Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien des droits de la personne

Canadian Human Rights Tribunal

Référence : 2015 TCDP 14

Date : Le 5 juin 2015

No de dossier : T1340/7008

Entre :

La Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada

- et-

l’Assemblée des Premières Nations

les plaignantes

- et -

la Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

le Procureur général du Canada

(représentant le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien)

l’intimé

- et -

les Chefs de l’Ontario

- et -

Amnistie Internationale

les parties intéressées

Décision

Membres instructeurs : Sophie Marchildon , Réjean Bélanger et Edward P. Lustig

 



I.  Le contexte

[1]  Les plaignantes, la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (la Société de soutien) et l’Assemblée des Premières Nations (l’APN), ont déposé une plainte en matière de droits de la personne (la plainte) à l’encontre de l’intimé, Affaires autochtones et Développement du Nord Canada (AADNC), autrefois appelé Affaires indiennes et du Nord Canada (AINC), alléguant que le financement inéquitable des services de bien-être à l’enfance fournis dans les réserves des Premières Nations est assimilable à de la discrimination fondée sur la race et l’origine nationale ou ethnique, ce qui est contraire aux dispositions de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c. H‑6 (la LCDP ou la Loi). Le 14 octobre 2008, la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a renvoyé la plainte au Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) et, le 3 novembre 2008, elle lui a demandé d’instruire la plainte.

[2]  Le 22 décembre 2009, Mme Cindy Blackstock, agissant pour le compte de la Société de soutien, a signifié un avis de requête visant à faire modifier la plainte en vue d’y inclure des allégations de représailles, un acte contraire à l’article 14.1 de la Loi (la requête en modification de la plainte). Dans une décision datée du 16 octobre 2012 (2012 TCDP 24), le Tribunal a fait droit à la requête, concluant que les allégations de représailles découlaient de la même matrice factuelle que celle de la plainte initiale et que la bonne administration de la justice appuyait l’octroi de la modification plutôt que de séparer artificiellement les allégations en de multiples instances. Le Tribunal a tenu une audience sur les allégations de représailles le 28 février 2013, le 1er mars 2013, les 15, 16, 17, 19, 22 et 24 juillet 2013 ainsi que le 7 août 2013, à Ottawa. Pour les besoins de la présente décision, c’est le nom de Mme Blackstock que l’on utilisera lorsque l’on fera référence à des faits mettant en cause cette dernière, et la Société de soutien sera appelée la plaignante. Les éléments de preuve entendus lors de cette audience, de pair avec les observations écrites que les parties ont déposées par la suite, éclairent la présente décision.

II.  Le droit en matière de représailles

A.  Un survol de la jurisprudence applicable

[3]  Comme l’indique l’article 14.1 de la LCDP, constitue un acte discriminatoire le fait, pour la personne visée par une plainte, ou pour celle qui agit en son nom, d’exercer ou de menacer d’exercer des représailles contre le plaignant ou la victime présumée.

[4]  Comme c’est le cas pour d’autres plaintes de discrimination, le fardeau d’établir l’existence de représailles pèse tout d’abord sur les épaules du plaignant, qui doit en fournir une preuve prima facie. C’est-à-dire que le plaignant doit fournir une preuve qui, si l’on y ajoute foi, est complète et suffisante pour qu’il soit justifié de rendre un verdict de représailles de la part de l’intimé contre le plaignant (voir Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 RCS 536, au paragraphe 28 [O’Malley]). Si une plainte repose sur un motif de distinction illicite, le plaignant est tenu de démontrer qu’il possède une caractéristique protégée par la LCDP contre la discrimination, qu’il a subi un effet préjudiciable et que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable (voir l’arrêt Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, au paragraphe 33).

[5]  Cependant, les plaintes de représailles ne sont pas fondées sur un motif de distinction illicite. C’est plutôt une plainte en matière de droits de la personne antérieure du plaignant que l’on substitue au motif de distinction illicite. C’est donc dire que pour établir une preuve prima facie de représailles, le plaignant se doit de montrer qu’il a déposé antérieurement une plainte en matière de droits de la personne en vertu de la LCDP, qu’il a subi un effet préjudiciable par suite du dépôt de sa plainte et que cette dernière a constitué un facteur dans la manifestation de cet effet. Cela dit, il y a une certaine controverse dans la jurisprudence du Tribunal quant à la manière dont un plaignant peut établir que sa plainte en matière de droits de la personne a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable subi.

[6]  Dans Virk c. Bell Canada (2005 TCDP 2 [Virk]), le Tribunal a déclaré : « [l]’exercice de représailles comporte une certaine forme d’acte volontaire visant à infliger un préjudice à la personne qui a déposé une plainte en matière de droits de la personne pour avoir déposé cette plainte » (Virk, au paragraphe 156). Selon ce point de vue, le plaignant doit montrer que le présumé auteur des représailles était au courant de l’existence de la plainte, qu’il a agi de manière inopportune et que son inconduite a été motivée par le dépôt de la plainte (voir la décision Virk, au paragraphe 158). Dans certaines décisions du Tribunal, la décision Virk a été interprétée comme exigeant que le plaignant prouve l’existence d’une intention d’exercer des représailles (voir, par exemple, Malec, Malec, Kaltush, Ishpatao, Tettaut, Malec, Mestépapéo, Kaltush c. Conseil des Montagnais de Natashquan, 2010 TCDP 2, ainsi que Cassidy c. Société canadienne des postes et Raj Thambirajah, 2012 TCDP 29).

[7]  Une autre approche a été exposée dans Entrop v. Imperial Oil Ltd. (No 7), (1995), 23 C.H.R.R. D/213, confirmée par (1998) O.A.C. 188 (C. Div.), modifiée pour d’autres motifs par (2000), 50 O.R. 3(d) 18 (C.A.) et adoptée par le Tribunal dans Wong c. Banque Royale du Canada, 2001 CanLII 8499 (TCDP) [Wong]. Selon cette approche, pour prouver que des représailles ont été exercées il suffit d’y avoir un lien entre les présumées représailles et l’exercice des droits du plaignant en vertu de la LCDP. Si l’intention d’exercer des représailles établirait manifestement l’existence de ce lien, cela pourrait être aussi le cas de la « perception raisonnable » du plaignant que l’acte commis est une mesure de représailles.

[8]  Si l’on applique l’approche suivie dans la décision Wong, il faut déterminer dans quelle mesure la perception du plaignant est raisonnable, de façon à ne pas tenir l’intimé responsable de l’angoisse ou des réactions exagérées du plaignant (voir Wong, au paragraphe 219). À cet égard, s’il y a des antécédents de conflit entre le plaignant et l’intimé, il peut être difficile de déterminer si la perception du plaignant est raisonnable ou pas. Pour aider à faire cette analyse, dans Bressette c. Conseil de bande de la Première Nation de Kettle et de Stony Point, 2004 TCDP 40, aux paragraphes 48 à 61 [Bressette], le Tribunal a adopté une approche dans le cadre de laquelle il a tout d’abord déterminé s’il pouvait admettre, en se fondant sur une preuve prima facie, que la plainte en matière de droits de la personne était au moins l’un des facteurs qui avaient influencé la prétendue différence de traitement. S’il est possible d’établir l’existence d’une preuve prima facie, on demande alors à l’intimé d’expliquer le traitement de manière raisonnable.

[9]  Comme dans Virk, certains tribunaux et commissions des droits de la personne des provinces ont besoin d’une preuve d’intention, au moyen d’éléments de preuve directs ou d’inférences, pour corroborer une plainte de représailles (voir Walsh c. Mobil Oil Canada, 2008 ABCA 268 et Noble c. York University, 2010 HRTO 878). D’autres ont suivi l’approche exposée dans Entrop, Wong et Bressette en se fondant sur une perception raisonnable du plaignant de l’existence de représailles (voir Bissonnette c. School District No. 62 and Frizzell, 2006 BCHRT 447), ou simplement sur un lien entre la plainte en matière de droits de la personne et un traitement préjudiciable ultérieur (voir Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Ville de Nicolet, 2001 CanLII 88 (QC TDP)).

[10]  En l’espèce, les parties ont toutes deux fait valoir que le Tribunal devrait privilégier l’une de ces deux approches. La plaignante est d’avis que l’approche qui prévaut à l’heure actuelle est celle qui est exposée dans Wong et qu’il est inutile pour elle de prouver que l’intimé avait une intention précise; elle doit plutôt montrer que Mme Blackstock a perçu raisonnablement que la conduite de l’intimé était un acte de représailles consécutif à la plainte en matière de droits de la personne. L’intimé, en revanche, soutient que, comme l’a déclaré le Tribunal dans Virk et Cassidy, il doit y avoir un aspect conscient aux représailles et la plaignante doit montrer que l’intimé était au courant de la plainte et y a réagi négativement en usant de représailles ou d’une autre conduite punitive. Cependant, la plaignante et l’intimé soutiennent tous deux qu’indépendamment de l’approche qu’adoptera le Tribunal, les preuves liées à la présente affaire étayent leurs positions respectives.

[11]   À notre avis, l’approche suivie dans Wong et Bressette est celle qui convient pour analyser les plaintes de représailles. Exiger qu’il y ait une intention en vue d’établir l’existence de représailles impose, pour confirmer cette pratique discriminatoire, un fardeau plus élevé que pour les autres qui sont décrites dans la LCDP. Cela ne concorde pas avec une interprétation de la LCDP ou de la législation relative aux droits de la personne en général.

[12]  La règle d’interprétation législative de base est la suivante : [traduction] « il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » (Elmer Driedger, Construction of Statutes, 2e éd. (Toronto : Butterworths, 1983), à la page 87; voir également Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, au paragraphe 21).

[13]  La nature de la législation relative aux droits de la personne est également prise en compte lors de son interprétation :

La législation sur les droits de la personne vise notamment à favoriser l’essor des droits individuels d’importance vitale, lesquels sont susceptibles d’être mis à exécution, en dernière analyse, devant une cour de justice. Je reconnais qu’en interprétant la Loi, les termes qu’elle utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés. On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façon à les minimiser ou à diminuer leur effet. Bien que cela puisse sembler banal, il peut être sage de se rappeler ce guide qu’offre la Loi d’interprétation fédérale lorsqu’elle précise que les textes de loi sont censés être réparateurs et doivent ainsi s’interpréter de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de leurs objets.

(CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 RCS 1114, à la p. 1134)

Dans le même ordre d’idées, dans B. c. Ontario (Commission des droits de la personne), 2002 CSC 66, au paragraphe 44, la Cour suprême a réitéré ce qui suit :

Plus généralement, notre Cour a dit à maintes reprises que les lois sur les droits de la personne possèdent un caractère unique et quasi constitutionnel, et qu’il faut leur donner une interprétation libérale et téléologique, propre à favoriser le respect des considérations de politique générale qui les sous‑tendent : voir, à titre d’exemple, Gould c. Yukon Order of Pioneers, [1996] 1 R.C.S. 571, par. 120; Université de la Colombie‑Britannique c. Berg, [1993] 2 R.C.S. 353, p. 370; Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 R.C.S. 84, p. 89‑90; Insurance Corp. of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 R.C.S. 145, p. 157‑158.

(B. c. Ontario (Commission des droits de la personne), 2002 CSC 66, au paragraphe 44)

[14]  Le mot « représailles » signifie « [r]endre le mal pour le mal » (Le Petit Robert 2013, sous « représailles »). En anglais, le mot « retaliate » signifie « respond to an injury, insult, assault, etc. in like manner » (Canadian Oxford Dictionnary, 2e éd., sous « retaliate »). Même si le sens ordinaire et grammatical des mots « représailles » ou « retaliate » aide à comprendre l’agissement de base qui est en litige, ces définitions ne sont pas entièrement transférables à l’esprit, à l’objet et à l’intention de la LCDP.

[15]  Tout d’abord, le fait d’appliquer de manière littérale les définitions qui précèdent dans le contexte de la LCDP équivaudrait à qualifier une plainte en matière de droits de la personne d’acte fautif (préjudice, insulte, agression, dommage). Cela ne concorde manifestement pas avec l’objet de la LCDP :

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en donnant effet […] au principe suivant : le droit de tous les individus, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, la déficience ou l’état de personne graciée.

Lorsqu’il dépose une plainte de pratique discriminatoire en vue de protéger cet objet, le public exerce les droits que lui confèrent les lois « fondamentales » ou « quasi constitutionnelles » en matière de droits de la personne (voir Battlefords and District Co‑operative Ltd. c. Gibbs, [1996] 3 RCS 566, à la page 577). Ces droits « […] et les valeurs [que ces lois tendent] à promouvoir et à protéger, sont, hormis les dispositions constitutionnelles, plus importan[ts] que tou[s] les autres » (Insurance Corporation of British Columbia c. Heerspink, [1982] 2 RCS 145, à la page 158). C’est donc dire que le dépôt d’une plainte en vue de protéger des droits de la personne ne devrait pas être considéré comme un acte fautif, mais comme un geste noble, sûr et juste.

[16]  Deuxièmement, si les définitions des mots « représailles » et « retaliate » sous‑entendent une forme quelconque de gestes conscients et délibérés de la part de la personne qui les exerce, on peut en dire autant de la discrimination elle-même. Le mot « discrimination » signifie « [t]raitement inégal et défavorable appliqué à certaines personnes (notamment en raison de leur origine, leur sexe, leur âge, leurs croyances religieuses […] (Le Petit Robert 2013, sous « discrimination »). En anglais, « to discriminate » signifie « make a distinction, esp. unjustly and on the basis of race, age, sex, etc. » (Canadian Oxford Dictionnary, 2e éd., sous « discriminate »). Malgré ces définitions de la discrimination, la Cour suprême du Canada a conclu que lorsqu’on prend en compte la nature et l’objet de la législation en matière de droits de la personne, il n’est pas nécessaire de prouver l’intention pour étayer une allégation de discrimination.

[17]  Dans Robichaud c. Canada (Conseil du Trésor), 1987 CanLII 73 (CSC), au paragraphe 9 [Robichaud], la Cour suprême a fait remarquer que la LCDP « […] vise à "donner effet" au principe de l’égalité des chances pour tous en supprimant les distinctions injustes. » C’est-à-dire que cette loi vise principalement à éliminer la discrimination, et non à punir ceux qui la pratiquent. À cet égard, la Cour suprême a ajouté :

Puisque la Loi s’attache essentiellement à l’élimination de toute discrimination plutôt qu’à la punition d’une conduite antisociale, il s’ensuit que les motifs ou les intentions des auteurs d’actes discriminatoires ne constituent pas une des préoccupations majeures du législateur. Au contraire, la Loi vise à remédier à des conditions socialement peu souhaitables, et ce, sans égard aux raisons de leur existence.

(Robichaud, au paragraphe 10)

[18]  Dans le même ordre d’idées, dans O’Malley, au paragraphe 14, la Cour suprême a déclaré :

Adopter un point de vue plus étroit pour conclure que l’intention constitue un élément nécessaire de la discrimination en vertu du Code serait, me semble‑t‑il, élever une barrière pratiquement insurmontable pour le plaignant qui demande réparation. Il serait extrêmement difficile dans la plupart des cas de prouver le mobile et il serait facile de camoufler ce mobile en formulant des règles qui, tout en imposant des normes d’égalité, créeraient, comme dans l’affaire Griggs v. Duke Power Co., 401 U.S. 424 (1971), des injustices et de la discrimination en traitant également ceux qui sont inégaux (Dennis v. United States, 339 U.S. 162 (1950), à la p. 184). De plus, comme j’ai tenté de le démontrer, nous avons ici affaire aux conséquences d’une conduite plutôt qu’à la punition d’une mauvaise conduite. En d’autres termes, nous sommes saisis essentiellement de voies de recours civiles. La preuve de l’intention, une exigence nécessaire dans notre façon d’aborder une loi criminelle et punitive, ne devrait pas être un facteur déterminant dans l’interprétation d’une loi sur les droits de la personne qui vise à éliminer la discrimination. Je suis d’avis que les tribunaux d’instance inférieure ont eu tort de conclure que l’intention d’établir une distinction constitue un élément de preuve nécessaire.

[19]  Conformément aux arrêts Robichaud et O’Malley, l’intention n’est pas une preuve qui est nécessaire pour établir l’existence d’une pratique discriminatoire au sens de la LCDP. À cet égard, nous signalons que cette dernière ne fait pas de distinction entre les pratiques discriminatoires, et cela inclut les représailles dont il est question à l’article 14.1 :

4. Les actes discriminatoires prévus aux articles 5 à 14.1 peuvent faire l’objet d’une plainte en vertu de la partie III et toute personne reconnue coupable de ces actes peut faire l’objet des ordonnances prévues à l’article 53.

39. Pour l’application de la présente partie, « acte discriminatoire » s’entend d’un acte visé aux articles 5 à 14.1.

[20]  De plus, aucune exigence d’intention n’est expressément mentionnée à l’article 14.1 :

14.1 Constitue un acte discriminatoire le fait, pour la personne visée par une plainte déposée au titre de la partie III, ou pour celle qui agit en son nom, d’exercer ou de menacer d’exercer des représailles contre le plaignant ou la victime présumée.

[21]  La notion d’intention n’apparaît dans la LCDP que lorsqu’une plainte a été confirmée, et il s’agit là d’un aspect dont il faut tenir compte au moment de rendre une ordonnance en vertu de l’article 53 :

53. (3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

L’analyse qu’ont adoptée les membres instructeurs du Tribunal en vertu du paragraphe 53(3) ainsi que les indemnités correspondantes qui ont été accordées – ou non – peuvent être une indication du seuil plus élevé que comporte l’exigence d’intention.

La Cour fédérale a considéré que ce paragraphe est une « […] disposition punitive visant à dissuader ou à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires » (Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113, au paragraphe 155, décision confirmée par 2014 CAF 110 [Johnstone CF]). Une conclusion d’agissement délibéré exige que « […] l’acte discriminatoire et l’atteinte aux droits de la personne aient été intentionnels » (Johnstone CF, au paragraphe 155). L’acte inconsidéré est « […] celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante » (Johnstone CF, au paragraphe 155). Le Tribunal n’a pas souvent accordé d’indemnité dans la fourchette supérieure que prévoit ce paragraphe, ce qui peut être une indication que l’on applique l’exigence d’intention. Fait intéressant, dans Bressette, le Tribunal a confirmé la plainte de représailles, mais n’a accordé aucune indemnité en application du paragraphe 53(3) de la LCDP.

  • [22] De plus, la Cour d’appel fédérale a récemment déclaré : « [i]l ne doit pas y avoir de hiérarchie en matière de droits de la personne » (Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110, au paragraphe 81 [Johnstone CAF]). En déterminant que le motif illicite de la situation de famille ne devrait pas comporter un seuil plus élevé pour une conclusion de discrimination prima facie que pour les autres motifs illicites indiqués dans la LCDP, la Cour a déclaré :

Je conviens que le critère qui doit s’appliquer pour pouvoir conclure à une discrimination de prime abord fondée sur le motif interdit de la situation de famille doit être essentiellement le même que celui qui s’applique dans le cas des autres motifs énumérés de discrimination.

(Johnstone CAF, au paragraphe 81)

  • [23] Il est possible d’appliquer le même raisonnement à l’article 14.1 de la LCDP. Les représailles n’impliquent pas l’application d’un motif de distinction illicite, mais elles emploient à leur place une plainte de discrimination. Conformément à Johnstone CAF, le critère de la preuve prima facie qui s’applique à l’article 14.1 devrait être essentiellement le même que celui qui s’applique aux autres pratiques discriminatoires. Comme il a été mentionné plus tôt, aucune de ces autres pratiques n’exige que le plaignant établisse l’existence d’une intention.

[24]  Cette interprétation concorde également avec les considérations de principe importantes qui sous-tendent l’article 14.1. L’interdiction d’exercer des représailles à la suite du dépôt d’une plainte sauvegarde l’intégrité du processus relatif aux plaintes de la LCDP en assurant une protection aux plaignants qui hésitent peut-être à exercer les droits que leur confère la LCDP par crainte de représailles. Elle garantit également que s’ils sont victimes de représailles à la suite du dépôt d’une plainte, une mesure de redressement leur sera accordée. Cet article peut également servir à dissuader ceux qui pourraient user de représailles.

  • [25] Le fait d’exiger une intention pour établir l’existence de représailles peut aller à l’encontre des objets de l’article 14.1, car, comme le Tribunal l’a mentionné à maintes reprises : « [l]a discrimination n’est pas un phénomène qui se manifeste ouvertement, comme on serait porté à le croire » (Basi c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, 1988 CanLII 108 (TCDP)). C’est donc dire qu’une obligation d’établir l’existence d’une intention ferait en sorte qu’il serait fort difficile d’étayer une plainte de représailles.

  • [26] En fait, avant l’inclusion de l’article 14.1, les représailles n’étaient visées que par les articles 59 et 60 de la LCDP. Ces deux articles font qu’une personne qui exerce toute menace, intimidation ou discrimination contre une personne parce qu’elle a déposé une plainte en vertu de la LCDP commet une infraction punissable sur déclaration sommaire de culpabilité. Avant l’adoption de l’article 14.1, en 1998, rares étaient les poursuites intentées pour représailles, et celles qui l’avaient été avaient généralement échoué. Cela était dû au fait qu’il était difficile de répondre aux exigences criminelles qui étaient nécessaires pour obtenir une déclaration de culpabilité dans ces affaires : une preuve hors de tout doute raisonnable que des mesures étaient prises contre un plaignant dans l’intention de l’obliger à renoncer à sa plainte en matière de droits de la personne. Le Parlement a donc décidé que le système antidiscriminatoire créé par la LCDP conviendrait mieux que les tribunaux criminels pour contrer les affaires de représailles (voir Parlement du Canada, Résumé législatif 298E, « Projet de loi S‑5 : Loi modifiant la Loi sur la preuve au Canada, le Code criminel et la Loi canadienne sur les droits de la personne », par Nancy Holmes (Division du droit et du gouvernement, 1998), à la section C3, en ligne : Parlement du Canada, http://www.parl.gc.ca/About/Parliament/
    LegislativeSummaries/bills_ls.asp?lang=E&ls=S5&Parl=36&Ses=1&Language=F).

  • [27] Pour ces raisons, nous ne croyons pas qu’il faudrait qu’un plaignant soit tenu de faire la preuve d’une intention pour étayer une allégation de représailles sous le régime de la LCDP. À notre avis, l’objet central de la LCDP consiste à « éliminer des conditions antisociales sans égards aux motifs ou intentions de ceux qui en sont à l’origine » (Robichaud, au paragraphe 11). Obliger un plaignant à prouver une intention en vue d’étayer une allégation de représailles amoindrit la protection qu’offre la LCDP contre de tels agissements et affaiblit l’effet de l’inclusion de l’article 14.1 dans la LCDP.

  • [28] Cela dit, s’il n’est pas nécessaire qu’un plaignant prouve l’existence d’une intention pour étayer une plainte de représailles, il faut tout de même que ce plaignant présente des preuves suffisantes pour justifier que sa plainte en matière de droits de la personne a constitué un facteur dans un prétendu traitement préjudiciable dont il a été victime de la part d’un intimé à la suite du dépôt de sa plainte, et ce, que ce traitement repose sur une perception raisonnable ou pas. À cet égard, nous signalons qu’une preuve prima facie n’exige pas qu’une partie produise un type d’élément particulier. Au contraire, dans chaque affaire, le fait de savoir si la preuve produite est suffisante pour établir une preuve prima facie de représailles (voir Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 154, au paragraphe 27) est une question mixte de fait et de droit. Si l’élément que l’on présente pour établir une preuve prima facie de représailles est suffisant, il revient dans ce cas au Tribunal d’examiner la preuve du plaignant, de pair avec n’importe quel élément présenté par l’intimé, en vue de déterminer s’il est plus probable qu’improbable que l’on a exercé des représailles.

  • [29] C’est dans cette optique que nous passons maintenant à un examen des faits propres à la présente affaire.

  • [30] La plaignante allègue qu’avant le dépôt de la plainte en matière de droits de la personne de 2007 à l’encontre de l’intimé, Mme Blackstock et la Société de soutien entretenaient des liens de collaboration étroits avec l’intimé. À la suite de l’Examen conjoint de la Politique nationale de 2000, dans le cadre duquel avait été examinée la formule appliquée par le gouvernement du Canada pour financer les services à l’enfance et à la famille des Premières Nations dans les réserves (la « Directive 20‑1 »), l’intimé a chargé la Société de soutien d’engager une équipe d’experts en vue de déterminer au moins trois formules de financement de rechange pour les organismes de service à l’enfance et à la famille des Premières Nations. La plaignante soutient qu’au cours de ce travail de recherche et de la production des trois rapports qui en ont découlé (les rapports Wen:de), les parties ont travaillé de manière concertée. Cependant, une fois que la plainte a été déposée, il y a eu un changement notable dans l’attitude de l’intimé envers la plaignante, un changement qui, selon cette dernière, a été sans aucun doute attribuable à la plainte en matière de droits de la personne.

  • [31] Pour sa part, l’intimé reconnaît qu’AADNC retient les services d’un grand nombre d’organismes, comme la Société de soutien, et d’experts pour leur compétence dans le domaine du financement des services de bien-être à l’enfance dans les réserves indiennes au Canada. En fait, AADNC fait également affaire avec des gouvernements provinciaux et de nombreux organismes internationaux au sujet de questions connexes. L’intimé et la Société de soutien entretenaient effectivement une relation de travail depuis un certain nombre d’années, mais cette relation a changé en 2006, après l’établissement du rapport Wen:de et sa présentation. Ce changement date toutefois d’avant le dépôt de la plainte. L’intimé est d’avis que la perception de Mme Blackstock, à savoir qu’il a exercé contre elle des représailles parce qu’elle a déposé sa plainte en matière de droits de la personne, est infondée et déraisonnable.

  • [32] La plainte de représailles repose sur une série d’incidents précis dans lesquels, allègue-t-on, l’intimé a pris des mesures de la nature de représailles. Mme Blackstock, agissant pour le compte de la Société de soutien (la plaignante), allègue que les incidents suivants ont eu lieu par suite du dépôt de la plainte : (A.) elle n’a pas été embauchée par l’intimé à titre d’employée occasionnelle au sein d’un groupe de travail, malgré ses qualifications professionnelles (le Groupe de travail de la Colombie‑Britannique), (B.) elle a été exclue d’une réunion avec le ministre et les Chefs de l’Ontario (la réunion des Chefs de l’Ontario au cabinet du ministre), (C.) l’intimé a surveillé ses interventions publiques (la surveillance des interventions publiques de la plaignante), (D.) l’intimé a surveillé les pages Facebook concernant la Société de soutien et la campagne « Je suis un témoin », de même que sa page Facebook personnelle (la surveillance des pages Facebook), et (E.) l’intimé a consulté de manière inopportune son dossier figurant dans le Registre des Indiens, et ce, à deux reprises (l’accès au dossier de la plaignante figurant dans le Registre des Indiens).

  • [33] Dans la présente décision, nous examinerons chacun de ces présumés incidents à tour de rôle.

  • [34] En 2008, l’intimé a formé un Groupe de travail en Colombie‑Britannique avec des organismes des Premières Nations en vue de mettre au point et d’implanter pour la province une meilleure formule de financement des services de bien‑être à l’enfance des Premières Nations. Ce Groupe de travail était issu de la Partnership Table (la Table de partenariat), un groupe composé de représentants d’organismes des Premières Nations de la Colombie‑Britannique, de représentants du ministère des Enfants de la Colombie‑Britannique ainsi que de représentants de la région de la Colombie‑Brtitannique d’AADNC, qui se réunissaient environ quatre fois par année.

  • [35] À l’une des réunions de la Table de partenariat, un haut fonctionnaire d’AADNC, affecté au Bureau des services à l’enfance et à la famille de l’Alberta, a présenté le modèle de financement albertain, qui a été décrit comme une version améliorée de la Directive 20‑1. À la suite de ces discussions, le groupe a décidé d’utiliser le modèle de financement albertain comme base pour une formule [traduction] « faite en Colombie‑Britannique », que l’on adapterait en vue de répondre à la fois aux besoins des Premières Nations de la Colombie‑Britannique et aux exigences de la législation provinciale.

  • [36] Cette initiative a mené à la formation du Groupe de travail, un processus tripartite qui était formé de représentants des organismes des Premières Nations de la Colombie‑Britannique, du gouvernement de la province de la Colombie‑Britannique ainsi que de l’Administration centrale d’AADNC. En Colombie‑Britannique, le Bureau régional des services à l’enfance et à la famille d’AADNC a accordé des fonds en vue d’embaucher un employé occasionnel qui gèrerait le processus et aiderait à mettre au point le document que produirait le Groupe de travail. Cet employé devait assister aux réunions, rédiger des ébauches, gérer la contribution des membres du Groupe de travail, écrire des notes d’information à la haute direction d’AADNC et mettre au point des éléments de communication à l’intention des organismes afin de permettre à ceux-ci d’expliquer le modèle à leurs divers chefs, conseils et collectivités.

  • [37] Lors d’une des réunions préliminaires du Groupe de travail, Mary Teegee, des Carrier Sekani Family Services, à Prince George (Colombie‑Britannique), a suggéré au Groupe de travail de retenir pour ce poste les services de Mme Blackstock, compte tenu de ses antécédents et de son expertise dans le domaine des services de bien‑être à l’enfance en Colombie‑Britannique. Linda Stiller, qui, à l’époque, gérait le programme des services à l’enfance et à la famille d’AADNC dans la région de la Colombie‑Britannique, a rejeté l’idée, censément parce que Mme Blackstock avait critiqué vivement et ouvertement le nouveau modèle de financement albertain que la Colombie‑Britannique prévoyait adopter. Le Groupe de travail a décidé plutôt d’embaucher une personne du nom de Jeffrey Lyons, qui avait déjà travaillé dans la région du Manitoba d’AADNC à titre de travailleur social et qui, en tant que représentant de l’Administration centrale d’AADNC, avait pris part à l’examen national de la Directive 20‑1.

  • [38] Les membres du Groupe de travail ont continué de se réunir pendant neuf à douze mois en vue d’établir le modèle de financement de la Colombie‑Britannique et ils ont rédigé un document intitulé « Enhanced Prevention Services Model for B.C. Advisory and Steering Committee workshop » (Modèle amélioré de services de prévention pour l’atelier du Comité consultatif et de direction de la Colombie-Britannique). Selon Mme Stiller, le modèle de financement de la Colombie‑Britannique a été entériné par les membres de la Table de partenariat, ainsi que par le conseil d’administration de tous les organismes de bien‑être à l’enfance de la province, mais le gouvernement fédéral ne l’a jamais adopté.

  1. Le Groupe de travail de la Colombie-Britannique
  • [39] La plaignante soutient que l’opposition de l’intimé au fait que le Groupe de travail retienne les services de Mme Blackstock à titre de consultante était fondée sur le dépôt de la plainte. Aux dires de Mme Blackstock, Mary Teegee l’avait informée que, en plus de refuser de l’embaucher comme consultante, les membres du Groupe de travail avaient exprimé l’avis qu’il n’y aurait pas de discussions si Mme Blackstock y participait.

  • [40] De l’avis de la plaignante, l’explication qu’a donnée Linda Stiller, la témoin de l’intimé, au sujet du refus d’embaucher Mme Blackstock, à savoir que celle-ci avait critiqué le nouveau modèle de financement albertain, est un prétexte. Mme Stiller a admis ne pas être au courant des critiques précises de Mme Blackstock et ne pas être entrée en contact avec elle pour discuter de son point de vue sur le modèle de financement albertain; l’avis de la plaignante est également étayé par le rapport de 2008 du vérificateur général du Canada. Mme Stiller a aussi reconnu que, lors de ses réunions avec des représentants de l’Administration centrale nationale d’AADNC, ces derniers ont régulièrement discuté de la plainte. La plaignante soutient que si l’on ajoute à cela le fait que le consultant embauché par le groupe de travail venait de l’extérieur de la province et n’avait ni les titres de compétence de Mme Blackstock ni une connaissance précise de la Colombie‑Britannique, la décision de ne pas embaucher Mme Blackstock, dont l’expertise dans le domaine des services de bien‑être à l’enfance en Colombie‑Britannique est bien connue et respectée, était fondée sur le fait qu’elle avait déposé la plainte.

  • [41] L’intimé soutient que son témoin, Mme Stiller, a clairement expliqué pourquoi Mme Blackstock n’a pas été considérée comme un choix valable pour le poste d’employé occasionnel au sein du Groupe de travail. L’employé embauché devait [traduction] « tenir la plume » pour le Groupe de travail, s’occuper de la rédaction du travail du groupe, assurer des services de soutien internes et rédiger des documents de communication expliquant le modèle choisi aux chefs, aux conseils et aux collectivités. Le Groupe de travail de la Colombie‑Britannique avait prévu de se servir du modèle albertain comme base de son propre système provincial et de l’adapter en vue de répondre à la fois aux besoins des Premières Nations de la Colombie‑Britannique et aux exigences de la législation provinciale. Mme Stiller a déclaré qu’en raison des critiques véhémentes et publiques de la plaignante à l’égard du modèle albertain et de son opinion selon laquelle la méthode décrite dans le rapport Wen:de aurait été préférable, elle avait le sentiment que Mme Blackstock se serait trouvée en situation de conflit d’intérêts, car celle-ci n’était pas en faveur du modèle qui allait constituer le fondement du système du Groupe de travail. Mme Stiller a déclaré que, contrairement aux prétentions de Mme Blackstock, M. Lyons avait une connaissance précise de la Colombie‑Britannique et il avait travaillé dans le cadre de plusieurs contrats pour le ministère provincial de la Colombie‑Britannique, ainsi que pour un certain nombre d’organismes des Premières Nations de la province.

  • [42] L’intimé soutient que la décision d’embaucher M. Lyons plutôt que Mme Blackstock n’était pas une mesure de représailles et que la perception de Mme Blackstock à cet égard est déraisonnable. Mme Stiller a reconnu qu’elle connaissait Mme Blackstock et qu’elle était au courant de la plainte en matière de droits de la personne de la plaignante, mais elle a indiqué que cela n’avait pas été un facteur pertinent dans la décision qu’elle avait prise.

  • [43] Mme Blackstock a une expertise indéniable dans le secteur d’intervention du Groupe de travail. Si l’on combine à cela le fait que les événements sont survenus peu après le dépôt de sa plainte en matière de droits de la personne, le Tribunal conclut qu’en l’absence d’une explication de l’intimé, la plaignante a fourni suffisamment de preuves pour montrer que l’objection de l’intimé à l’embauche de Mme Blackstock était un acte de représailles. Cela étant, la plaignante a établi une preuve prima facie que Mme Blackstock a été défavorisée.

  • [44] Cependant, l’intimé a expliqué cette différence de traitement. Son témoin, Linda Stiller, a été digne de foi et le tribunal souscrit à son témoignage selon lequel elle n’a pas empêché Mme Blackstock de participer de façon générale aux réunions du Groupe de travail, mais s’est opposée au fait de l’embaucher pour aider à mettre au point le document que le Groupe de travail allait produire.

  • [45] Le Tribunal souscrit également à l’explication donnée à l’égard de cette opposition, à savoir que les opinions défavorables que Mme Blackstock avait émises publiquement au sujet du modèle de financement des services de bien-être à l’enfance de l’Alberta étaient en conflit direct avec l’objectif que le Groupe de travail tentait d’atteindre. Mme Blackstock était en faveur du rapport Wen:de, qui préconisait un investissement considérable de fonds dans tout le pays, tandis que, selon le témoignage de Mme Stiller, le modèle albertain correspondait aux niveaux de dépenses des provinces à ce moment‑là et visait à améliorer la prestation des services des organismes présents dans les réserves à l’échelon de la province grâce aux fonds disponibles.

  • [46] Dans une décision d’embauche comme celle dont il est question en l’espèce, il est raisonnable que l’intimé refuse d’embaucher une personne qui a émis plus tôt des opinions dénotant l’existence d’un conflit d’intérêts avec le travail à entreprendre. Nous n’avons rien relevé dans cette preuve qui indiquerait que l’explication de l’intimé est un prétexte. S’il est vrai que Mme Stiller a mentionné qu’à l’époque elle était peut‑être au courant de l’existence de la plainte, elle a aussi fait remarquer que, à titre de gestionnaire régionale, elle ne s’occupait pas du tout de ce genre de question. Le Tribunal conclut que, vu la crédibilité de l’explication donnée quant à la différence de traitement défavorable, le fait que Mme Stiller était au courant de la plainte ne suffit pas à lui seul pour conclure qu’il s’agissait d’un facteur dans sa décision.

  • [47] Pour ces raisons, le Tribunal conclut que cette série particulière d’événements ne montre pas que l’intimé a uséde représailles contre la plaignante.

  • [48] Le 9 décembre 2009, Mme Blackstock a été invitée par les Chefs de l’Ontario pour prendre part à une réunion avec David McArthur, un adjoint spécial de l’honorable Chuck Strahl, ministre d’AADNC (qui, à l’époque, portait le nom d’AINC). La réunion avait été convoquée à bref avis, car un grand nombre des chefs étaient présents à Ottawa pour assister à une réunion avec l’APN. Le but de la réunion était de discuter de questions entourant la politique et le financement des services de bien-être à l’enfance en Ontario, et elle était censée avoir lieu dans les bureaux du ministre, à Gatineau (Québec). Mme Blackstock a déclaré que le Grand Chef Randall Phillips, de l’Association of Iroquois and Allied Indians, l’avait invitée, du fait de son expertise dans ce secteur. Elle faisait partie d’un groupe de plusieurs personnes qui avaient été invitées par les Chefs de l’Ontario à assister à la réunion à titre de conseillers techniques.

  • [49] À l’arrivée à l’immeuble où se trouvait le cabinet du ministre, Mme Blackstock, en compagnie des 10 à 14 autres personnes accompagnant le Grand Chef Phillips, a franchi les contrôles de sécurité et a pris l’ascenseur menant à l’étage où se trouvait le cabinet du ministre. Là, elle s’est assise et a attendu dans la zone d’accueil, à l’extérieur de la salle de réunion. M. McArthur est arrivé et, après une brève discussion avec le Grand Chef Phillips au sujet du nombre des délégués, il a fait entrer ces derniers dans la salle de réunion un par un, accueillant chacun à mesure qu’il entrait.

  • [50] Quand est venu le tour de Mme Blackstock d’entrer dans la pièce, M. McArthur lui a demandé de se nommer. Lorsqu’elle l’a fait, il a bloqué l’accès à la salle, en disant : [traduction] « [e]h bien, nous vous verrons une autre fois, […] si j’ai bien compris, vous avez un certain nombre de doléances, et nous vous verrons à une autre occasion », (voir la transcription de StenoTran Services Inc. du 28 février 2013, vol. 4, à la p. 16, lignes 8 à 11). Mme Blackstock a précisé qu’elle n’était pas là pour discuter de la plainte et qu’elle était là à titre de conseillère technique des chefs de l’Ontario.

  • [51] Le Grand Chef Phillips est intervenu en faveur de Mme  Blackstock, et a confirmé qu’elle se trouvait là en tant que conseillère technique. Après quelques échanges entre les deux hommes, M. McArthur a dit au Grand Chef Phillips : [traduction] « Chef, si elle entre dans la pièce, il n’y aura pas de réunion. C’est aussi simple que cela » (voir la transcription de StenoTran Services Inc. du 15 juillet 2013, vol. 13, à la p. 80, lignes 19 et 20). Le Grand Chef Phillips a donc accédé à la requête de M. McArthur et il est entré dans la salle, laissant Mme Blackstock dans la zone d’accueil. Une fois la réunion commencée, elle est restée là seule pendant 10 à 15 minutes, sous la surveillance d’un gardien de sécurité. Mme Blackstock a témoigné qu’elle est partie avant la fin de la réunion. Le Grand Chef Phillips et M. McArthur ont tous deux déclaré que, en bout de ligne, la réunion avait été fructueuse pour les deux parties.

  • [52] Après la réunion, dans une lettre datée du 15 décembre 2009, Mme Blackstock a écrit au ministre Strahl pour lui demander une explication sur le fait d’avoir exclue de la réunion. Elle a ajouté : [traduction] « la seule explication raisonnable est que j’ai déposé une plainte en matière de droits de la personne contre AINC » (voir la transcription de StenoTran Services Inc. du 17 juillet 2013, vol. 15, à la p. 66, lignes 7 à 11). En réponse, elle a reçu une lettre le 29 janvier 2010, signée de la main de Laurie Throness, chef du cabinet du ministre Strahl. La lettre expliquait qu’elle avait été exclue de la réunion parce qu’elle n’était pas inscrite au départ comme l’un des participants et qu’il était d’usage pour le cabinet du ministre d’obtenir des informations sur les participants avant n’importe quelle réunion, ce qui n’avait pas été fait pour elle. La lettre ajoutait que, de ce fait, M. McArthur avait jugé qu’il n’aurait pas été approprié de la rencontrer à ce moment‑là. M. Throness a rappelé à Mme Blackstock que M. McArthur avait dit qu’il était toutefois disposé à la rencontrer à une autre occasion, et il a réitéré cette offre dans la lettre. Mme Blackstock ne s’en est jamais prévalue.

  • [53] La plaignante soutient que l’exclusion de Mme Blackstock de la réunion était due au fait qu’elle avait déposé la plainte et que cela constitue un acte de représailles. Comme l’a déclaré le Grand Chef Phillips, Mme Blackstock était présente à titre de conseillère technique personnelle, en raison de ses connaissances sur les statistiques et les niveaux de financement, et que Mme Blackstock et lui avaient clairement fait savoir à M. McArthur qu’elle n’était pas là pour parler de la plainte.

  • [54] La plaignante rejette l’explication de l’intimé à propos de l’exclusion de Mme Blackstock, à savoir qu’elle n’était pas inscrite sur la liste des invités et que M. McArthur n’avait pas reçu d’informations sur elle au préalable. Mme Blackstock a été la seule personne exclue de la réunion, même si de nombreuses autres personnes présentes ne figuraient pas sur la liste des invités. En fait, la preuve a révélé que l’on attendait cinq personnes à la réunion, mais que c’était un groupe de 10 à 14 personnes environ qui s’y était présenté. M. McArthur a également reconnu ne pas avoir reçu d’informations sur les invités qui, savait-il, étaient censés être présents. Le ton et l’attitude inamicaux de M. McArthur, de même que le fait d’ordonner à un gardien de sécurité de rester sur place et de surveiller Mme Blackstock pendant qu’elle était assise dans la salle d’accueil, a aggravé les sentiments de honte et d’humiliation de cette dernière, des faits qui, selon la plaignante, constituaient tous un acte de représailles.

  • [55] L’intimé estime qu’il a expliqué de manière raisonnable la décision d’exclure Mme Blackstock de la réunion et que ce fait n’étaye pas la plainte de représailles. M. McArthur a déclaré que les réunions de ce genre étaient habituellement planifiées longtemps à l’avance et s’accompagnaient de trousses d’information détaillées de la part d’AADNC. Cette réunion-là, organisée la veille seulement, était une aberration à cet égard, et il n’avait été convenu de la tenir que par mesure de courtoisie envers les Chefs de l’Ontario, qui se trouvaient déjà à Ottawa, et par souci d’affermir la relation entretenue avec l’APN. M. McArthur a déclaré n’avoir appris que peu de temps avant la réunion qu’il était prévu que Mme Blackstock y assiste et que, tout en étant au courant de la plainte, s’il l’avait exclue c’était parce qu’il avait besoin d’être convenablement renseigné, avant la réunion, sur une personne de l’importance de Mme Blackstock. Il a ajouté qu’il s’inquiétait du fait que l’on puisse soulever au cours de la réunion un large éventail d’autres questions, dont la plainte, et qu’il n’était pas en mesure d’en discuter à ce moment‑là.

  • [56] L’intimé soutient que la preuve ne parvient pas à démontrer qu’il avait l’intention d’exercer des représailles contre Mme Blackstock et que la perception de cette dernière, au sujet des représailles, est déraisonnable. M. McArthur a agi de manière ferme envers Mme Blackstock, mais il s’en est également excusé et a offert de la rencontrer à une autre occasion, une invitation à laquelle Mme Blackstock n’a jamais donné suite. Quant au gardien de sécurité qui était resté dans la salle d’accueil en compagnie de Mme Blackstock pendant le déroulement de la réunion, l’intimé soutient que cet homme se trouvait là parce qu’il y avait eu un manquement à la sécurité au moment où les chefs et les autres participants étaient entrés dans l’immeuble où se trouvait le cabinet du ministre. Le gardien de sécurité se trouvait également là parce que les bureaux du sous‑ministre et du sous‑ministre délégué étaient adjacents à la zone d’accueil où Mme Blackstock était assise.

  • [57] Le Tribunal conclut que Mme Blackstock a établi par une preuve prima facie qu’elle a été victime d’une différence de traitement lorsqu’elle a été exclue de la réunion avec les Chefs de l’Ontario et M. McArthur. Mme Blackstock a été la seule des 10 à 14 personnes présentes à être exclue de la réunion. De plus, les propos de M. McArthur selon lesquels il ne voulait pas la rencontrer parce qu’elle [traduction] « avait un certain nombre de doléances » dont il fallait discuter à une autre occasion indiquent que la plainte était au moins un facteur qui constituait le motif de son exclusion. Si l’on combine cela au fait qu’un gardien de sécurité semblait la surveiller pendant qu’elle était assise seule dans la salle d’accueil et que la réunion se déroulait, ce qui avait aggravé son sentiment de honte, la perception de Mme Blackstock selon laquelle ces agissements étaient des représailles pour le dépôt de sa plainte en matière de droits de la personne est raisonnable.

  • [58] L’explication que l’intimé a donnée pour l’exclusion de Mme Blackstock repose sur le fait qu’il a généralement pour habitude d’établir des trousses d’information détaillées en prévision des réunions tenues avec des groupes des Premières Nations, surtout lorsqu’il est question de rencontrer une personne importante telle que Mme Blackstock. Ceci étant dit avec égards, le Tribunal ne considère pas qu’il s’agit là d’une explication plausible. L’intimé a peut-être bien pour habitude générale d’obtenir des informations sur les participants au moment d’organiser des réunions de cette nature, mais cette pratique n’a pas été appliquée aux autres personnes présentes. La liste des personnes présentes se composait au départ de cinq invités et, pourtant, de 10 à 14 personnes ont pu entrer dans la salle de réunion. La plupart de ces dernières n’avaient pas été identifiées à l’avance. M. McArthur a également reconnu qu’il ne connaissait pas personnellement les chefs ou les autres personnes présentes à la réunion et, en dépit de cela, tous, sauf Mme Blackstock, ont pu y participer.

  • [59] L’expertise de Mme Blackstock dans le domaine des services de bien‑être à l’enfance est bien établie et le Tribunal accepte l’explication selon laquelle sa présence à la réunion avait pour but de fournir des conseils techniques aux chefs. Tant Mme Blackstock que le Grand Chef Phillips ont fait clairement part de ce motif à M. McArthur, mais sans succès. M. McArthur a aussi reconnu qu’il était au courant de la plainte et il n’a pas nié que s’il avait exclu Mme Blackstock c’était parce qu’il craignait qu’ils finissent par discuter de la plainte (voir la transcription de StenoTran Services Inc. du 17 juillet 3013, vol. 15, à la p. 78, lignes 9 à 13). Cet aveu étaye la conclusion selon laquelle la plainte constituait le fondement de son exclusion et, de l’avis du Tribunal, il s’agit là d’un acte de représailles. De plus, l’offre de M. McArthur de rencontrer Mme Blackstock à une date ultérieure n’a été d’aucune utilité et le fait que les parties présentes à la réunion ont été capables de régler les questions en litige l’ont rendue superflue. Comme Mme Blackstock était présente à la réunion pour aider les chefs, il n’était pas nécessaire qu’elle demande une réunion ultérieure avec M. McArthur.

  • [60] Pour ce qui est de la présence du gardien de sécurité, qui montait la garde pendant que Mme Blackstock était assise dans la salle d’attente, le Tribunal conclut que l’intimé a bel et bien expliqué de manière raisonnable cet aspect des incidents survenus ce jour‑là. Le Tribunal a entendu une preuve convaincante sur l’origine de l’incident de sécurité qui avait donné lieu à la présence du gardien. Il était raisonnable dans ces circonstances que Mme Blackstock se sente intimidée et honteuse, mais il semble que cet aspect particulier de l’incident était dû à une méprise. Cependant, comme le Tribunal a déjà considéré que l’intimé n’avait pas expliqué de manière raisonnable le fait d’avoir exclu Mme Blackstock de la réunion, cette constatation n’a aucune incidence sur la conclusion du Tribunal, à savoir que l’intimé a exercé des représailles contre la plaignante.

  • [61] À la suite de demandes qu’elle a présentées en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels Mme Blackstock a mis la main sur un certain nombre de documents qui indiquent qu’après le dépôt de la plainte l’intimé a surveillé ses activités professionnelles. Selon la preuve, des fonctionnaires ont rendu compte des exposés qu’elle avait présentés à l’occasion d’un colloque sur les services à l’enfance et à la famille au Nouveau‑Brunswick à l’automne 2009, ainsi que dans le cadre d’un groupe de travail international réuni en mars 2010 à Vancouver‑Nord en vue d’établir un rapport pour l’Instance permanente sur les questions autochtones des Nations Unies (IPQANU), de même que d’un exposé qu’elle avait présenté à l’occasion d’une conférence nationale tenue à Alice Springs (Australie) du 27 au 29 juillet 2010. L’entrevue de Mme Blackstock avec le réseau anglais de la SRC, le 23 novembre 2009, a aussi été transcrite et diffusée au sein d’AADNC. Il est allégué que certains documents faisaient même état de son absence à une activité. Mme Blackstock a déclaré avoir trouvé cette surveillance très troublante.

  • [62] Ces allégations faisaient partie du fondement de la plainte que Mme Blackstock a déposée auprès du commissaire à la protection de la vie privée le 6 mars 2012. Le Commissariat à la protection de la vie privée (CPVP) a fait enquête sur ces faits et a publié ses conclusions le 28 mai 2013. Il a été conclu dans ce document qu’il n’y avait pas eu d’atteinte à la vie privée.

  • [63] La plaignante soutient que la surveillance étroite et proactive de l’intimé à l’égard des présences, des allocutions et des entrevues de Mme Blackstock constitue un acte de représailles pour avoir déposé la plainte, étant donné surtout qu’il n’y a aucune preuve que Mme Blackstock a été surveillée de cette façon avant le dépôt de la plainte. La plaignante soutient que le seul témoin de l’intimé, appelé pour expliquer les nombreux comptes rendus de surveillance, n’a été présent qu’à une seule des activités en question et que son témoignage n’a pas été utile. À défaut d’autres éléments expliquant le but de la surveillance, le Tribunal devrait tirer une inférence défavorable de cette attitude. La plaignante signale que la plainte a été déposée au nom des enfants des Premières Nations et non de Mme Blackstock à titre personnel. Compte tenu de ce fait, il est difficile de comprendre quelle est la pertinence des interventions publiques personnelles de Mme Blackstock pour le litige et, dans ce contexte, il était raisonnable que Mme Blackstock perçoive que cette surveillance était un acte de représailles pour avoir déposé la plainte.

  • [64] L’intimé soutient que les comptes rendus des allocutions publiques de Mme Blackstock, surtout lorsque ces dernières avaient trait à des questions relatives au bien‑être à l’enfance, au travail mené par la Société de soutien et à la plainte, ne constituent pas un acte de représailles. On s’attendrait à ce que ces activités de promotion publique intéressent l’intimé, compte tenu de ses activités et de ses programmes connexes, de même que du litige en cours. L’intimé n’a pas exercé de représailles contre Mme Blackstock et il est d’avis que la perception de cette dernière, à savoir qu’il s’agissait d’une surveillance importune, est déraisonnable.

(i)  Les positions des parties

  • [65] La plaignante soutient que Mme Blackstock a été ciblée de façon irrégulière par l’intimé lors de ces activités de surveillance, mais un examen de la preuve dénote le contraire. Un grand nombre des documents produits en preuve consistent en des sommaires établis par des fonctionnaires d’AADNC qui avaient assisté à des conférences où Mme Blackstock avait pris la parole. Ces sommaires portaient sur l’exposé de Mme Blackstock, mais aussi sur celui d’autres panélistes. Par exemple, à l’occasion d’un atelier sur le bien‑être à l’enfance tenu lors de l’Assemblée spéciale des Chefs de l’APN en 2011, un fonctionnaire d’AADNC a produit un sommaire sur les personnes qui avaient présenté un exposé. Ce sommaire portait en détail sur l’exposé de Mme Blackstock, mais aussi sur celui de la professeure Vandna Sinha, de l’Université McGill, ainsi que sur celui de Jonathon Thompson, de l’APN, lui aussi coplaignant en l’espèce. Il ressort de la preuve que des employés d’AADNC ont assisté à ces conférences et ont rédigé ces sommaires afin de pouvoir rédiger des infocapsules et des « questions et réponses » pour répondre aux questions de journalistes.

  • [66] Mme Blackstock a reconnu qu’avant de déposer la plainte, elle entretenait une relation étroite avec l’intimé. En plus de travailler ensemble à l’établissement des rapports Wen:de, Mme Blackstock et l’intimé avaient participé ensemble à des conférences de cette nature. De l’avis du Tribunal, il n’est pas surprenant que l’intimé ait continué d’assister à ces conférences après le dépôt de la plainte, et rien n’indique qu’il l’ait fait dans le seul but de la surveiller en guise de représailles pour avoir déposé la plainte.

  • [67] Dans un grand nombre de ses interventions publiques lors de conférences, de même qu’à la radio et à la télévision, Mme Blackstock a parlé de la plainte et de l’instance du Tribunal, et a également fait part de son point de vue sur diverses questions liées à la présumée inégalité des services destinés aux Premières Nations ainsi qu’à l’insuffisance de leur financement. La preuve confirme que cet aspect revêtait pour l’intimé un intérêt particulier. Par exemple, en diffusant à l’interne une transcription de l’entrevue du 23 novembre 2009 de Mme Blackstock avec le réseau anglais de la SRC, des fonctionnaires d’AADNC soulignent que le segment « radio » commence par une discussion portant sur le Tribunal ainsi que sur l’ajournement récent de l’audience (voir la pièce C‑1, onglet 14).

  • [68] En mars 2010, Mme Blackstock a fait un exposé dans le cadre d’un groupe de travail international qui devait établir un rapport à l’intention de l’Instance permanente sur les questions autochtones des Nations-Unies. Un fonctionnaire d’AADNC assistait aux conférences et il a transmis un sommaire de l’exposé et du mémoire de Mme Blackstock à d’autres fonctionnaires d’AADNC. Ce sommaire met en lumière les déclarations que Mme Blackstock a faites au sujet de la plainte, ainsi que son appel aux Nations Unies afin que l’on désigne un observateur spécial pour suivre l’instance du Tribunal. Dans la chaine de courriels relative à l’exposé de Mme Blackstock, un fonctionnaire d’AADNC demande : [traduction] « [i]ndépendamment de ce que nous pourrions dire plus tard à l’Instance des NU, avons-nous des messages portant sur son exposé si celui-ci obtient une certaine couverture? » (voir la pièce C‑1, onglet 14, chaine de courriels intitulée [traduction]« (11/4/2010) Keith Smith-Rep. : Re : objet : exposé de Cindy Blackstock », à la p. 1).

  • [69] En exerçant son droit à la liberté d’expression, Mme Blackstock a suscité une vive attention au sein des médias et du public. La campagne « Je suis un témoin », par exemple, compte des milliers d’abonnés. Pendant toutes ces fréquentes interventions et déclarations, Mme Blackstock a ouvertement critiqué l’intimé pour ses agissements et sa position à l’égard de la plainte, le mettant dans une situation où on lui a demandé d’expliquer et de défendre certaines de ses mesures et de ses décisions. À une occasion, par exemple, une station de radio a téléphoné à l’intimé en prévision d’une entrevue avec Mme Blackstock, prévue pour le lendemain, afin d’obtenir des commentaires du ministre sur la plainte. Il ressort de la preuve que l’intérêt de l’intimé vis-à-vis des interventions publiques de Mme Blackstock est souvent lié à son désir d’être au courant de ces déclarations et de ces allégations afin d’être en mesure d’y répliquer, au besoin.

  • [70] Le Tribunal signale que certains des courriels que se sont échangés des fonctionnaires ont bel et bien fait référence à Mme Blackstock d’une manière peu professionnelle. Toutefois, rien n’indique qu’en faisant en sorte que ses représentants assistent à ces activités, l’intimé essayait d’intimider la plaignante. Toutes les activités qui ont été surveillées étaient des interventions publiques. Même si Mme Blackstock dit avoir été troublée par la surveillance, elle a déclaré qu’elle n’en a eu connaissance qu’après avoir présenté ses demandes en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Ce contexte factuel est différent de celui dont il était question dans l’affaire Cassidy, par exemple, où Mme Cassidy avait vu que l’intimée l’observait et avait perçu que ce comportement était de l’intimidation, en représailles pour avoir déposé sa plainte en matière de droits de la personne contre elle (voir Cassidy c. Société canadienne des postes et Raj Thambirajah, 2012 TCDP 29).

  • [71] Cela dit, le dépôt de la plainte semble avoir été un facteur qui sous‑tend les agissements de l’intimé à cet égard. En fait, ce dernier ne conteste pas que la plainte est l’une des raisons pour lesquelles les interventions publiques de Mme Blackstock ont été surveillées. Il a toutefois déclaré avoir agi de la sorte en prévision du présent litige. En parlant publiquement de la plainte et de la présente instance, Mme Blackstock a ouvert la porte à ce que l’intimé fasse le suivi de ses allégations de façon à pouvoir se défendre devant le Tribunal. Le droit à une défense est un principe de common law fondamental, en vertu duquel une partie peut recueillir des informations susceptibles d’être utiles à sa cause. Bien que ce droit soit restreint par l’équité procédurale ainsi que par le droit opposé des autres parties à la protection de leur vie privée, il n’y a eu, en l’espèce, aucune atteinte à ces deux droits. Compte tenu de ce qui précède, le Tribunal conclut qu’en prenant ces mesures l’intimé n’exerçait pas de représailles contre Mme Blackstock ou la plaignante.

  • [72] Les demandes que Mme Blackstock a présentées en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels ont également révélé qu’après le dépôt de la plainte l’intimé avait surveillé trois pages Facebook : la page Facebook personnelle de Mme Blackstock, la page Facebook de la Société de soutien et la page Facebook de la campagne « Je suis un témoin », toutes administrées par Mme Blackstock. La surveillance a été menée par Mme Natalia Strelkova, technicienne juridique au sein de l’équipe du contentieux du ministère de la Justice affectée à ce dossier, et ce, à l’instigation de l’avocat principal. Selon son témoignage, Mme Strelkova avait eu pour instruction de surveiller les pages en question et de signaler si Mme Blackstock mettait en ligne quoi que ce soit qui avait trait au litige en cours. Comme l’accès au site Web de Facebook était limité par le système de filtrage Internet du gouvernement, Mme Strelkova, avec l’accord de son supérieur immédiat, a présenté au service de TI une demande d’accès au site Web en question. Elle a obtenu l’autorisation nécessaire aux environs du 20 février 2010 pour le reste de l’année civile, qui prenait fin le 31 décembre 2010. Elle n’a pas demandé que l’on prolonge ce délai.

  • [73] Tant la page Facebook de la Société de soutien que celle de la campagne « Je suis un témoin » sont de nature publique et Mme Strelkova y a eu facilement accès durant cette période. Selon la preuve, entre mai 2010 et juillet 2011, la page Facebook personnelle de Mme Blackstock a été également accessible au public parce que Facebook avait réinitialisé ses paramètres relatifs à la protection de la vie privée. Mme Strelkova a surveillé les trois sites, par l’intermédiaire de son propre compte Facebook, les consultant quelques fois par semaine pour déterminer s’il n’y avait pas de nouveaux messages. Elle a rendu compte de ses constatations en transmettant à intervalles périodiques des captures d’écran des pages en question à son client, AADNC, ainsi qu’à l’équipe juridique de ce dernier. Elle n’a jamais reçu de commentaires sur ces comptes rendus. En consultant ces pages Facebook, Mme Strelkova ne s’intéressait qu’aux messages relatifs au litige, et elle a déclaré qu’elle avait tenté de faire abstraction des renseignements de nature personnelle. Cependant, la preuve a révélé que, malgré ses efforts à cet égard, quelques-unes des captures d’écran qu’elle avait copiées contenaient bel et bien des renseignements de nature personnelle. Elle a surveillé les sites Web jusqu’à ce qu’elle quitte ses fonctions en août 2011.

  • [74] Ces allégations ont également été l’objet de la plainte que Mme Blackstock a déposée le 6 mars 2012 auprès du commissaire à la protection de la vie privée, lequel a conclu que les allégations étaient fondées, dans la mesure où les intimés - AADNC et le ministère de la Justice du Canada - avaient bel et bien [traduction] « recueilli des séries particulières d’informations personnelles, non liées à leurs activités opérationnelles ordinaires, dans le cadre de la surveillance de médias sociaux liés à la plaignante ». Le rapport signale également que le Commissariat à la protection de la vie privée [traduction] « n’a toutefois pas trouvé assez de preuves à l’appui de l’allégation selon laquelle ces documents ont été diffusés à grande échelle à de nombreux employés des deux ministères » (voir le compte rendu des constatations du Commissariat à la protection de la vie privée, document daté du 28 mai 2013, au par. 82). Le rapport se termine par une série de recommandations et indique que les intimés les ont toutes acceptées.

  • [75] La plaignante soutient que, parallèlement à la surveillance clandestine des interventions publiques de Mme Blackstock, l’accès de l’intimé à sa page Facebook personnelle, accès que l’intimé a reconnu à l’audience, n’avait rien à voir avec la plainte et constitue un acte de représailles. Il ressort de la preuve que l’intimé consultait la page Facebook dans le but d’essayer de trouver des renseignements personnels défavorables sur Mme Blackstock en vue de la discréditer, une démarche que confirme davantage les questions profondément troublantes que l’avocat de l’intimé avait posées à Mme Blackstock dans le cadre de la requête en matière de compétence, lorsqu’il l’avait interrogée sur sa religion et lui avait demandé si elle avait été prise en charge à l’époque où elle était mineure. La plaignante soutient que l’attitude et la conduite de l’intimé à cet égard est un acte de représailles et que Mme Blackstock a eu raison de se sentir ciblée par ces mesures.

  • [76] L’intimé a reconnu avoir surveillé la page Facebook personnelle de Mme Blackstock au cours de la période s’étendant de février 2010 à août 2011 environ, période au cours de laquelle cette page était accessible au public, de même que les pages Facebook de la Société de soutien et de la campagne « Je suis un témoin ». Il soutient que la surveillance n’a pas été faite clandestinement et qu’elle a été menée dans le cadre de sa préparation du litige qui allait être entendu devant le Tribunal. L’intimé ne s’intéressait qu’aux renseignements concernant la plainte en matière de droits de la personne, mais il a recueilli en passant des éléments d’information personnels. Dans son rapport, le Commissariat à la protection de la vie privée a signalé ce fait, il a formulé des recommandations à l’intention de l’intimé et celui-ci y a souscrit. L’intimé est d’avis qu’il est tout à fait approprié que des parties engagées dans un litige tentent de se renseigner l’une sur l’autre, et que cela inclut les raisons pour poursuivre le litige. Dans son rapport, le Commissariat à la protection de la vie privée (le rapport du CPVP) a reconnu ce fait et a signalé que [traduction] « les tribunaux sont d’avis qu’une partie qui engage un litige consent implicitement à ce que l’on fouille dans une certaine mesure dans ses affaires privées en vue de déterminer comme il faut les questions en litige » (voir le compte rendu des conclusions du Commissariat à la protection de la vie privée, document daté du 28 mai 2013, au par. 76). L’intimé soutient que la preuve ne fait état d’aucune intention de sa part d’user de représailles et que, compte tenu des circonstances du litige, la perception de la plaignante à cet égard n’est pas raisonnable.

  • [77] Pour ce qui est de l’affirmation de Mme Blackstock selon laquelle l’intimé a posé des questions [traduction] « très troublantes » lors d’un contre‑interrogatoire portant sur une requête en matière de compétence, l’intimé soutient que Mme Blackstock a décidé de prêter serment pour son contre‑interrogatoire au sujet d’un affidavit et que les questions posées visaient à déterminer si elle était résolue à dire la vérité. Il signale également que l’avocat de la plaignante n’avait soulevé aucune objection à ce moment-là.

  • [78] La Commission est d’avis que ces allégations soulèvent une question nouvelle, soit celle de savoir si la surveillance en ligne et systématique de la vie personnelle d’un individu qui a déposé une plainte en matière de droits de la personne, ou qui est la présumée victime pour les besoins d’un litige, peut constituer un acte de représailles au sens de l’article 14.1 de la Loi. Elle avait donc décidé de limiter à cette question ses arguments oraux et écrits définitifs et d’examiner si la plaignante a établi une preuve prima facie de discrimination à cet égard et, dans l’affirmative, si l’intimé a expliqué ou justifié ses actes de manière raisonnable.

  • [79] La Commission signale qu’il ressortait de la preuve que l’intimé cherchait à surveiller la page Facebook de Mme Blackstock pour des raisons directement liées à la plainte. Mme Strelkova a déclaré que son mandat consistait à surveiller ce qui était communiqué sur la page Facebook afin d’y relever des renseignements pouvant servir à un contre‑interrogatoire. La preuve a également révélé que certains des renseignements recueillis étaient des renseignements personnels accessoires, non liés aux questions visées par l’affaire et à l’objectif déclaré de l’intimé pour avoir accès à la page en question.

  • [80] La Commission soutient qu’il n’y a aucun doute qu’en surveillant la page Facebook personnelle de Mme Blackstock et en ne soumettant aucun autre témoin ou plaignant à une telle surveillance, l’intimé l’a prise pour cible, du fait de son rôle actif dans la plainte. Cela dit, la surveillance a commencé après le renvoi de la plainte au Tribunal et le début du litige. Ce litige, ainsi que le rôle de Mme Blackstock, avaient été hautement publicisés et les renseignements ont été recueillis à une époque où ils étaient publiquement accessibles, en raison des paramètres de sécurité de la page de Mme Blackstock. De l’avis de la Commission, les justiciables doivent malheureusement faire souvent face à une attente réduite en matière de vie privée dans le cas d’un litige aussi public. La Commission soutient que même si la collecte systématique de renseignements à partir de la page Facebook de Mme Blackstock est problématique en raison des renseignements de nature personnelle qui ont aussi été recueillis en passant, ce fait, dans le contexte de la présente affaire, ne constitue pas une preuve prima facie de représailles au sens de l’article 14.1 de la Loi.

  • [81] Cependant, la Commission ajoute que même si les agissements de l’intimé ne constituent peut‑être pas un acte de représailles ou de harcèlement, leur caractère intrusif est inutile et peut raisonnablement être considéré comme ayant un effet potentiellement négatif sur le présent litige.

(i)  Les positions des parties

  • [82] À l’audience, Mme Blackstock et son avocat ont attiré l’attention du Tribunal sur un certain nombre d’exemples figurant dans la preuve documentaire où l’intimé avait saisi des renseignements de nature personnelle sur la page Facebook de Mme Blackstock dans le cadre de ses captures d’écran. Parmi ces exemples figuraient les commentaires et les compliments d’une enseignante, qui faisaient part à Mme Blackstock de son intérêt et de son souhait de l’appuyer dans ses initiatives. Ils comportaient également les propos d’un enfant âgé de 12 ans, qui lui faisait part de son soutien, ainsi que les commentaires d’amis personnels qui la félicitaient pour ses talents de cuisinière, et ce, en réponse à un message dans lequel Mme Blackstock annonçait qu’elle distribuerait des biscuits à l’audience.

  • [83] À la même époque où l’on saisissait ces captures d’écran, les paramètres de sécurité de la page Facebook de Mme Blackstock étaient fixés à un faible niveau, ce qui les rendait visibles au public. Elle a plus tard relevé le niveau de ses paramètres afin d’éviter que le public ait accès à sa page Facebook personnelle. Même si, à première vue, la capture de ces commentaires personnels paraît problématique, il ressort d’un examen plus détaillé de cette preuve que dans les 44 captures d’écran tirés de la page Facebook personnelle de Mme Blackstock, seul celui contenant les commentaires de l’enseignante sur le travail de Mme Blackstock était dénué de tout autre message ou commentaire relatif à la plainte soumise au Tribunal. Les 43 autres captures d’écran comportaient des messages qui traitent de l’instance du Tribunal ou qui y font référence.

  • [84] Le message relatif aux biscuits, par exemple, s’inscrivait dans le cadre d’une discussion plus vaste dans laquelle Mme Blackstock faisait l’annonce de sa campagne « haveaheartcampaign », qui coïncidait avec la fête de la Saint‑Valentin, et de l’audition, par la Cour fédérale, de la demande de contrôle judiciaire de la plaignante au sujet de la décision prise par le Tribunal le 14 mars 2011 de rejeter la plainte. Dans ce message, Mme Blackstock incitait ses partisans à envoyer des lettres de Saint‑Valentin à leur député, ainsi qu’au ministre. Le message se terminait par la mention, une fois de plus, des biscuits de la Saint‑Valentin.

  • [85] Dans un autre message Facebook, Mme Blackstock a mis en ligne la transcription du contre‑interrogatoire d’Odette Johnston, l’une des témoins de l’intimé, laquelle avait été contre‑interrogée sur son affidavit, qui appuyait la requête de l’intimé en vue de faire rejeter la plainte. Les transcriptions n’étaient pas sous scellé, mais elles n’étaient pas encore accessibles au public. La décision de Mme Blackstock de les mettre en ligne a amené l’intimé à écrire au Tribunal pour attirer son attention sur ce fait. Le Tribunal a finalement envoyé une lettre à l’avocat de Mme Blackstock pour indiquer qu’il était irrégulier de mettre en ligne la transcription.

  • [86] À une occasion distincte, Mme Blackstock a également mis en ligne la transcription d’une entrevue à la radio du réseau anglais de la SRC, dans laquelle elle parlait de la plainte, des mesures prises par le gouvernement à cet égard, ainsi que des décisions récentes des anciens présidents Sinclair et Chotalia du Tribunal dans cette affaire. Mme Blackstock a mentionné que le président Sinclair avait annoncé le début imminent de l’audience, mais que la présidente nouvellement nommée, Mme Chotalia, avait annulé les dates d’audition. Mme Blackstock s’était dite préoccupée par l’annulation de ces dates. Une preuve additionnelle montre que l’intimé a décidé de répondre à ces déclarations et de préciser qu’il n’avait pas demandé au Tribunal d’annuler les dates d’audition.

  • [87] En résumé, la preuve dans son ensemble montre que la grande majorité des pages Facebook que Mme Strelkova avait saisies contenaient des renseignements sur le Tribunal, l’instance tenue devant la Cour fédérale ou les allégations portées contre l’intimé à l’égard de la plainte. Ces renseignements étaient publiquement disponibles dans des médias sociaux et, à une occasion au moins, ils ont permis au public d’avoir accès à des informations qui n’étaient pas encore publiquement disponibles.

  • [88] La preuve étaye la position de l’intimé selon laquelle l’intérêt de ce dernier à l’égard des messages Facebook de Mme Blackstock est lié à ces commentaires en particulier. Comme dans le cas de la surveillance des interventions publiques de Mme Blackstock, le Tribunal est d’avis que l’intimé avait le droit, en prévision du litige, d’être au courant des déclarations publiques de la plaignante de façon à pouvoir préparer sa défense.

  • [89] Mme Strelkova a expliqué qu’elle n’est pas avocate et qu’elle avait saisi des captures d’écran contenant des renseignements qui, à son avis, étaient pertinents. Il ne fait aucun doute que la saisie de renseignements personnels de Mme Blackstock était un acte inopportun. Le commissaire à la vie privée en a conclu autant, et l’intimé a admis sa responsabilité à cet égard. Cependant, le Tribunal n’examine pas ces allégations dans le contexte de la Loi sur la protection des renseignements personnels, mais plutôt dans celui de la LCDP. La question qui nous est soumise consiste à savoir si les agissements de l’intimé à cet égard sont assimilables à des actes de représailles, ce qui est contraire à l’article 14.1 de la LCDP. Compte tenu du contexte dans lequel s’inscrivait la surveillance des pages Facebook dont il a été question plus tôt, le Tribunal est d’avis que ce n’est pas le cas.

  • [90] Au cours de la période de 2010 à 2011, Mme Blackstock a présenté trois demandes distinctes en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels à la Direction de l’accès à l’information et de la protection des renseignements personnels (AIPRP). La première, déposée le 19 octobre 2010, visait à obtenir [traduction] « [t]out document ou toute communication contenant des renseignements personnels sur Cindy Blackstock, aussi appelée Cynthia Blackstock) […] et produits depuis 2005 » (la première demande). La deuxième, déposée le 22 juin 2011, visait à obtenir [traduction] « [t]out renseignement sur Cindy Blackstock, aussi appelée Cynthia Blackstock ou Mme Blackstock, daté, ou vraisemblablement daté, du 9 juin 2010 au 22 juin 2011 » (la deuxième demande). La troisième demande, déposée le 12 décembre 2011, visait à obtenir [traduction] « [t]out renseignement sur {Cindy Blackstock}, également appelée {Cynthia Blackstock} ou {Mme Blackstock} daté, ou vraisemblablement daté, du 9 juillet 2011 au 12 décembre 2011 » (la troisième demande).

  • [91] Après réception de ces demandes, la Direction de l’AIPRP d’AADNC avait, aux termes de la loi, un délai de 30 jours pour les traiter. À l’exception de la première demande, pour laquelle le Ministère s’était prévalu de la prorogation de délai autorisée par l’alinéa 15a) de la Loi sur la protection des renseignements personnels, il semble que Mme Blackstock ait reçu une réponse à ses demandes, assortie de pièces jointes, dans le délai prévu de 30 jours.

  • [92] Dans le cadre de la série de documents contenus dans ces pièces jointes, Mme Blackstock a reçu deux copies de son dossier d’Indienne inscrite (le dossier), extrait du Système d’inscription des Indiens (SII). Le SII est le système officiel dans lequel sont consignées les données d’identification de tous les Indiens inscrits au Canada. Le dossier du SII contenait des renseignements personnels sur Mme Blackstock, ainsi que des renseignements personnels sur certains membres de sa famille. Les copies indiquaient que l’on avait consulté le dossier du SII le 4 novembre 2010, ainsi que le 17 novembre 2011.

  • [93] Étant donné qu’elle n’avait pas fait de demandes de renseignements personnels sur son statut d’Indienne ou son dossier du SII depuis 2008, Mme Blackstock ne comprenait pas pourquoi - ou par qui - le dossier avait été consulté à ces deux dates. Elle a déclaré qu’aucune demande en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels n’était active à l’époque où son dossier avait été extrait du SII le 17 novembre 2011. Elle a également conclu que, même si elle avait fait un certain nombre d’autres demandes en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, le fait que le dossier n’apparaissait pas dans chaque demande était inusité.

  • [94] Lors d’une entrevue dans le cadre de l’émission « The Current » au réseau anglais de la SRC, dans la matinée du 17 novembre 2011, Mme Blackstock a fait publiquement part de son inquiétude au sujet de ce qui lui semblait être un accès irrégulier aux renseignements concernant son statut d’Indienne :

[traduction] L’un des points qui me préoccupaient était les documents qu’ils avaient extraits sur ma demande de statut. Et vous qui m’écoutez, vous ignorez peut‑être que sur cette demande figurent non seulement votre nom et votre date de naissance, mais aussi celles de vos parents et de vos sœurs et de vos frères. Et ils ont extrait ces renseignements à deux reprises et je n’ai absolument aucune idée de la raison pour laquelle cela a été fait. Parce que je ne leur ai certainement pas demandé de le faire, et jamais je n’ai présenté une demande de renseignements sur mon statut au cours de cette période.

  • [95] L’entrevue de Mme Blackstock et les allégations qu’elle contient ont été portées à l’attention de Mme Monica Fuijkschot, qui, à l’époque, était la directrice de la Direction de l’AIPRP à AADNC. Mme Fuijkschot a déclaré que, à son avis, le message qui ressortait de ces allégations était que Mme Blackstock mettait en doute le processus opérationnel du Bureau du registraire des Indiens et les renseignements qu’il fournissait en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Mme Fuijkschot a reconnu que Mme Blackstock n’avait pas déposé de plainte officielle sur cette affaire, même si ce recours lui avait été offert dans les lettres envoyées en réponse à ses demandes présentées en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels et auxquelles étaient jointes une copie de son dossier. Néanmoins, Mme Fuijkschot a jugé qu’il lui incombait de veiller à ce que les renseignements personnels qui étaient recueillis et placés sous le contrôle de la Direction en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels étaient convenablement protégés par l’institution. Vu la gravité de ces allégations, Mme Fuijkschot a décidé de procéder à un examen interne de l’affaire afin de déterminer s’il y avait eu une divulgation irrégulière et, dans l’affirmative, de mettre en place une stratégie d’atténuation afin de garantir que cela ne se reproduirait plus.

  • [96] Le 17 novembre 2011, à la suite de l’entrevue de la SRC, Mme Fuijkschot a eu accès au dossier de Mme Blackstock dans le cadre de cette enquête. Il était impossible pour elle de savoir qui avait consulté le dossier dans le système, mais il est ressorti de l’enquête que l’on avait consulté son dossier en vue de répondre à sa première demande présentée en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, demande qui avait pour but d’obtenir [traduction] « [t]out document ou toute communication contenant des renseignements personnels sur Cindy Blackstock, aussi appelée Cynthia Blackstock) […] produit depuis 2005 ». Mme Fuijkschot a conclu, de ce fait, qu’il n’y avait pas eu atteinte à la Loi sur la protection des renseignements personnels. Mme Fuijkschot a conservé dans son bureau le dossier contenant les résultats de son examen interne.

  • [97] Le 22 novembre 2011, l’honorable John Duncan, c.p., député, après avoir été informé de la situation par le sous‑ministre d’AADNC, a envoyé une lettre au commissaire à la vie privée du Canada, pour porter à son attention le fait que Mme Blackstock avait publiquement déclaré que l’on avait consulté irrégulièrement, à deux reprises, son dossier d’inscription au Registre des Indiens. La lettre indiquait qu’AADNC ne croyait pas qu’il y avait eu d’atteinte à la vie privée, mais qu’il souhaitait néanmoins porter l’affaire à l’attention du commissaire, l’invitant à mener sa propre enquête. À la lettre était jointe une série de documents concernant les informations communiquées en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, de même que de récents reportages dans les médias.

  • [98] Dans une lettre datée du 5 décembre 2011, le commissaire adjoint à la vie privée du Canada a renvoyé la série de documents, disant que son bureau ne pouvait pas les recevoir sans le consentement de la personne concernée. La lettre soulignait que le commissaire à la vie privée était en mesure de déposer une plainte s’il concluait qu’il y avait des motifs raisonnables d’examiner si une institution gouvernementale avait contrevenu à une disposition de la Loi sur la protection des renseignements personnels, et elle ajoutait qu’il [traduction] « [é]tait en voie d’étudier la possibilité de lancer une enquête sur la foi de renseignements publiquement disponibles et conformément aux procédures établies ainsi qu’aux pouvoirs conférés par la Loi.

  • [99] Mme Blackstock a porté plainte auprès du Commissariat à la protection de la vie privée le 6 mars 2012. En plus d’alléguer que l’intimé avait contrevenu aux articles 7 et 8 de la Loi sur la protection des renseignements personnels en surveillant ses invitations à des conférences, ainsi qu’en consultant et en surveillant ses messages socio‑médiatiques, en particulier sa page Facebook personnelle, Mme Blackstock a soutenu que [traduction] « [d]es fonctionnaires d’AADNC ont consulté à maintes reprises [mes] dossiers concernant [mon] statut d’Indienne qui figurent dans la base de données d’inscription au Registre des Indiens du gouvernement du Canada, qui contenait non seulement [mes] renseignements personnels, mais aussi ceux d’un certain nombre de membres de [ma] famille, alors que [mon] statut d’Indienne ne présentait aucun problème » (voir le résumé de la plainte dans le rapport du CPVP qui figure à la pièce R‑12, onglet 48, par. 85).

  • [100] Le Commissariat à la protection de la vie privée a fait enquête sur ces événements et, dans son rapport, il a conclu que les allégations relatives à l’accès inopportun au dossier d’inscription au Registre des Indiens de Mme Blackstock étaient sans fondement (voir le rapport du CPVP, au par.106).

  • [101] La plaignante admet qu’en définitive il n’y avait pas assez de preuves à l’appui de sa crainte que l’on avait consulté le dossier d’inscription au Registre des Indiens de Mme Blackstock en vue d’essayer de se renseigner sur sa vie personnelle et de trouver des renseignements à utiliser contre elle. Cependant, la plaignante allègue que le témoignage de Mme Fuijkschot montre qu’elle a traité Mme Blackstock de manière différente parce que celle‑ci avait déposé une plainte en matière de droits de la personne. Mme Fuijkschot a omis de documenter son examen, n’a pas communiqué avec Mme Blackstock et, spontanément, a envoyé les renseignements personnels de Mme Blackstock au commissaire à la protection de la vie privée sans avoir obtenu l’autorisation ou le consentement légitime de Mme Blackstock. La plaignante reconnaît que bien que cette allégation ne réponde pas au critère relatif aux mesures de représailles qui a été établi dans Virk, elle répond toutefois au critère correspondant qui a été établi dans Wong et Bressette.

  • [102] L’intimé soutient que la preuve n’étaye pas l’allégation de Mme Blackstock selon laquelle des fonctionnaires d’AADNC ont consulté de manière inopportune son dossier. Comme l’illustre la preuve, les protocoles de sécurité qui régissent l’accès au SII sont nombreux et stricts. Le dossier de Mme Blackstock lui a été transmis à deux reprises, à la suite de ses propres demandes en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Il n’existe aucune preuve qui puisse étayer l’argument selon lequel des fonctionnaires d’AADNC ont par ailleurs consulté le dossier du SII pour un autre motif. L’enquête qu’a menée Mme Fuijkschot à la suite des allégations publiques d’inconduite de Mme Blackstock à cet égard était appropriée et valide et elle a révélé qu’il n’y avait pas eu d’accès inopportun au dossier de Mme Blackstock. L’intimé soutient que rien ne dénote que l’intimé avait l’intention d’exercer des représailles contre la plaignante et que la preuve dans son ensemble, si on l’examine objectivement, n’étaye pas une conclusion de représailles.

(i)  Les positions des parties

  • [103] Le processus administratif qui suit le dépôt d’une demande en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels ou de la Loi sur l’accès à l’information est un travail technique et méthodique. Cependant, pour mieux comprendre ce qui s’est passé après le dépôt des demandes de Mme Blackstock, il est important de l’examiner. M. Kent‑Daniel Glowinski, l’actuel directeur de la Direction de l’AIPRP à AADNC, a passé ce processus en revue lors de son témoignage devant le Tribunal.

  • [104] Selon ce témoignage, une fois que le ministère reçoit une demande présentée en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels ou de la Loi sur l’accès à l’information, les étapes que franchit cette demande sont les suivantes :

  [traduction]

  • a) la demande est reçue par le Groupe de l’admission et du triage, le volet administratif de l’unité opérationnelle de la Direction de l’AIPRP, qui est chargé de la réception des documents. À cet endroit, on estampille la date sur la demande, ce qui marque le début du délai de 30 jours que prescrit la loi pour que le ministère y réponde;

  • b) l’équipe d’admission dépose par-dessus la demande ce que l’on appelle une feuille d’assignation des tâches. Cette feuille énumère un certain nombre d’acronymes, qui désignent divers bureaux de première responsabilité (BPR). Un BPR est un secteur du ministère qui a le plus de chances de détenir les documents visés par la demande;

  • c) étant donné que le public utilise parfois le formulaire à mauvais escient, toutes les demandes sont envoyées au directeur pour examen, afin qu’il puisse déterminer si elles ont été bien catégorisées comme des demandes de communication de renseignements personnels ou des demandes d’accès à l’information. Dans le cadre de cet examen, et en se fondant sur le texte de la demande, le directeur détermine à quel BPR ou, s’il y en a plusieurs, auxquels BPR la demande doit être confiée en vue d’y répondre;

  • d) une fois que le directeur a pris cette décision, l’équipe de triage envoie la demande, ainsi que la feuille d’assignation dûment remplie, aux représentants de l’AIPRP qui sont situés dans les différents BPR. Ces représentants consultent ensuite les secteurs de programme particuliers qui relèvent de ces BPR en vue d’obtenir les documents demandés. Il incombe aux secteurs de programme eux‑mêmes de faire preuve de la diligence voulue pour trouver les documents;

  • e) il arrive parfois qu’une demande soit renvoyée à la Direction de l’AIPRP en vue d’obtenir des éclaircissements. Dans un tel cas, il est parfois possible que la demande soit renvoyée à son auteur en vue d’obtenir une fourchette de dates précise ou de préciser les recherches;

  • f) une fois que le secteur de programme a obtenu les documents nécessaires et les a envoyés au BPR, celui-ci évalue la teneur des documents et détermine s’ils contiennent, par exemple, des renseignements de tiers ou des informations qui peuvent être soumis au privilège avocat‑client ou au privilège relatif au litige. Le BPR établit ensuite un énoncé d’impact, contenant ses recommandations au sujet des documents et des renseignements qu’ils contiennent, et il renvoie le tout à la Direction de l’AIPRP;

  • g) tous les documents trouvés sont envoyés par les différents secteurs de programme et BPR à la Direction de l’AIPRP, où ils sont numérisés au moyen d’un logiciel d’AIPRP appelé « Redaction ». Ce logiciel regroupe les différents dossiers en un bloc cohésif de documents et le soumet à une convention d’appellation. Les demandes présentées en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels commencent par la lettre « P », tandis que celles qui relèvent de la Loi sur l’accès à l’information commencent par la lettre « A ». Cette lettre est suivie de l’année ainsi que d’un numéro constitutif, ce qui peut ressembler à ceci : « A‑2013‑0001 »;

  • h) une fois que les documents ont été introduits dans le logiciel, l’analyste de l’AIPRP qui a été chargé de répondre à la demande passe en revue les documents et détermine s’il est nécessaire de consulter des tiers. S’il juge que oui, la Direction demande une prorogation de délai. Si non, l’analyste passe en revue le dossier afin de déterminer s’il comporte des dispenses ou des exclusions applicables;

  • i) une fois que ce processus est terminé, les documents sont réunis et transmis à l’auteur de la demande.

[105]  M. Glowinski a expliqué qu’étant donné que l’un des principaux secteurs opérationnels du Ministère a pour tâche de s’occuper de l’enregistrement et des dossiers d’inscription au Registre des Indiens (les dossiers), quand une personne présente une demande en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels à la Direction de l’AIPRP d’AADNC en vue d’obtenir des renseignements à son sujet, comme cela a été le cas pour les demandes de Mme Blackstock, l’un des BPR logiques est le Secteur de la résolution et des affaires individuelles (SRAI). C’est ce secteur qui, sous l’égide du Bureau du registraire des Indiens, tient le SII et les dossiers. Selon M. Glowinski, c’est à cet endroit que la première demande de Mme Blackstock aurait été transmise.

[106]  Mme McLenachan, agente des contestations, des appels et des litiges au Bureau du registraire des Indiens, a fourni un témoignage qui a aidé à clarifier la manière dont on consulte le SII et les dossiers. Selon son témoignage, seuls ont accès au SII les agents d’AADNC, et plus précisément ceux qui travaillent au Bureau du registraire des Indiens, les membres du personnel régional d’AADNC qui travaillent dans les secteurs chargés du Registre d’inscription et des listes des bandes, les administrateurs du Registre des Indiens (ARI), qui sont des employés des conseils tribaux et de bande, de même que les employés de certains ministères avec lesquels AADNC a conclu un protocole d’entente.

  • [107] Pour avoir accès au SII, une personne doit remplir un formulaire d’accès au Système du Registre des Indiens et à ses informations. En remplissant ce formulaire, la personne reconnaît qu’elle ne peut utiliser les informations qu’aux fins pour lesquelles elle en a besoin et que ces informations sont protégées par la Loi sur l’accès à l’information et la Loi sur la protection des renseignements personnels. Le supérieur immédiat de la personne signe ensuite le formulaire, ce qui confirme la demande d’accès.

  • [108] Dans le cas des ARI, le formulaire d’accès est envoyé au personnel du bureau régional d’AADNC, qui veille à ce que le bureau de la bande dispose de mesures de sécurité appropriées avant de transmettre la demande au spécialiste de l’information à l’Administration centrale d’AADNC qui a le pouvoir délégué, pour le compte du registraire des Indiens, d’autoriser l’accès.

  • [109] Dans tous les cas, le niveau d’accès assuré dépend du rôle qu’occupe la personne. Il existe 40 niveaux d’accès, allant du simple accès papier à divers niveaux d’accès à la version électronique du SII. Certains niveaux n’offrent qu’une capacité de lecture, tandis que d’autres offrent une capacité de lecture et d’écriture partielle, ce qui permet d’ajouter des changements, ou une capacité de lecture et d’écriture complète. Dans le cas de certains dossiers, il est également possible de restreindre l’accès. L’ARI d’un conseil tribal, par exemple, n’a accès qu’aux dossiers du SII qui se rapportent aux bandes qu’il administre.

  • [110] Mme McLenachan a déclaré qu’environ 600 personnes ont présentement accès au SII.

  • [111] Mme McLenachan a également décrit la manière d’accéder au SII en réponse à la demande que présente un particulier en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, ce qui est le cas des demandes que Mme Blackstock a présentées. Une fois qu’une demande est transmise au Bureau du registraire des Indiens par la Direction de l’AIPRP, elle est affectée à un agent détenant le niveau et le type d’accès appropriés, qui effectue une recherche en vue de situer les documents qui correspondent à la demande. Cet agent fait ensuite une copie des documents, et cela inclut, le cas échéant, le dossier du SII de l’auteur de la demande. Une analyse de risque des documents est faite et, si l’agent juge qu’il y a lieu de communiquer le dossier, celui‑ci est retransmis à la Direction de l’AIPRP ou à la personne ou la partie qui en a fait la demande. Dans le cas d’une demande émanant de la Direction de l’AIPRP, c’est son bureau qui détermine en fin de compte ce qui doit être communiqué ou non à l’auteur de la demande.

  • [112] Cette preuve, lorsqu’on la combine au témoignage de Mme Fuijkschot, aide à clarifier le processus qu’ont suivi les demandes présentées par Mme Blackstock en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Mme McLenachan a déclaré que le SII ne tient pas de relevé des personnes qui ont accès aux dossiers. Cette preuve concorde avec les conclusions que Mme Fuijkschot a tirées à la suite de son examen interne. Malgré cela, selon les éléments de preuve qu’ont fournis ces témoins, de même que M. Glowinski, il y a eu accès au dossier de Mme Blackstock le 4 novembre 2010 en réponse à sa première demande présentée en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, ainsi que le 17 novembre 2011, par Mme Fuijkschot, dans le cadre de son examen interne. Le dossier relatif à cet examen interne, lequel contient le dossier d’inscription au Registre des Indiens, a été l’objet de demandes présentées en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels et a également été fourni à Mme Blackstock à la suite de sa demande du 12 décembre 2011 en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Le Tribunal a conclu que le témoignage de ces trois personnes était digne de foi.

  • [113] Mme Blackstock a indiqué qu’elle soupçonnait que l’on avait eu accès de manière inopportune à ses dossiers, laissant entendre que l’intimé aurait pu tenter de la discréditer de cette façon, mais aucun des éléments de preuve présentés n’étaye cette prétention. L’accès au SII est restreint et seules les personnes ayant le niveau d’autorisation requis peuvent les consulter. Il a été demandé à Mme McLenachan si la Direction générale de la gestion et du règlement des litiges d’AADNC avait présenté une demande en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels en vue d’avoir accès aux renseignements du SII sur la présente plainte. Elle a répondu que non.

  • [114] L’intimé a également traité de la confusion de Mme Blackstock au sujet des copies de son dossier qu’elle avait reçues en réponse à quelques‑unes de ses demandes, mais pas à toutes, qu’elle avait présentées en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Mme Fuijkschot a expliqué que lorsque le Registraire reçoit plus d’une demande d’une personne, au moment de traiter la seconde demande il examine les documents fournis dans le cadre de la première et évite de produire deux fois les mêmes.

  • [115] La plaignante a fait valoir que l’examen interne que Mme Fuijkschot a mené ainsi que la décision que cette dernière a prise de ne pas communiquer avec Mme Blackstock et de transmettre sans droit les renseignements personnels de Mme Blackstock au commissaire à la protection de la vie privée montre qu’elle a traité Mme Blackstock de manière différente parce que celle‑ci avait déposé une plainte en matière de droits de la personne.

  • [116] Quand on lui a demandé pourquoi elle n’avait pas communiqué ces constatations directement à Mme Blackstock, Mme Fuijkschot a expliqué qu’en s’adressant directement aux médias sans faire part de ses préoccupations à leur bureau au moyen du processus officiel d’examen des plaintes, Mme Blackstock leur avait clairement signifié qu’elle ne voulait pas travailler avec eux. De pair avec le litige actuellement soumis au Tribunal, Mme Fuijkschot a jugé qu’en raison du litige dont le Tribunal était saisi, il lui fallait aborder l’affaire avec prudence de façon à ne pas causer ou provoquer une situation que l’on pourrait mal interpréter. De plus, une fois que la question de la présumée atteinte à la vie privée a été renvoyée au commissaire à la protection de la vie privée, l’affaire n’était plus de son ressort et l’institution ne pouvait plus entrer en contact avec l’auteur de la demande.

  • [117] Il n’est pas nécessaire que le Tribunal se prononce sur la légitimité de cet examen interne ou sur celle de la décision de transmettre les renseignements obtenus par la suite au commissaire à la protection de la vie privée. Le Tribunal doit simplement déterminer si les gestes que Mme Fuijkschot a posés à cet égard sont assimilables ou non à des représailles. De l’avis du Tribunal, le souhait de Mme Fuijkschot de déterminer si son bureau était responsable ou non du présumé accès inopportun au dossier de Mme Blackstock n’est pas fondé dans la plainte, mais plutôt dans les allégations publiques de Mme Blackstock. De plus, le Tribunal n’est pas d’avis que ces gestes sont une forme de traitement défavorable. L’examen interne a été documenté et il a révélé qu’il y avait eu méprise de la part de Mme Blackstock car aucune atteinte à la sécurité n’avait eu lieu. L’allégation de la plaignante selon laquelle cela est assimilable à des représailles est, de l’avis du Tribunal, non corroborée par la preuve.

  • [118] En conclusion, compte tenu du processus opérationnel général et de la manière dont on a eu accès au dossier de Mme Blackstock, le Tribunal conclut que l’explication que l’intimé a donnée est raisonnable. Il conclut donc qu’il n’y a pas eu de représailles en ce qui concerne l’accès au dossier de Mme Blackstock.

  • [119] Le Tribunal signale qu’il semble ressortir de la preuve que Mme Blackstock, le 17 novembre 2011, n’était pas en mesure d’alléguer qu’ils [traduction] « avaient extrait ces renseignements à deux reprises ». À l’époque de son entrevue avec le réseau anglais de la SRC, il semble que l’on n’avait consulté son dossier qu’une seule fois seulement, le 4 novembre 2011, et que c’était à la suite de la demande qu’elle avait présentée en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels pour qu’on lui en envoie une copie. Ce n’est que plus tard qu’elle aurait pu apprendre que l’on avait consulté son dossier une seconde fois, le 11 novembre 2011, soit le jour même que son entrevue, mais uniquement après l’entrevue (qui avait eu lieu dans la matinée). Le Tribunal n’a pas été en mesure de résoudre cette différence en matière de preuve. Cependant, étant donné qu’aucune des conclusions qui précèdent ne s’articule autour de cette allégation, le Tribunal n’a tout simplement accordé aucun poids à cette preuve.

  • [120] Pour les motifs qui précèdent, le Tribunal conclut que la plainte est justifiée par les actes de représailles de l’intimé qui sont liés à l’exclusion de Mme Blackstock de la réunion tenue avec les Chefs de l’Ontario au cabinet du ministre.

  • [121] L’avocat de la plaignante soutient que les faits de l’espèce justifient que le Tribunal accorde, conformément aux paragraphes 53(2) et 53(3) de la Loi, l’indemnité maximale de 20 000 $ pour préjudice moral, ainsi que pour l’exécution d’un acte délibéré ou inconsidéré. La jurisprudence du Tribunal en matière d’adjudication de dommages‑intérêts pécuniaires n’est pas cohérente, mais les affaires dans lesquelles un membre instructeur du Tribunal a décidé d’adjuger l’indemnité maximale prévue de 20 000 $ donnent à penser que l’on ne réserve de telles indemnités qu’aux pires cas (voir Premakumar c. Air Canada, (2002) 42 C.H.R.R. D/63 et Canada (Procureur général) c. Morgan, [1992] 2 CF 401. (CAF)). Par exemple le Tribunal a adjugé une indemnité maximale en application du paragraphe 53(3) dans les affaires suivantes : Johnstone c. Agence des services frontaliers, 2010 TCDP 20, conf. par 2013 CF 113, conf. par 2014 CAF 110; Seeley c. Canadian National Railway, 2010 TCDP 23, conf. par 2013 CF 117, conf. par 2014 CAF 111; Hicks c. Ressources humaines et Développement social Canada, 2013 TCDP 20, conf. par 2015 CF 599. L’avocat de l’intimé soutient que la plainte de représailles fait partie de la principale plainte en matière de droits de la personne et que, de ce fait, l’adjudication d’une somme distincte sous forme de dommages‑intérêts compensatoires serait irrégulière et ne relèverait pas du pouvoir que la loi confère au Tribunal. De plus, soutient-il, une adjudication de dommages‑intérêts à la suite de la plainte de représailles empêcherait de tirer une éventuelle conclusion en matière de dommages‑intérêts à l’égard de la principale plainte en matière de droits de la personne.

  • [122] Comme il a été mentionné plus tôt, l’article 14.1 de la LCDP vise un « acte discriminatoire » spécialisé et distinct, et il oblige à prendre en considération un chef distinct de dommages‑intérêts. (Voir Cassidy, au paragraphe 196). Voir aussi Chopra c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social), 2001 CanLII 8492 (TCDP), au paragraphe 292 et Gainer c. Exportation et Développement Canada, 2006 CF 814 (CanLII), au paragraphe 36).

  • [123] Dans la présente affaire, les sentiments de honte et d’humiliation de Mme Blackstock, dus au rejet professionnel et public qu’elle a subi devant les Chefs de l’Ontario auxquels elle souhaitait donner des conseils, sont compréhensibles et méritent une forme quelconque d’indemnité. Le préjudice moral est difficile à quantifier. Cela dit, lorsqu’une preuve établit l’existence d’un tel préjudice, il faut tenter de l’indemniser (Grant c. Manitoba Telecom Services Inc., 2012 TCDP 10, au paragraphe 115). Le Tribunal conclut que la somme de 10 000 $ constitue une indemnité raisonnable pour le préjudice que Mme Blackstock a subi.

  • [124] Quant au paragraphe 53(3) de la Loi, il ne fait aucun doute que les gestes de l’intimé constituaient un acte délibéré ou inconsidéré. Mme Blackstock a été la seule personne exclue de la réunion, ce qui étaye sa prétention selon laquelle elle a été prise pour cible. Non seulement M. McArthur a-t-il reconnu qu’il était au courant de la plainte, mais il a aussi indiqué qu’il craignait qu’il en soit question lors de la réunion si on laissait Mme Blackstock y participer. Son témoignage a révélé le souhait d’en exclure Mme Blackstock parce qu’elle avait déposé une plainte en matière de droits de la personne, de même qu’un mépris pour les droits que protège la Loi. C’est précisément le genre de situation que l’article 14.1 de la Loi vise à éviter. De l’avis de la présente formation, cette conduite justifie également l’adjudication d’une indemnité de 10 000 $.

  • [125] Pour ces raisons, le Tribunal ordonne :

  • a) conformément à l’alinéa 53(2)e) de la Loi, le Tribunal ordonne à l’intimé de verser à la plaignante une indemnité de 10 000 $ pour préjudice moral;

  • b) conformément au paragraphe 53(3) de la Loi, le Tribunal ordonne à l’intimé de verser à la plaignante une indemnité de 10 000 $ pour son acte délibéré et inconsidéré.

  • [126] La plaignante a demandé au Tribunal, s’il arrivait à une conclusion de responsabilité, d’ordonner à l’intimé de prendre part, en consultation avec la Commission, à un programme de formation destiné à ses employés, conformément à l’alinéa 53(2)a) de la Loi. Le Tribunal est manifestement en faveur de l’idée de rehausser, de façon constante, le degré de connaissance et de sensibilité à l’égard des droits de la personne de divers particuliers, qu’il s’agisse d’employés ou de membres du personnel de supervision et de direction. Dans le cas présent, le fait à l’origine de la conclusion de représailles a été l’exclusion, par M. McArthur, de Mme Blackstock d’une réunion à laquelle elle était en droit de participer, en raison de la plainte qu’elle avait déposée. Les gestes de M. McArthur, même s’ils étaient manifestement fautifs, ne représentaient pas nécessairement ce que d’autres gestionnaires au service de l’intimé auraient fait dans les circonstances. Cela étant, le Tribunal n’estime pas qu’il est nécessaire d’accéder à la demande de la Commission.

  • [127] La plaignante a demandé que le Tribunal rende une ordonnance prescrivant au ministre d’AADNC de présenter des excuses écrites et publiques à Mme Blackstock et à la Société de soutien. Cependant, dans Canada (Procureur général) c. Stevenson, 2003 CFPI 341, aux paragraphes 27 à 35, la Cour fédérale a conclu que la Loi n’habilite pas le Tribunal à rendre une telle ordonnance. La demande d’excuses publiques de la plaignante est donc rejetée.

Signée par

Sophie Marchildon

Présidente de la formation collégiale

 

Réjean Bélanger

Membre instructeur

 

Edward P. Lustig

Membre instructeur

 

Ottawa (Ontario)

Le 5 juin 2015


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal :  T1340/7008

Intitulé de la cause :  Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al. c. Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien)

Date de la décision du tribunal : Le 5 juin 2012

Dates et lieu de l’audience :  Le 28 février 2013
Le 1er mars 2013
Les 15, 16, 17, 19, 22 et 24 juillet 2013
Le 7 août 2013
Ottawa (Ontario)

Comparutions :

Paul Champ et Yavar Hameed , pour la Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada (plaignante)

David Nahwegahbow et Stuart Wuttke, pour l’Assemblée des Premières Nations (plaignante)

Philippe Dufresne, Daniel Poulin, Samar Musallam et Sarah Pentney, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Jonathan Tarlton, Melissa Chan , Patricia MacPhee, Melanie Chartier, Ainslie Harvey et Michelle Casavant, pour l’intimé

Michael Sherry, pour les Chefs de l’Ontario (partie intéressée)

Justin Safayeni, pour Amnistie Internationale (partie intéressée)

 

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