Tribunal canadien des droits de la personne

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Contenu de la décision

Tribunal canadien des droits de la personne

Entre :

Clayton Starblanket

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Service correctionnel du Canada

l'intimé

Décision sur requête

Numéro du dossier : T1754/10911

Membre : Sophie Marchildon

Date : Le 2 octobre 2014

Référence : 2014 TCDP 29


 

Table des matières

 

I............. La plainte et la requête. 2

II........... Analyse. 3

A.           La portée de la plainte et les documents relatifs aux périodes comprises entre 1998 et 2007 et entre 2013 et aujourd’hui 3

(i).......................................... La demande de dépôt du rapport d’enquête publique médico-légale  6

(ii)......................................... La portée de la plainte. 7

(iii)........................................ La divulgation de documents datant de 1998 à 2007 et de 2013 à aujourd’hui 12

(iv)........................................ Le préjudice possible pour l’intimé. 13

B.           Les documents additionnels mentionnés dans des documents déjà divulgués. 15

C.           Les versions non caviardées de certains documents déjà divulgués. 15

D.           Les versions complètes et lisibles de certains documents déjà divulgués. 20

E.           Les renseignements statistiques sur les détenus placés en isolement pendant toute la période en litige  20

F.            Les versions électroniques des documents divulgués. 21

III......... La décision sur requête. 23

 

 

 

 

I.                   La plainte et la requête

[1]               Le plaignant, M. Clayton Starblanket, est un détenu incarcéré dans un établissement fédéral sous l’autorité du Service correctionnel du Canada (le SCC), intimé en l’espèce. Le plaignant fait valoir qu’il souffre de multiples déficiences mentales. Il soutient que l’intimé a adopté des politiques ou des pratiques discriminatoires à l’endroit des détenus ayant des déficiences mentales et qu’il ne répondait pas adéquatement à leurs besoins. Sur ce fondement, le plaignant a déposé une plainte en matière de droits de la personne le 19 mars 2010, affirmant que l’intimé avait commis un acte discriminatoire, au sens de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la LCDP), fondé sur sa déficience.

[2]               Le 1er décembre 2011, conformément à l’article 49 de la LCDP, la Commission a renvoyé la plainte devant le Tribunal pour instruction. La Commission participe à l’audience à titre de représentante de l’intérêt public et elle allègue que l’intimé s’est rendu coupable de discrimination systémique à l’endroit des détenus ayant des déficiences mentales.

[3]               Le 30 mai 2014, la Commission a déposé une requête, demandant à ce qu’on définisse la portée de la plainte dont le Tribunal avait été saisi, étant donné qu’il s’agit d’une question litigieuse entre les parties. Elle demande également à ce que l’intimé divulgue des renseignements supplémentaires.

[4]               À l’appui de sa requête, le 12 septembre 2014, la Commission a également demandé l’autorisation de déposer un rapport d’enquête publique médico-légale relatif au décès d’un détenu, à titre de pièce additionnelle à sa requête.

[5]               La requête de la Commission, et sa demande connexe d’autorisation de déposer une pièce additionnelle à cette requête, fait l’objet de la présente décision sur requête.

II.                Analyse

[6]               Dans sa requête, la Commission demande à l’intimé de divulguer certains documents relatifs à la période comprise entre 1998 et 2007 et à la période comprise entre 2013 et aujourd’hui. Dans le même ordre d’idées, elle demande au Tribunal d’affirmer que la période en cause dans la plainte est comprise entre novembre 1998 et aujourd’hui : toute la période pendant laquelle le plaignant a été incarcéré dans un établissement fédéral.

[7]               En outre, la Commission demande la divulgation des éléments suivants :

         des documents additionnels dont il est fait mention dans des documents déjà divulgués, mais qui n’ont pas été divulgués;

         des versions non caviardées de certains documents déjà divulgués;

         des versions complètes et lisibles de certains documents déjà divulgués;

         des renseignements statistiques sur les détenus placés en isolement pendant la période en cause.

[8]               Pour finir, la Commission demande une ordonnance exigeant de l’intimé qu’il produise les versions électroniques de tous les documents divulgués.

[9]               Le plaignant appuie la requête en divulgation de la Commission et adopte tous les arguments que celle‑ci a avancés.

A.                La portée de la plainte et les documents relatifs aux périodes comprises entre 1998 et 2007 et entre 2013 et aujourd’hui

[10]           Selon la Commission, le plaignant purge actuellement sa seconde peine de ressort fédéral. Il a purgé la première entre novembre 1998 et juin 2002. C’est en juillet 2003 qu’il a commencé à purger sa peine actuelle, toujours en cours. La Commission soutient que, bien que la plainte tourne essentiellement autour d’allégations relatives à l’incarcération du plaignant au début de l’année 2010, un examen des documents qui ont été divulgués jusqu’à présent révèle que les problèmes faisant l’objet de la plainte sont également survenus pendant la première incarcération du plaignant dans un établissement fédéral, et qu’ils continuent jusqu’à aujourd’hui. D’après la Commission, les incidents suivants se sont également produits au cours de la première incarcération du plaignant : le plaignant s’est automutilé et a tenté de se suicider; l’intimé a eu recours à l’isolement à l’endroit du plaignant; le plaignant a fait l’objet de transfèrements entre des pénitenciers et des centres de traitement.

[11]           La Commission est également d’avis que les faits relatifs à la présente plainte soulèvent des questions actuelles de discrimination systémique, dont sont victimes les détenus souffrant de déficiences mentales. Les allégations de discrimination systémique de la Commission portent sur les points suivants : 1) le placement adéquat des détenus ayant des déficiences mentales (c.‑à‑d. des centres de traitement/psychiatriques par opposition aux pénitenciers); 2) la mise en isolement des détenus ayant des déficiences mentales; 3) le traitement des détenus ayant des comportements autodestructeurs chroniques et la prise de mesures d’accommodement à leur endroit; 4) l’accès à des programmes à l’intention des détenus ayant des déficiences mentales.

[12]           Selon la Commission, le fait de restreindre l’examen de la présente plainte à une période de trois mois de l’année 2010 couperait artificiellement cet examen de celui des allégations relatives à des faits survenus avant et après cette période. Par conséquent, en vue d’entendre et d’apprécier pleinement la preuve relative aux allégations soulevées dans la plainte, tant sur le plan individuel que systémique, la Commission demande au Tribunal d’affirmer que la période en cause est la période comprise entre novembre 1998 et aujourd’hui. Étant donné que l’intimé a déjà divulgué des documents relatifs à l’incarcération du plaignant pendant la période comprise entre 2007 et la fin de 2012, la Commission demande également qu’il divulgue les renseignements suivants, pour les périodes comprises entre 1998 et 2007 et entre 2013 et aujourd’hui :

(1)               des dossiers permettant de savoir dans quelles institutions le plaignant a été placé pendant les périodes où il a été incarcéré sous l’autorité du SCC, et de quels transfèrements il a fait l’objet au sein de ces institutions et entre celles‑ci.

(2)               des dossiers permettant de cerner les types et les conditions de l’isolement dans lequel le plaignant a été mis au cours de ses périodes d’incarcération sous l’autorité du SCC (notamment en ce qui concerne le fait d’avoir accès à un programme et de le mener à bien dans le contexte du plan correctionnel du plaignant, et en ce qui a trait à chaque fois où le plaignant a été mis en isolement formel et en isolement, en précisant les périodes exactes de ces mises en isolement).

(3)               des dossiers faisant état de chaque cas consigné d’automutilation ou de tentative de suicide, en plus des rapports psychologiques connexes.

[13]           La Commission affirme qu’il est possible pour l’intimé de fournir ces renseignements dans un format simplifié en passant par son Système de gestion des délinquants (le SGD). À cet égard, la Commission a demandé l’autorisation de déposer une pièce additionnelle dans le contexte de sa requête : un rapport d’enquête publique médico‑légale relative au décès d’un détenu. Selon la Commission, ce rapport contient une définition utile qui pourrait aider le Tribunal et les parties à mieux comprendre ce qu’est le SGD et la pertinence de celui‑ci à l’égard des questions de divulgation.

[14]           Pour sa part, l’intimé soutient qu’il a déjà fourni au plaignant les renseignements du SGD relatifs à la période visée par la plainte. L’intimé affirme que le rôle du Tribunal consiste à se prononcer sur les faits en litige entre les parties, et ceux‑ci doivent être énoncés dans les actes de procédure. En l’espèce, l’intimé prétend que les exposés des précisions tant de la Commission que du plaignant ne contiennent aucun fait ayant trait à un incident précis qui serait survenu avant 2009. L’intimé affirme que, si la plainte a maintenant une portée telle qu’elle comprend des incidents antérieurs à 2009, il en subirait un préjudice parce qu’il ne connaîtrait pas la preuve pesant contre lui. L’intimé fait valoir qu’il subirait également un préjudice en raison du temps écoulé (souvenirs flous, détails oubliés et témoins non disponibles).

[15]           L’intimé fait également valoir que, avant 2007, le plaignant se trouvait dans d’autres institutions, dans d’autres provinces. Par conséquent, il devrait retrouver des témoins dans ces autres provinces, ce qui, selon lui, compliquerait les choses indûment et inutilement. Il ajoute qu’il se pourrait que le Tribunal et les témoins souhaitent voir les installations, et, finalement, qu’il lui faudrait divulguer des dizaines de milliers de documents additionnels. Selon l’intimé, ces éléments ajouteront un nombre considérable de difficultés d’ordre pratique à la présente affaire.

[16]           En outre, l’intimé affirme que le fait d’élargir la portée de la plainte à la présente étape de manière à ce qu’elle comprenne des années qui n’étaient visées ni par la plainte originale, ni par l’enquête de la Commission, ni par le renvoi devant le Tribunal, contrevient à la procédure de résolution des plaintes prévue par la LCDP, notamment au traitement expéditif des plaintes. L’intimée ajoute qu’on ne devrait pas traiter les plaintes en matière de droits de la personne comme on mènerait une commission d’enquête.

[17]           Pour finir, en ce qui a trait à la demande de la Commission visant à déposer le rapport d’enquête publique médico-légale, l’intimé s’oppose au dépôt de ce document et prétend qu’il n’est pas admissible dans le contexte de la présente requête. Il est d’avis qu’aucune question ne se pose à l’égard de ce qu’est le SGD. Même si des questions se posaient, le site Web de l’intimé offre une explication de ce dont il s’agit. Au lieu de cela, l’intimé est d’avis que la Commission tente de déposer des éléments de preuve relatifs à un détenu qui s’est suicidé alors qu’il se trouvait sous la garde de l’intimé afin de le faire mal paraître. Par conséquent, l’intimé considère que le rapport, en l’absence de tout fait ou contexte, est hautement préjudiciable et qu’il soulève des questions en matière de protection de la vie privée, étant donné qu’il y est question d’un autre détenu, et non du plaignant.

(i)                 La demande de dépôt du rapport d’enquête publique médico-légale

[18]           Dans sa demande d’autorisation de dépôt du rapport d’enquête publique médico-légale datée du 12 septembre 2014, la Commission a en fait envoyé le document au Tribunal. Dans un courriel subséquent, daté du 25 septembre 2014, la Commission a expliqué que le rapport ne devait être communiqué qu’aux parties et elle a présenté ses excuses pour cette erreur consistant à l’avoir également envoyé au Tribunal. Toutefois, à ce stade, le Tribunal avait déjà vu le rapport. En dehors de la partie de ce rapport qui traite du SGD, le contenu du rapport n’est pas par ailleurs pertinent dans le contexte de la présente requête. À cet égard, je conviens avec l’intimé du fait que la manière dont le rapport a été communiqué au Tribunal lui a été préjudiciable. Par conséquent, la demande de la Commission de déposer le rapport d’enquête publique médico-légale dans le contexte de la présente requête est rejetée.

[19]           Il n’a pas été tenu compte du rapport d’enquête publique médico-légale pour trancher la présente requête.

(ii)               La portée de la plainte

[20]           La Commission se fonde sur la décision sur requête que le Tribunal a rendue dans Desmarais c. Service correctionnel Canada, 2014 TCDP 5 (Desmarais), pour affirmer que la plainte devrait porter sur la période allant de 1998 à aujourd’hui. Dans l’affaire Desmarais, on a également formulé des allégations de discrimination à l’encontre de l’intimé eu égard à sa manière de traiter les détenus ayant des déficiences mentales. M. Desmarais y allègue que des actes discriminatoires ont été commis, de façon continue, au cours de deux peines fédérales purgées entre 2001 et 2003 et entre 2005 et 2007. En outre, M. Desmarais y allègue que la discrimination dont il a fait l’objet résulte de l’existence de questions systémiques. L’intimé a présenté une requête en radiation des éléments de l’instruction portant sur la discrimination systémique ou, à titre subsidiaire, une requête visant à limiter leur portée aux périodes pendant lesquelles M. Desmarais avait été incarcéré, à savoir entre 2001 et 2003 et entre 2004 et 2006.

[21]           Le Tribunal a conclu que les allégations de discrimination systémique ne pouvaient être établies qu’une fois que les parties auraient eu l’occasion de présenter, lors d’une audience, les éléments de preuve se rapportant à cette affaire. Il n’y avait aucune raison de rejeter ces allégations sur un fondement préliminaire. En outre, le Tribunal n’a vu aucune raison de restreindre la portée des allégations systémiques aux périodes d’incarcération. En se fondant sur l’arrêt Moore c. Colombie‑Britannique (Éducation), 2012 CSC 61 (Moore), de la Cour suprême du Canada, le Tribunal a donné comme motif qu’« une preuve de discrimination systémique commise par le SCC à l’égard de détenus atteints de déficience intellectuelle, pendant les périodes d’incarcération de M. Desmarais et en dehors de ces périodes, [pouvait] appuyer la plainte individuelle de discrimination du plaignant » (Desmarais, au paragraphe 102).

[22]           La question à laquelle le Tribunal a dû répondre dans la décision Desmarais est similaire à la question qui se pose en l’espèce, et, de la même manière, je ne vois pas de raison de restreindre la portée de la présente instruction à la seconde période d’incarcération du plaignant. Bien que tous les faits pertinents qui ont été allégués dans le formulaire de plainte et dans les exposés des précisions tant du plaignant que de la Commission ont trait à des évènements qui sont survenus pendant la seconde période d’incarcération, en 2009-2010, il est fait état de l’expérience vécue par le plaignant lors de la période d’incarcération antérieure à titre de contexte pertinent à l’égard de la manière dont on l’a traité pendant cette seconde période d’incarcération. En fait, le plaignant et la Commission laissent entendre qu’on a traité le plaignant exactement de la même manière pendant ses première et seconde périodes d’incarcération.

[23]           La présente requête ne vise pas à modifier la plainte ou à associer de nouvelles conséquences ou responsabilités à des faits qui sont survenus pendant la première période d’incarcération du plaignant. Je comprends plutôt que la requête de la Commission a pour objet de demander au Tribunal de confirmer qu’il sera tenu compte des faits antérieurs et postérieurs à la période 2009-2010 pour établir quelles conséquences, s’il y en a, devraient être associées aux faits constituant le sujet de la plainte (2009-2010).

[24]           Selon moi, le fait de tenir compte de ce qui est antérieur et postérieur à la période 2009‑2010 pour établir si la présente plainte est fondée se justifie par la nécessité, pour le Tribunal, de comprendre pleinement le contexte dans lequel le plaignant est entré dans le système correctionnel et comment il y a évolué. Dans son exposé des précisions, l’intimé décrit le plaignant comme un délinquant dangereux ayant des antécédents de comportements violents (voir l’Exposé des précisions de l’intimé, daté du 19 septembre 2012, aux paragraphes 3 et 23). Le fait de se concentrer sur la période 2009-2010 et de fonder une audience uniquement sur cette période aurait pour effet de ne pas tenir compte d’éléments de contexte potentiellement pertinents pour toutes les parties. À la fin, cela pourrait également mener à une décision injuste, que la plainte soit fondée ou non. Le plaignant est entré dans le système correctionnel en 1998 et il y est retourné en 2003, et il s’y trouve encore à l’heure actuelle; il est certain que ses antécédents criminels et médicaux sont dans leur ensemble d’une importance primordiale en l’espèce, et c’est ainsi qu’il convient de les considérer. Le fait de ne se concentrer que sur une partie de l’incarcération du plaignant manquerait de contexte et pourrait conduire à des conclusions inexactes. Je note que l’intimé a avancé un argument semblable à l’égard du contexte et des faits relatifs à la demande de la Commission de présenter le rapport d’enquête publique médico-légale.

[25]           Je distingue également la présente instance des agissements d’un plaignant qui déposerait une plainte et y rajouterait constamment de nouvelles allégations, ce qui ferait de cette plainte une cible en mouvement et ce qui, par conséquent, ferait en sorte qu’il serait impossible à l’intimé de connaître la preuve pesant contre lui. Ce n’est pas le cas en l’espèce; les allégations, y compris les articles de la LCDP invoqués et les motifs de discrimination allégués, demeurent inchangées. La demande d’élargissement de la portée de la plainte de la Commission n’introduit pas « fondamentalement une nouvelle plainte » (voir Canada (Procureur général) c. Parent, 2006 CF 1313; Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 1; Cook c. Première nation d’Onion Lake, 2002 CanLII 61849 (TCDP)).

[26]           Dans ses observations relatives à la présente requête, la Commission fait valoir que c’est au cours de la première incarcération du plaignant (1998-2002) qu’on a établi qu’il avait des antécédents d’automutilation et qu’il était suicidaire (voir les Observations écrites de la Commission canadienne des droits de la personne (requête relative à la portée de la divulgation et de la plainte), datées du 29 mai 2014, au paragraphe 8). La Commission allègue que, pendant cette période, le plaignant s’est automutilé à 25 reprises et a commis quatre tentatives de suicide.

[27]           Dans son exposé des précisions, l’intimé fait également référence aux antécédents psychologiques, médicaux et criminels du plaignant, particulièrement en ce qui a trait à sa première période d’incarcération, et ce, afin de mettre les gestes que le plaignant a posés pendant sa seconde période d’incarcération en contexte. Il y a aussi reproduit des extraits de rapports de profil criminel datant d’aussi loin que 1993 afin de situer le contexte. De plus, les passages suivants de cet exposé sont particulièrement pertinents :

[traduction]


3.   Il s’agit d’une plainte d’un détenu ayant de longs antécédents de violence, de nombreuses déclarations de culpabilité au criminel ainsi que des antécédents de grave automutilation. Le comportement instable du plaignant pose de sérieux problèmes au SCC pour ce qui est de prendre des mesures d’accommodement raisonnable sans s’exposer à des difficultés excessives.

4.   Le SCC nie toute discrimination et dit que les menaces et les actes de violence constants de M. Starblanket présentent un risque sérieux pour la sécurité du personnel, d’autres détenus et de M. Starblanket lui-même. Des actes de violence et de graves préjudices ne peuvent être tolérés en aucune circonstance.

15. [...] En d’autres termes, même si la plainte porte sur la période de 2009-2010, il est possible d’observer le même comportement dans les années antérieures.

23. Les antécédents criminels de M. Starblanket sont très longs et pertinents à l’égard de la présente plainte.

30. En 2007 cependant, après sept années dans les Prairies, son comportement s’est aggravé au point où il a été l’objet d’un transfèrement involontaire à l’Unité spéciale de détention (l’USD) de Québec, qui est classée comme un établissement à sécurité renforcée.

(Exposé des précisions de l’intimé, 19 septembre 2012, aux paragraphes 3, 4, 15, 23 et 30.)

[28]           La plainte initiale de même que les exposés des précisions du plaignant et de la Commission font également état du défaut systémique constant de prendre des mesures d’accommodement à l’endroit des détenus souffrant de déficiences, et le plaignant en fait partie. Ce dernier et la Commission demandent que l’on prenne des mesures de redressement en vue de contrer cette discrimination systémique alléguée. Pour cela, il est nécessaire que le Tribunal sache non seulement quelle est la cause de cette discrimination, mais aussi si cette cause existe toujours. À cet égard, je signale également ce que l’intimé a déclaré dans l’affaire Desmarais : « l’affaire Desmarais n’était pas aussi appropriée et aussi justifiée que l’affaire Starblanket, qui est aussi actuellement devant le Tribunal, aux fins d’une analyse de la discrimination systémique touchant les détenus qui sont atteints de déficience intellectuelle » (Desmarais, au paragraphe 110).

[29]           Bien qu’il ne soit peut-être pas nécessaire de prouver qu’il existe de longue date une discrimination systémique alléguée, ou que cette dernière est ancrée dans l’histoire, pour que le plaignant ou la Commission puissent plaider leur cause, ces renseignements peuvent situer le contexte et permettre de mieux saisir la situation dans laquelle se trouve actuellement le plaignant. Quoi qu’il en soit, c’est au plaignant et à la Commission qu’il appartient de décider comment ils veulent présenter leur cause, et il n’y a pas lieu selon moi, à ce stade‑ci, de limiter la portée de la plainte à la seconde période d’incarcération.

[30]           De ce fait, étant donné les observations que les parties ont formulées jusqu’ici ainsi que la nature de la plainte, je suis d’avis que la portée de la plainte peut englober des arguments et des éléments de preuve portant sur la totalité de la période d’incarcération du plaignant auprès de l’intimé : de 1998 jusqu’à aujourd’hui. Cela n’en change ou n’en élargit pas la portée, pas plus que cela ne met le Tribunal dans la position d’une commission d’enquête. Cela confirme plutôt la capacité qu’a chaque partie de présenter sa cause de manière pleine et entière. Le fait d’exclure la première période d’incarcération de la portée de la plainte ou de faire abstraction de la situation actuelle du plaignant pourrait se solder par un processus de recherche des faits artificiel. Il y aurait un risque que l’on fasse d’abstraction d’éléments de l’affaire en apparence importants, comme l’a fait valoir plus tôt la Commission. Ainsi qu’il a été mentionné plus tôt également, il semble que des aspects de la première période d’incarcération du plaignant soient également importants pour la cause de l’intimé. En conséquence, par souci de recherche de la vérité en l’espèce, je crois qu’il est important que le Tribunal comprenne bien les circonstances entourant l’incarcération du plaignant dans son ensemble.

(iii)             La divulgation de documents datant de 1998 à 2007 et de 2013 à aujourd’hui

[31]           Dans le même ordre d’idées, je conclus que les renseignements que la Commission a demandés pour les périodes de 1998 à 2007 et de 2013 à aujourd’hui sont pertinents à l’égard de la portée de la plainte. La demande de la Commission au sujet de documents indiquant les établissements dans lesquels le plaignant a été placé pendant toutes ses périodes d’incarcération et les transfèrements dont il a été l’objet au sein de ces établissements et entre ceux-ci, de même que les documents indiquant les types et les conditions de détention pendant toutes les périodes d’incarcération du plaignant auprès de l’intimé sont directement liés aux allégations de discrimination systémique, et cela inclut l’incarcération appropriée des détenus souffrant d’une déficience mentale et le fait de les placer en isolement. De plus, ainsi qu’il a été mentionné plus tôt, tant le plaignant que la Commission sollicitent en l’espèce des mesures de redressement systémiques. De ce fait, les documents que la Commission souhaite obtenir sont assimilables à une demande raisonnable et légitime de renseignements au sujet des questions en litige et des mesures de redressement qui s’appliquent en l’espèce. L’intimé doit donc divulguer les documents institutionnels et d’isolement du plaignant que demande la Commission.

[32]           Les documents faisant état de chaque incident d’automutilation ou de tentative de suicide qui figure au dossier, en plus des rapports psychologiques connexes, pour la période de 1998 à 2007 ainsi que de 2013 à aujourd’hui, sont eux aussi potentiellement pertinents en l’espèce. Comme il a été mentionné plus tôt, les observations de la Commission sur la présente requête ont trait au fait allégué que c’est lors de la première période d’incarcération du plaignant que l’on a déterminé que celui-ci avait des antécédents d’automutilation et des tendances suicidaires. À cet égard, l’intimé fait également référence dans son exposé des précisions aux antécédents médicaux et psychologiques du plaignant, surtout pendant sa première période d’incarcération, afin de situer le contexte et les antécédents des gestes qu’il a posés pendant la seconde période d’incarcération. En conséquence, à mon avis, les documents faisant état de chaque incident d’automutilation ou de tentative de suicide qui figure au dossier, en plus des rapports psychologiques connexes, pour la période de 1998 à 2007 ainsi que de 2013 à aujourd’hui, sont potentiellement pertinents en l’espèce.

[33]           Dans la mesure du possible, les documents datant de 1998 à 2007 et de 2013 à aujourd’hui devraient être fournis par l’entremise du SGD de l’intimé. Il est ordonné à l’intimé de divulguer ces documents avant le 2 décembre 2014.

(iv)             Le préjudice possible pour l’intimé

[34]           Aux dires de l’intimé, s’il faut maintenant que la portée de la plainte englobe les incidents antérieurs à 2009, il en subira un préjudice, car il ignore la preuve qu’il doit réfuter. Il soutient que le temps écoulé depuis les faits en question (souvenirs flous, détails oubliés et témoins non disponibles) lui serait également préjudiciable.

[35]           Comme il a été mentionné plus tôt, jusqu’ici la plainte porte principalement sur la période 2009-2010 de la seconde incarcération du plaignant. Je suis donc d’avis que l’intimé invoque un argument de préjudice à propos de la portée de la plainte. Cependant, comme il a également été dit plus tôt, la présente requête n’a pas pour but de modifier la plainte ou ne comporte pas de conséquences ou de responsabilités nouvelles se rapportant à des faits survenus lors de la première période d’incarcération du plaignant. Mon interprétation de la requête de la Commission est que cette dernière demande au Tribunal de confirmer que l’on prendra en considération des faits survenus avant et après la période de 2009-2010 en vue de déterminer quelles sont les conséquences, s’il y en a, qui devraient découler des événements qui constituent l’objet de la plainte (2009-2010). Je crois donc que le préjudice possible dont l’intimé fait état peut être réglé par le dépôt d’exposés des précisions modifiés, dans lesquels le plaignant et la Commission devraient exposer en détail les arguments qu’ils entendent soumettre au Tribunal, y compris les aspects de la première période d’incarcération du plaignant qui seront présentés lors de l’audition de la présente affaire. Cela permettra à l’intimé de connaître la preuve qu’il doit réfuter et d’y répondre convenablement.

[36]           Par ailleurs, c’est après que l’on aura présenté des précisions modifiées et, plus encore, une fois que l’on présentera l’affaire à l’audience que l’on appréciera le mieux l’argument de l’intimé au sujet de l’indisponibilité de témoins et du souvenir qu’ils ont de certains évènements, de même que les autres difficultés pratiques possibles que cela suscite sur le plan de la portée de la plainte. À ce moment-là, le Tribunal et l’intimé seront mieux placés pour déterminer si des témoins sont bel et bien disponibles et, dans l’affirmative, le souvenir qu’ils ont de certains événements. Cette démarche est semblable à celle qui a été suivie dans l’affaire Uzoaba c. Canada (Service correctionnel), 1994 CanLII 1636 (TCDP), aux pages 4 à 7, où le Tribunal a eu affaire à une situation analogue à la présente.

[37]           Les autres difficultés pratiques possibles, comme la possibilité d’examiner des installations et la quantité de documents à communiquer, sont conjecturales à ce stade-ci. À cet égard, je signale que la demande de divulgation de la Commission se limitait à des catégories précises de documents (voir, par exemple, le paragraphe 12) et n’était pas de la nature d’une recherche à l’aveuglette. Cependant, s’il se présente bel et bien de telles difficultés pratiques, j’encourage l’intimé à en faire état dès que possible.

[38]           Je signale aussi qu’en dépit de la décision du Tribunal selon laquelle la portée de la plainte peut englober des arguments et des éléments de preuve liés à l’ensemble de la période d’incarcération du plaignant, de même que la divulgation connexe de renseignements à cet égard, cela ne veut pas forcément dire que ces renseignements sont admissibles à l’audience ou ne dénote pas quelle importance, s’il y en a, ils auront pour une décision définitive en l’espèce. C’est pendant ou après l’audience que l’on règle le mieux ces questions.

[39]           Je crois donc qu’il est possible de régler la question du préjudice que l’intimé peut subir en déposant des exposés des précisions modifiés et en appréciant correctement la disponibilité, l’admissibilité et l’importance des éléments de preuve présentés à l’audience. Un calendrier relatif aux exposés des précisions modifiés sera fixé à la suite de la divulgation des documents additionnels qui est ordonnée dans la présente décision sur requête.

B.                 Les documents additionnels mentionnés dans des documents déjà divulgués

[40]           La Commission demande que l’on divulgue 75 éléments additionnels, dont l’existence a été révélée lors d’un examen de certains éléments déjà divulgués. Parmi les documents demandés, 33 des éléments concernent des documents précis, tandis que les autres demandent des détails liés à un incident ou à une période par voie de documentation.

[41]           L’intimé indique que, dans le cas d’un grand nombre des documents, les demandes excèdent la fourchette de dates applicable, conformément à ses observations sur la portée de la plainte. Pour ce qui est des autres éléments demandant des détails liés à un incident ou à une période, l’intimé soutient qu’il est tenu de communiquer des documents, et non des détails. De plus, ajoute-t-il, la meilleure façon de répondre aux questions relatives à des détails additionnels est d’interroger des témoins à l’audience. Pour les autres documents que demande la Commission, l’intimé convient de chercher des documents additionnels ou de citer des documents déjà divulgués.

[42]           Comme j’ai décidé plus tôt qu’il y avait lieu de divulguer les documents datant de 1998 à 2007 et de 2013 à aujourd’hui, tout document additionnel se rapportant à la présente demande doit maintenant être communiqué. Pour ce qui est des documents restants, l’intimé a convenu de chercher des documents additionnels ou de citer des documents déjà divulgués. Il est ordonné à l’intimé de répondre à cette demande de documents additionnels avant le 2 novembre 2014.

C.                Les versions non caviardées de certains documents déjà divulgués

[43]           La Commission se préoccupe de passages caviardés dans certains documents où l’on fait état de lieux (dans des établissements, des établissements particuliers en général, et même des palais de justice), de noms de membres du personnel et d’incidents mettant en cause des membres du personnel, des questions de nature psychologique et d’autres sujets qui se situent au cœur des questions soulevées en l’espèce. La Commission ajoute que cela est spécialement le cas lorsque les copies de documents caviardés ne sont pas elles aussi caviardées ou le sont différemment, ce qui dénote donc des incohérences dans le recours à cette pratique. Elle reconnaît toutefois que les noms d’autres détenus, d’indicateurs ou d’autres personnes ne sont pas nécessaires pour les besoins de la présente affaire et qu’ils pourraient donc rester caviardés. La Commission demande donc que l’on divulgue les versions non caviardées de certains documents, à l’exception des noms d’autres détenus.

[44]           L’intimé scinde en quatre catégories sa réponse aux documents que demande la Commission : 1) les documents peu pertinents sur d’autres détenus, qui ont été mal classés dans les dossiers du plaignant; 2) les copies de documents que l’intimé a caviardées différemment; 3) les documents pour lesquels il acceptera de supprimer ou de réduire les caviardages; 4) les documents à l’égard desquels il invoque l’immunité pour cause d’intérêt public.

[45]           En ce qui concerne la première catégorie, l’intimé explique qu’il a divulgué des documents qui, par erreur, ont été mal classés dans les dossiers du plaignant, mais qui ne sont pas pertinents, car ils concernent d’autres détenus. Selon l’intimé, la seule raison pour laquelle ces documents ont été inscrits est qu’il avait été impossible de les examiner avant de les inscrire en raison de leur grand nombre et du délai de divulgation. Il soutient avoir simplement énuméré chacun des documents contenus dans les dossiers du plaignant et avoir ensuite, avant de produire les documents en question, procédé à leur examen et caviardé ce qu’il était nécessaire de caviarder. Il a décidé de caviarder simplement le document tout entier afin de ne pas perturber la numérotation des documents en le retirant de la liste.

[46]           Selon l’intimé, la deuxième catégorie de documents caviardés se compose de copies de documents, mais comportant moins de caviardages, sinon aucun. Il explique que ces documents ont été vérifiés par des employés distincts et que, en dépit des efforts d’uniformisation qui ont été faits, les caviardages effectués dans certaine copies de documents n’étaient pas les mêmes. Il soutient que la Commission peut simplement se fonder sur la version qui comporte moins de caviardages, sinon aucun.

[47]           Pour ce qui est de la troisième catégorie de documents caviardés, l’intimé convient de supprimer ou de réduire considérablement les caviardages. Il espère que la Commission jugera ces changements satisfaisants; sinon, il sera peut-être nécessaire à son avis de produire d’autres observations.

[48]           Du point de vue de l’intimé, c’est la quatrième catégorie de documents qui est matière à controverse et dans laquelle il est peu disposé à supprimer des caviardages. Il soutient que ces sept documents traitent de façon générale de l’identité d’indicateurs et de cas d’incompatibilité, ainsi que des circonstances connexes. À son avis, le droit accorde une protection importante aux indicateurs dans le système de justice pénale, y compris un privilège relatif aux indicateurs. Il a attesté par écrit, comme le prévoit l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada, que les renseignements ne devraient pas être divulgués pour des raisons d’intérêt public. L’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada est ainsi rédigé :

37. (1) Sous réserve des articles 38 à 38.16, tout ministre fédéral ou tout fonctionnaire peut s’opposer à la divulgation de renseignements auprès d’un tribunal, d’un organisme ou d’une personne ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements, en attestant verbalement ou par écrit devant eux que, pour des raisons d’intérêt public déterminées, ces renseignements ne devraient pas être divulgués.

(1.1) En cas d’opposition, le tribunal, l’organisme ou la personne veille à ce que les renseignements ne soient pas divulgués, sauf en conformité avec la présente loi.

(2) Si l’opposition est portée devant une cour supérieure, celle-ci peut décider la question.

(3) Si l’opposition est portée devant un tribunal, un organisme ou une personne qui ne constituent pas une cour supérieure, la question peut être décidée, sur demande, par :

a) la Cour fédérale, dans les cas où l’organisme ou la personne investis du pouvoir de contraindre à la production de renseignements sous le régime d’une loi fédérale ne constituent pas un tribunal régi par le droit d’une province;

b) la division ou le tribunal de première instance de la cour supérieure de la province dans le ressort de laquelle le tribunal, l’organisme ou la personne ont compétence, dans les autres cas.

[49]           Dans le même ordre d’idées, l’intimé invoque également l’article 58 de la LCDP :

58. (1) Sous réserve du paragraphe (2), dans le cas où un ministre fédéral ou une autre personne intéressée s’oppose à la divulgation de renseignements demandée par l’enquêteur ou le membre instructeur, la Commission peut demander à la Cour fédérale de statuer sur la question et celle-ci peut prendre les mesures qu’elle juge indiquées.

(2) Il est disposé de l’opposition à divulgation en conformité avec la Loi sur la preuve au Canada dans les cas suivants :

a) le ministre fédéral ou un fonctionnaire porte son opposition au titre du paragraphe (1) dans le cadre des articles 37 à 37.3 ou 39 de cette loi;

b) dans les quatre-vingt-dix jours suivant la demande de la Commission à la Cour fédérale, le ministre fédéral ou un fonctionnaire s’oppose à la divulgation dans le cadre des articles 37 à 37.3 ou 39 de cette loi;

c) en tout état de cause, l’opposition à divulgation est portée, ou un certificat est délivré, en conformité avec les articles 38 à 38.13 de cette loi.

Selon l’intimé, comme les documents caviardés déclenchent l’application de l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada et de l’article 58 de la LCDP, le Tribunal n’a pas le pouvoir d’ordonner que l’on supprime les caviardages. Il soutient que, compte tenu de ces dispositions, c’est la Cour fédérale, et non le Tribunal, qui a compétence sur la divulgation de renseignements à l’égard desquels on revendique un privilège fondé sur l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada.

[50]           Malgré les attestations écrites de l’intimé, la Commission conteste le privilège revendiqué. Elle allègue que le Tribunal a compétence pour décider si – et dans quelle mesure – des privilèges précis s’appliquent en common law. Elle soutient de ce fait qu’il serait préférable de traiter en premier du privilège revendiqué en common law, plutôt que de retarder davantage le déroulement de l’instance en invoquant le processus exposé dans la Loi sur la preuve au Canada. À l’appui de cette thèse, la Commission se fonde sur la décision sur requête du Tribunal dans l’affaire Alliance de la fonction publique du Canada c. Canada (Ministre du Personnel du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest), 2000 CanLII 28887 (TCDP) (AFPC).

[51]           Pour ce qui est des trois premières catégories de documents que l’intimé a indiquées, les explications de ce dernier paraissent raisonnables et acceptables. S’il subsiste encore des questions non réglées au sujet de ces documents, le plaignant ou la Commission pourront les soulever à la prochaine conférence téléphonique.

[52]           En ce qui concerne la quatrième catégorie de documents, l’intimé a attesté par écrit, aux termes de l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada, qu’il y a sept documents qu’il ne faudrait pas divulguer pour des raisons d’intérêt public déterminées. Comme il l’a fait, selon moi, l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada et l’article 58 de la LCDP sont bien clairs : le Tribunal n’a pas compétence pour traiter des objections de la Commission quant au privilège revendiqué par l’intimé à l’égard de ces sept documents. Le recours approprié dont dispose la Commission, si elle souhaite poursuivre l’affaire, est de présenter une demande à la Cour fédérale.

[53]           Même si la Commission invoque la décision sur requête AFPC à l’appui de la thèse selon laquelle le Tribunal devrait se prononcer en premier sur la question du privilège, avant de s’adresser à la Cour fédérale, il convient de signaler que cette décision a été infirmée dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Canada (Commission des droits de la personne) c. Territoires du Nord-Ouest, 2000 CanLII 16337 (CF) (AFPC (CF)); confirmée pour d’autres motifs par 2001 CAF 259). La Cour fédérale a conclu que le Tribunal avait commis une erreur de droit en décidant qu’elle avait le pouvoir de statuer sur les oppositions à la divulgation de renseignements gouvernementaux pour des raisons d’immunité d’intérêt public lorsque celles-ci étaient formulées par le gouvernement fédéral ou par l’un de ses organismes. Comme l’a déclaré la Cour fédérale : « [u]ne opposition de cette nature doit être traitée conformément aux art. 37 à 39 de la [Loi sur la preuve au Canada] […] » et, en conséquence, le Tribunal n’a aucun pouvoir autre que de laisser la décision au soin de la Cour fédérale (AFPC (CF), aux paragraphes 35 et 40). Le Tribunal a également suivi cette voie dans Warman c. Lemire, 2007 TCDP 21. C’est donc dire que le Tribunal décline avoir compétence pour traiter des oppositions de la Commission quant au privilège fondé sur l’article 37 de Loi sur la preuve au Canada que revendique l’intimé à l’égard de sept documents.

D.                Les versions complètes et lisibles de certains documents déjà divulgués

[54]           La Commission soutient que l’avocat de l’intimé s’est engagé à renvoyer ces documents en mars 2014; cependant, comme ces documents n’ont pas encore été reçus et vu les difficultés longues et continues que suscitent les questions de divulgation en l’espèce, la Commission demande que le Tribunal ordonne la divulgation des éléments.

[55]           L’intimé déclare qu’il s’occupe d’obtenir de meilleures copies des documents, s’il y en an, et certaines, soutient-il, ont déjà été fournies.

[56]           Compte tenu du temps requis pour fournir des copies lisibles des documents que demande la Commission, s’il y en a, le Tribunal ordonne à l’intimé de fournir les documents avant le 2 novembre 2014.

E.                 Les renseignements statistiques sur les détenus placés en isolement pendant toute la période en litige

[57]           Selon la Commission, l’incarcération de détenus souffrant d’une déficience mentale est l’une des principales questions en jeu dans la présente affaire, tant pour ce qui est des allégations individuelles que des allégations systémiques. Elle soutient donc que les renseignements statistiques sur les détenus placés en isolement pendant toute la période en litige sont directement liés au litige et contribuent également à faire la preuve de l’existence de régimes discriminatoires, à titre tant individuel que systémique.

[58]           Dans la mesure où des statistiques sont pertinentes à l’égard des questions soulevées, l’avocat de l’intimé a demandé que le SCC les fournisse et il a fait savoir qu’il les transmettra à toutes les parties.

[59]           Comme cet aspect semble réglé, il en sera question à la prochaine conférence téléphonique, et, si les statistiques n’ont pas été fournies à ce moment‑là, le Tribunal fixera un délai pour leur divulgation.

F.                 Les versions électroniques des documents divulgués

[60]           D’après la Commission, depuis la décision sur requête d’octobre 2013 par laquelle le Tribunal a rejeté la requête visant à obtenir une preuve électronique de l’intimé à l’audience (Starblanket c. Service correctionnel du Canada, 2013 TCDP 28 (Starblanket (audience électronique)), l’avocat de l’intimé refuse de divulguer d’autres documents sous forme électronique, et ce, ajoute la Commission, même s’il a déjà en main une version électronique des documents divulgués. De l’avis de la Commission, l’équité procédurale exige non seulement que les documents soient divulgués, mais aussi qu’ils le soient sous une forme facile à utiliser en vue de se préparer à une audience. C’est-à-dire que la forme sous laquelle les éléments de preuve sont présentés à l’audience proprement dite ne dicte pas sous quelle forme les documents doivent être divulgués au stade préalable à l’audience de l’instance du Tribunal.

[61]           La Commission soutient que le refus de l’intimé de divulguer les versions électroniques sera un gaspillage inutile des ressources humaines et financières de la Commission, parce qu’il faudra que le personnel de soutien procède au balayage de tous les documents non électroniques, tant pour les intégrer dans les dossiers de la Commission que pour les communiquer à son expert. Elle ajoute que cela est inacceptable, compte tenu de son mandat d’agir dans l’intérêt du public et du fait qu’elle dispose pour ses activités de ressources financières publiques limitées.

[62]           De l’avis de l’intimé, les Règles de procédure du Tribunal (03-05-04) (les Règles) n’exigent pas que des documents soient déposés et signifiés sous une forme particulière; habituellement, ils sont divulgués sous forme imprimée, sauf si les parties en conviennent autrement. D’après l’intimé, le Tribunal a conclu que l’on se servirait de versions imprimées à l’audience, et il n’est pas logique d’obliger par la suite une partie à communiquer des documents sous une forme autre qu’imprimée. À son avis, une telle mesure ajoute des coûts inutiles et fait échec au mandat qu’a le Tribunal d’agir de manière expéditive et informelle.

[63]           La décision sur requête qui a été rendue dans l’affaire Starblanket (audience électronique) au sujet de la requête de l’intimé en vue d’obtenir une audience électronique avait trait à la présentation de la preuve à l’audience, et non au format des documents au stade de la divulgation. La distinction est importante, et je ne puis donc souscrire au point de vue de l’intimé sur la question. Si l’on examine les Règles du Tribunal, il y a une nette distinction entre les stades « divulgation » et « audience » des instances du Tribunal. L’article 6 des Règles porte sur les exposés des précisions ainsi que sur la divulgation et la production de la preuve. Je signale en particulier l’alinéa 9(3)c) et le paragraphe 9(4) des Règles, qui clarifient et confirment la distinction qui existe entre l’étape de la divulgation et celle de l’audience :

9(3) À défaut d’obtenir l’autorisation du membre instructeur, laquelle doit être accordée à des conditions conformes aux fins énoncées au paragraphe 1(1), et sous réserve du droit d’une partie de présenter les éléments de preuve en réplique,

[...]

c.         une partie ne peut produire en preuve à l’audience un document qu’elle n’a pas divulgué et produit conformément à la règle 6;

9(4) À défaut du consentement des parties, un document figurant dans un cahier de preuve documentaire ne peut devenir un élément de preuve tant qu’il n’a pas été présenté à l’audience et admis en preuve par le membre instructeur.

[64]           L’intimé a raison de mentionner que les Règles ne précisent pas la manière dont la production doit avoir lieu, mais le Tribunal a conclu que « l’objet des règles et, plus généralement, les principes d’équité exigent que la divulgation et la production de documents soient suffisantes pour que chaque partie ait la possibilité pleine et entière de se faire entendre » (Grand Chef Stan Louttit en sa qualité de représentant des Premières Nations du Conseil Mushkegowuk et Grand Chef Stan Louttit en sa qualité personnelle c. Procureur général du Canada, 2013 TCDP 3, au paragraphe 14). La divulgation de documents électroniques assisterait la Commission à cet égard, et il semble que l’intimé puisse disposer facilement des documents sous forme électronique. Même si ce dernier soutient que la production de documents électroniques ajoutera des coûts inutiles et fait échec au mandat qu’a le Tribunal d’agir de manière expéditive et informelle, il n’explique pas pourquoi il en est ainsi. À en juger par les arguments de la Commission, il semble que c’est cette dernière qui subit un préjudice plus grave à cet égard.

[65]           Par conséquent, dans les cas où l’intimé a fourni des documents sous forme électronique ou les cas où il a converti des documents sous forme électronique, il produira ces documents au plaignant et à la Commission sous cette forme. Cela vaut aussi pour les documents qu’il a déjà produits. L’intimé aura jusqu’au 2 novembre 2014 pour reproduire et fournir ces documents sous forme électronique.

III.             La décision sur requête

[66]           Conformément aux motifs qui précèdent, le Tribunal ordonne :

(1)               L’intimé est tenu de divulguer les renseignements qui suivent pour les périodes de 1998 à 2007 et de 2013 à aujourd’hui :

a.       les dossiers permettant de savoir dans quelles institutions le plaignant a été placé pendant les périodes où il a été incarcéré sous l’autorité du SCC, et de quels transfèrements il a fait l’objet au sein de ces institutions et entre celles‑ci;

b.      les dossiers permettant de cerner les types et les conditions de l’isolement dans lequel le plaignant a été mis au cours de ses périodes d’incarcération sous l’autorité du SCC (notamment en ce qui concerne le fait d’avoir accès à un programme et de le mener à bien dans le contexte du plan correctionnel du plaignant, et en ce qui a trait à chaque fois où le plaignant a été mis en isolement formel et en isolement, en précisant les périodes exactes de ces mises en isolement);

 

c.       les dossiers faisant état de chaque cas consigné d’automutilation ou de tentative de suicide, en plus des rapports psychologiques connexes

(2)               Dans la mesure du possible, les documents mentionnés au point 1) qui précède doivent être fournis par l’entremise du SGD de l’intimé avant le 2 décembre 2014.

(3)               L’intimé est tenu de divulguer les documents, s’il y en a, qui répondent à la demande de la Commission au sujet de 75 éléments additionnels, dont l’existence a été révélée lors d’un examen de certains éléments déjà divulgués. Le Tribunal ordonne à l’intimé d’effectuer cette divulgation avant le 2 novembre 2014.

(4)               L’intimé est tenu de divulguer une copie lisible, s’il y en a, des documents qui ont déjà été divulgués (et que la Commission a demandés). Le Tribunal ordonne à l’intimé de fournir ces documents avant le 2 novembre 2014.

(5)               Dans les cas où des documents ont été fournis à l’intimé sous forme électronique ou les cas où il a converti des documents sous forme électronique, il est tenu de produire ces documents au plaignant et à la Commission sous cette forme. Cela vaut également pour les documents que l’intimé a déjà produits. Ce dernier aura jusqu’au 2 novembre 2014 pour reproduire ces documents sous forme électronique.

 

Signée par

Sophie Marchildon

Juge administrative

Ottawa (Ontario)

Le 2 octobre 2014

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