’ascendance.

[175]  En ce qui concerne la partie de la plainte relative aux représailles, je conclus que les actes commis par l’intimée touchent à l’essentiel de la protection contre les représailles prévue à l’article 14.1 de la LCDP. Le fait d’offrir à la plaignante le poste d’agente de développement économique à condition qu’elle retire sa plainte relative aux droits de la personne constituait une menace flagrante de représailles. Bien que l’intimée n’ait pas donné suite à cette menace et que la plaignante ait finalement obtenu le poste, la menace initiale, conjuguée à la faiblesse de motifs expliquant le congédiement, m’ont amené à conclure que la plainte relative aux droits de la personne déposée par Mme Tanner représentait au moins un facteur ayant mené à la décision de mettre fin à son contrat. À mon avis, la présente preuve révèle qu’il y avait, dans une certaine mesure, un caractère délibéré et planifié dans la décision de l’intimée de mettre fin au contrat de la plaignante à titre d’agente de développement économique, ce qui justifie l’octroi d’une indemnité spéciale dans la gamme plus élevée. Par conséquent, j’octroie un montant de 15 000 $ à titre d’indemnité spéciale pour la partie de la plainte relative aux représailles.

D.  Indemnisation pour perte de salaire

[176]  Conformément à l’alinéa 53(2)c), la plaignante demande un montant de 10 328 $ pour salaire impayé en raison de son congédiement du poste d’agente de développement économique.

[177]  Le montant de 10 328 $ au titre de salaire impayé que demande la plaignante est basé sur la durée de son contrat (huit mois) moins les sommes qu’elle a déjà reçues (5 672 $ à titre de salaire et 1 221,12 $ à titre de paye de vacances et de salaire tenant lieu de préavis). Ayant conclu que l’intimée a exercé des représailles contre la plaignante en mettant fin à son contrat à titre d’agente de développement économique, j’ordonne le paiement du montant de 10 328 $ réclamé au titre de salaire impayé.

E.  Maintien de la compétence

[178]  La Commission demande au Tribunal de conserver sa compétence et de rester saisi de l’affaire jusqu’à ce que les parties confirment que les mesures de redressement ordonnées ci-dessus ont été mises en oeuvre. La Commission demande au Tribunal de recevoir des éléments de preuve, d’entendre d’autres arguments et/ou de rendre des ordonnances supplémentaires si les parties ne s’entendent pas au sujet de l’interprétation ou de l’application d’une mesure de redressement ordonnée.

[179]  Des questions d’ordre pratique pourraient être soulevées dans le cadre de l’examen de la version écrite du code électoral coutumier dans un délai d’un an, tel qu’il est ordonné plus haut. Afin de garantir une application efficace et raisonnable de cet aspect de mon ordonnance par toutes les parties, je conserverai compétence à l’égard de cet aspect de l’ordonnance jusqu’à ce que les parties ait confirmé son application.

Signée par

George E. Ulyatt

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 7 août 2015

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1966/4613

Intitulé de la cause : Sharon Tanner c. Première Nation Gambler

Date de la décision du tribunal : Le 7 août 2015

Date et lieu de l’audience : Du 14 au 17 juillet 2014

Russell (Manitoba)

Comparutions :

Norman H. Sims, c.r., pour la plaignante

John Unrau et Jonathan Bujeau, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Adam R. Touet, pour l'intimée

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