Tribunal canadien des droits de la personne

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CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE

RICHARD WARMAN

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

ELDON WARMAN

l'intimé

MOTIFS DE LA DÉCISION

2005 TCDP 36
2005/09/23

MEMBRE INSTRUCTEUR : M. Paul Groarke

[TRADUCTION]

I. INTRODUCTION

A. La signification

II. LES FAITS

A. L'historique

B. Les messages affichés

III. LA RESPONSABILITÉ

A. Interprétation générale

(i) Le droit interdisant les messages haineux

(ii) Les exigences de l'article 13

IV. LA SANCTION PÉCUNIAIRE

A. Les questions constitutionnelles

(i) Taylor

(ii) Zündel

(iii) Schnell

(iv) Kyburz

(v) Conclusions

B. La fourchette

V. LA DÉCISION

A. La responsabilité

B. La sanction

I. INTRODUCTION

[1] On allègue dans la présente plainte qu'Eldon Warman a contrevenu à l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi) en affichant dans Internet des messages antisémites. Le 27 avril 2005, au cours de l'audience, j'ai rendu la décision suivante quant à la responsabilité.

[Traduction]

LE PRÉSIDENT :

[...] J'ai examiné les éléments de preuve ainsi que la jurisprudence soumis par la Commission. Je suis convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que les messages qui ont été déposés en preuve constituent des communications provenant d'Eldon Warman au sens de l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

Mon rôle n'est pas de réglementer le libre échange des idées. Il existe peut-être un élément de débat politique légitime dans les messages déposés en preuve et l'intimé a droit à ses opinions. Toutefois, un certain nombre des messages affichés dépassent les paramètres juridiques du débat public et contreviennent aux dispositions de la Loi.

À mon avis, ce sont les sentiments exprimés dans ces messages qui posent problème. Les messages affichés par l'intimé expriment une haine flagrante envers les Juifs. Ils rabaissent et diffament les Juifs. Ils fomentent la haine et le mépris. Ils frappent au cur de la dignité de tout être humain et préjudicient à l'intérêt public.

Je suis convaincu du bien-fondé de la plainte et je remettrai les motifs écrits aux parties à une date ultérieure.

Nous avons donc une conclusion de responsabilité. Je crois que, sur le plan de l'ordonnance, je vais passer à l'ordonnance, puis, j'entendrai la Commission.

L'ORDONNANCE DU TRIBUNAL

J'ai déjà entendu les parties quant à l'indemnisation et il n'est pas nécessaire que l'on fasse d'autres observations quant à la demande visant à obtenir la délivrance d'une ordonnance en vertu de l'alinéa 54(1)a) et de l'alinéa 53(2)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Je suis disposé à délivrer une ordonnance suivant les modalités générales énoncées dans la décision rendue par le Tribunal dans Warman c. Kyburz, 2003 TCDP 18, paragraphe 83.

Par les présentes, j'ordonne à l'intimé, Eldon Warman, lequel s'est identifié comme étant Eldon-Gerald de la famille Warman, de mettre fin à sa pratique discriminatoire, qui consiste à afficher dans Internet des messages ou autres documents susceptibles d'exposer les Juifs ou tout autre membre d'un groupe identifiable, qu'il soit racial, religieux ou ethnique, à la haine ou au mépris.

Je demande à la Commission de m'accorder une ordonnance officielle. (T. 344)

[2] J'ai remis à plus tard le prononcé de ma décision sur la question de la sanction et j'ai informé les parties que je leur fournirais des motifs écrits à une date ultérieure.

A. La signification

[3] La Commission et le Tribunal ont signifié maintes fois à Eldon Warman des documents ayant trait à l'audience. Celui-ci a continuellement évité la signification. Un tableau exposant les détails des nombreuses tentatives de signification à M. Warman a été déposé pendant l'audience comme pièce T-5. La pièce T-5 est jointe en annexe à la présente décision.

[4] Un ensemble de documents a été retourné au Tribunal le 20 avril 2005. Il comprend un AVIS qui mentionne notamment ce qui suit :

[Traduction]

Il semble que ces documents soient importants pour vous, alors je vous les retourne intacts et non ouverts. S'ils m'étaient destinés, je refuse par les présentes votre offre de contrat, ou de tout contrat présumé, concernant votre présumé droit de compétence sur ma personne.

[5] Dans ce même avis, Eldon Warman conteste l'utilisation de son nom et déclare que la personne à laquelle on renvoie dans son certificat de naissance est une fiction juridique, une propriété de la Couronne du chef de la province du Nouveau-Brunswick.

[6] Le 31 mars 2005, Eldon Warman s'est fait personnellement signifier des documents par la Commission. Cette signification a donné lieu à une sorte d'altercation. Dans son affidavit, l'huissier déclare qu'il a signifié des documents à Eldon Warman puis qu'il a commencé à s'éloigner.

[Traduction]

L'intimé s'est alors emparé d'une roche qui était à peu près grosse comme sa main. Je me suis retourné et je l'ai prévenu que s'il me touchait je porterais des accusations de voies de fait contre lui. Il a déclaré ce qui suit : [Traduction] Vous ne pouvez pas porter d'accusation de voies de fait contre moi parce que je vais vous tuer. J'ai alors couru jusqu'à ma voiture, puis j'ai quitté le secteur.

Ce qui précède semble refléter l'attitude de M. Warman envers la présente instance.

[7] Dans un autre affidavit, il est mentionné que le Tribunal a tenté à huit reprises de signifier personnellement des documents à Eldon Warman. J'ai par la suite délivré une ordonnance autorisant la signification substitutive. À plusieurs reprises, des documents ont été apposés sur la porte principale de la résidence de M. Warman. Je suis convaincu qu'Eldon Warman est au courant de l'existence de la présente instance et qu'il a choisi de ne pas y participer.

[8] Les tentatives de signification à Eldon Warman se sont poursuivies après que la question de la responsabilité fut tranchée. J'ai insisté pour que la Commission signifie un avis à Eldon Warman qu'elle demandait une sanction pécuniaire de 10 000 $ en vertu du paragraphe 54(2) de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Bien que la Commission fut incapable de mener à bien la signification personnelle, cet avis, ainsi que mon ordonnance de cesser et de s'abstenir, furent collés à l'aide d'un ruban adhésif à la porte de M. Warman.

[9] Je crois que la situation en l'espèce est plus qu'une simple tentative de se soustraire à la signification. Il s'agit vraiment d'une question de reconnaissance. Selon la preuve en l'espèce, Eldon Warman refuse d'accepter la compétence des cours de justice ainsi que celle des autres institutions juridiques au Canada. Je crois qu'il est clair qu'il n'accepte pas la compétence du Tribunal en la matière.

II. LES FAITS

A. L'historique

[10] Le plaignant, Richard Warman, n'a aucun lien de parenté avec l'intimé. Il a informé le Tribunal que, depuis 15 ans il fait campagne contre la propagande haineuse. Il y a environ cinq ans, il a concentré ses efforts sur Internet. Bien qu'il ne soit pas reconnu comme un expert, je lui ai permis de donner certains renseignements quant aux documents déposés en preuve.

[11] Richard Warman a informé le Tribunal qu'il existe un mouvement appelé [Traduction] homme libre ou [Traduction] citoyens souverains. La pensée de ce mouvement comporte des éléments du Posse Commitatus. Ses promoteurs croient que la seule source légitime de pouvoir se situe au niveau régional. Cela a donné naissance au mouvement De-tax, lequel croit que les impôts établis par le gouvernement sont contraires à la loi. On estime dans ce mouvement que l'imposition contrevient à la Grande Charte.

[12] Eldon Warman est un personnage influent du mouvement De-tax. Il a reçu une certaine attention de la part des médias et il a donné des séminaires qui expliquent pourquoi personne n'est tenu de payer des impôts. La preuve démontre qu'il exploite un site Web appelé ©Detax Canada® dans lequel il donne des conseils aux gens sur la façon de cesser de payer des impôts [Traduction] de façon permanente, efficace, légale. On trouve ce site Web à l'adresse suivante : www.detaxcanada.org.

[13] Ce site Web fait la promotion d'un libertarianisme radical, lequel situe les droits individuels au dessus de l'engagement moral du gouvernement. Le site Web englobe un mélange d'éléments de moralité, de droit et de politique et il exhorte les gens à ne pas payer d'impôt, à refaire du Canada [Traduction] un pays libre et à rétablir les [Traduction] DROITS INDIVIDUELS sacrés des Canadiens. Un certain nombre des messages sont plutôt banals, comme par exemple la qualification de l'ADRC, l'Agence des douanes et du revenu du Canada, de bande de [Traduction] sales cannibales et d'animaux enragés.

[14] Le site Web conteste la légitimité du système juridique. Il est mentionné ce qui suit dans l'un des encadrés de la page d'accueil :

VOUS ÊTES VICTIME DE HAUTE TRAHISON

Les juges constituent l'un des principaux éléments de cette TRAHISON envers les Canadiens

Les juges canadiens utilisent un [Traduction] guide du mouvement antigouvernemental conçu par les Américains dans le but de priver les citoyens canadiens souverains de leurs droits sacrés au sein du système judiciaire canadien, lequel est en fait contrôlé par la finance - contrôlé par le Inner Temple de la City de Londres, une entité étrangère ennemie.

[15] La menace est palpable. Il est mentionné ce qui suit dans un autre encadré : [Traduction] Vous avez le droit de vous servir de la force meurtrière pour mettre fin à ces actes illicites dont vous êtes victimes. On émet la sombre idée que la souveraineté de la population doit être restaurée.

[16] Une section du site Web est consacrée à la création d'une [Traduction] Magna Carta canadienne qui énumèrerait les [Traduction] griefs de la population canadienne. On y prétend ce qui suit : le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux sont [Traduction] illégitimes, la Loi constitutionnelle de 1982 [Traduction] est une véritable FRAUDE, les Canadiens [Traduction] ont été transformés en esclaves des grandes sociétés commerciales par la [Traduction] dette écrasante de ces gouvernements, laquelle repose [Traduction] sur de la fausse monnaie empruntée auprès de banquiers étrangers.

[17] Il semble que le discours antisémite commence à partir de là. On prétend, dans le même document, que les [Traduction] voyous des banques de la City de Londres ont usurpé le pouvoir qui revient à la Couronne britannique et se servent du système d'imposition pour se générer des revenus. Il ressort d'autres documents que l'expression voyous des banques fait allusion aux intérêts juifs. On prétend, toujours dans le site Web, que notre gouvernement a été corrompu par un complot illicite monté par les juifs et les francs-maçons.

[18] Je veux être équitable. Dans le site Web, on tente de séparer ce genre de théorie du complot de toute opinion raciale, ethnique ou religieuse. Une phrase dans le site mentionne ce qui suit : [Traduction] Je n'ai aucune animosité envers quelque groupe ethnique, racial ou religieux que ce soit, au Canada ou ailleurs.

B. Les messages affichés

[19] La preuve de fond contre Eldon Warman a principalement consisté en copies de courriels affichés sur des sites publics. Ces messages ont été recueillis par le plaignant grâce à l'utilisation de moteurs de recherche. Un certain nombre de ces messages figuraient dans des babillards et dans des groupes de discussion, classés par sujet. Un certain nombre des messages ont été copiés dans un article de discussion et collés dans un autre.

[20] Le nom d'Eldon Warman figure dans les messages affichés. L'identité de l'auteur des messages peut également être inférée des adresses de retour ainsi que de la teneur des messages. Les premiers messages faisaient mention de deux adresses : egwarman@hotmail.com et warmael@hotmail.com. Eldon Warman utilisait cette dernière adresse lorsqu'il a inscrit le site Web www.detaxcanada.org dans le registre de nom de domaines whois. Une troisième adresse est mentionnée dans les derniers messages, c'est-à-dire à partir de 2002 : egwarman@outgun.com. Cette adresse figure dans le site Web Detax.

[21] Les messages vont tous dans le même sens. L'auteur utilise le même langage et retourne à maintes reprises aux mêmes thèmes. Je crois que, à partir de la multitude de sources dont je suis saisi, en l'absence de tout autre élément de preuve, je peux tirer la conclusion qu'Eldon Warman est l'auteur de ces messages. Ce serait pure spéculation que de conclure autrement.

[22] Les messages qui ont été déposés en preuve décrivent les Juifs comme des ennemis. Eldon Warman attribue la responsabilité de certains maux au peuple juif. Ces maux vont des cliniques d'avortement au génocide du Rwanda. On y fait des allusions méprisantes à la tradition juive. Le Talmud est qualifié de [Traduction] littérature haineuse et d'[Traduction] infâme déchet du rabbin de la synagogue de Satan.

[23] La plupart des messages proviennent de conversations électroniques qui ont eu lieu dans Internet. Eldon Warman répond ce qui suit à une personne, un fonctionnaire peut-être :

[Traduction]

Alors, toi, sale TRAÎTRE de BÂTARD de juif sioniste - que penses-tu de ça pour un antiédomite, ou [...] un antisémite, si tu préfères [...] si tu représentes ce qu'on appelle un sémite, alors tu peux me croire que je suis un antisémite [...] que je ne tolère aucunement les déchets de JUIFS ASSASSINS NAZIS SIONISTES, comme toi Freddie. Un crétin qui s'évertue à tenter de garder les Canadiens en esclavage et à détruire les Canadiens ainsi que leurs familles.

De nombreux propos haineux figurent dans ce message.

[24] Eldon Warman dégrade le peuple juif. Dans un autre message, il répond ce qui suit à un correspondant :

Criswell, continue de fourrer des petits pédés, comme bon juif sioniste que, de toute évidence, tu es.

[25] Un autre correspondant affirme qu'Eldon Warman est un malade mental. Celui-ci répond ce qui suit au correspondant :

[Traduction]

Il semble que je fasse vraiment chier aux Juifs leur MERDE DE COCHON au lieu de faire ce qu'ils font de mieux, c'est-à-dire la déclarer cacher et la manger [...] Et, puissent leurs bébés se faire égorger dans leurs cliniques d'avortement juives.

Le ton des messages est déshumanisant.

[26] Le message le plus troublant se trouve à la page 131 de la transcription :

[Traduction]

MME PHILLIPS : Lisez donc le dernier paragraphe, M. Warman.

[RICHARD] WARMAN : Le dernier paragraphe est ainsi formulé :

Joe le Juif, merci de rappeler aux Canadiens et aux Américains de lire et de se rafraîchir la mémoire quant à ce que vous, les JUIFS NAZIS SIONISTES avez fait aux Américains. C'est dommage que nous n'ayons pas davantage besoin de savon et d'abat-jour, mais, je suppose qu'il serait difficile de faire sortir la puanteur de merde de cochon de cette graisse dégueulasse.

Eldon Warman

LE PRÉSIDENT : Soyons clairs. De quelle citation s'agit-il? - Je crois que je comprend. Il s'agit d'une autre personne qui a affiché un message qu'Eldon Warman avait déjà envoyé dans le passé? Il semble que ce soit cela.

MME PHILLIPS : Il me semble que Joe, cette personne qui a écrit un long courriel, a affiché dans la suite thématique de ce babillard un message qui a été affiché dans le passé par M. Warman et il l'a porté à nouveau à l'attention des personnes qui discutent actuellement sur le babillard pour leur donner une idée du genre de personne qu'est M. Eldon Warman, puis, à la partie que M. Richard Warman vient tout juste de lire, M. Eldon Warman remercie Joe pour avoir fait ce rappel aux Canadiens.

LE PRÉSIDENT : Donc, une sorte de débat ou de discussion a lieu et une personne retourne en arrière et affiche ce message qui a déjà été affiché antérieurement par Eldon Warman - et voilà ce qu'était son message - puis, évidemment, M. Eldon Warman revient et répond à ce message particulier. Je crois que je comprends

M. [RICHARD] WARMAN : Oui.

Ce message a été affiché pour la première fois en 1999. Il était daté du 8 mai 2002.

[27] J'ai permis à Richard Warman d'expliquer qu'Eldon Warman faisait allusion au fait que l'on fabriquait des abat-jour ainsi que du savon avec les corps des Juifs morts dans les camps de concentration du Troisième Reich. Eldon Warman exploitait manifestement les associations de ce genre afin de démontrer jusqu'à quel point il est fidèle à ses opinions politiques. S'il avait besoin d'insinuations racistes pour faire avancer son programme politique, il était prêt à les utiliser.

[28] Il y a des passages dans lesquels Eldon Warman nie être raciste. Il tente souvent de se protéger des accusations de racisme en faisant une distinction entre Juifs et Juifs sionistes. Dans l'un de ses messages, il affirme que sa vie ne tourne pas autour de la haine des Juifs et il tient les propos qui suivent :

[Traduction]

[...] J'ai très peur pour mes petits enfants ainsi que pour le monde dans lequel ils doivent tenter de mener une vie utile - et non pas de mener une vie d'esclaves des voyous des banques juifs sionistes.

[29] Un certain nombre des messages comprennent des commentaires politiques légitimes. Ils sont toutefois remplis d'injures. Eldon Warman parle de [Traduction] George Bush, le Fuhrer non élu des États-Unis enjuivés comme étant le chef d'une [Traduction] bande de voyous NAZIS en uniforme.

[30] Je constate le début d'une nuance ici, mais cela n'a pas d'importance. Il y a un programme raciste dans les messages. Je crois qu'il est impossible de séparer l'attitude d'Eldon Warman envers les Juifs sionistes de son antipathie générale envers le peuple juif. Les messages incitent à la haine.

III. LA RESPONSABILITÉ

A. Interprétation générale

[31] Le paragraphe 13(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne est ainsi libellé :

13. (1) Constitue un acte discriminatoire le fait, pour une personne [...] d'utiliser [...] un téléphone de façon répétée [...] pour aborder ou faire aborder des questions susceptibles d'exposer à la haine ou au mépris des personnes appartenant à un groupe identifiable sur la base des critères énoncés à l'article 3 [motifs de distinction illicite].

Le paragraphe 13(2) étend le champ d'application de cette disposition aux communications dans Internet.

[32] Il me semble qu'il est erroné de considérer l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne comme une restriction légale indépendante. Cet article a pour objet d'imposer un certain nombre de limites nécessaires et raisonnables à notre liberté d'expression. Il circonscrit notre liberté. Cela est important pour les fins de l'analyse car cela signifie qu'un tribunal qui applique l'article doit se fonder sur la prémisse que les personnes peuvent s'exprimer librement. Il s'agit de déterminer les limites de cette liberté.

[33] Il est clair que cette liberté d'expression fait partie du droit fondamental. L'article 19 de la Déclaration universelle des droits de l'homme (A.G. Rés. 217 A (III), Doc. A/810 N.U. (1948)) déclare que tout individu a le droit de recevoir et de répandre, sans considération de frontière, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit. Le paragraphe 19(2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (19 décembre 1966, 999 R.T.N.U. 171) est ainsi libellé :

19(2) Toute personne a droit à la liberté d'expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.

Le paragraphe 19(3) soumet ces libertés à certaines restrictions qui sont nécessaires au respect des droits ou de la réputation d'autrui.

[34] Le droit interne utilise le même paradigme. Ce concept de liberté d'expression a toujours occupé une place importante dans notre tradition démocratique. Il a été enchâssé à l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés qui est ainsi libellé :

2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes :

b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication;

[35] Dans l'arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, [1990] 3 R.C.S. 892, la Cour suprême a reconnu que l'article 13 contrevenait à cette disposition. Il s'agit toutefois d'une limite raisonnable au sens de l'article premier de la Charte dont la justification peut se démontrer dans une société libre et démocratique.

[36] J'estime tout simplement qu'un tribunal qui applique l'article 13 de la Charte canadienne des droits de la personne a la tâche délicate de déterminer les limites de nos libertés fondamentales. Cet exercice exige que l'on soupèse avec soin les valeurs constitutionnelles menacées par cette application. Je ne crois pas que j'exagère lorsque j'affirme qu'un tribunal ayant omis de tenir compte des facteurs constitutionnels qui entrent en jeu dans cet exercice a probablement mal appliqué l'article 13.

(i) Le droit interdisant les messages haineux

[37] Le mécanisme juridique qui trouve son expression dans l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne prend sa source dans le droit international. L'article 7 de la Déclaration universelle des droits de l'homme est ainsi libellé :

7. Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi. Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination.

La prétention que certaines personnes ne méritent pas un traitement égal contrevient à ce genre de disposition.

[38] Il existe une loi qui interdit les déclarations qui répandent la haine. Le paragraphe 20(2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques est ainsi libellé :

20(2) Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l'hostilité ou à la violence est interdit par la loi.

L'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne tombe sous les auspices de cet article.

[39] L'alinéa 4a) de la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (21 déc. 1965, 66 R.T.N.U. 195) est plus explicite. Il exige que les États parties s'engagent notamment :

4a) À déclarer délits punissables par la loi toute diffusion d'idées sur la supériorité ou la haine raciale [...]

La Loi canadienne sur les droits de la personne a été conçue afin de faire respecter le principe de l'égalité. L'article 13 et les dispositions connexes réalisent cet objectif en empêchant la fomentation de la haine et en retirant d'Internet les éléments offensants au sens juridique.

[40] L'article 13 décrit la communication de messages haineux comme étant une forme de discrimination. Il y a des raisons à cela. Les lois qui interdisent la dissémination de la haine tirent leur origine du droit qu'ont les personnes de vivre sans être soumises à la haine et à l'inégalité. Je crois que le législateur a adopté la position que les bonnes relations qui constituent le fondement de la société civile reposent sur la croyance que les personnes appartenant à des groupes différents sont égales. Il s'agit-là d'un précepte juridique et politique fondamental. Toute autre opinion est illégitime.

(ii) Les exigences de l'article 13

[41] L'objet visé par l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne consiste à retirer les éléments d'expression dangereux du débat public. Le retrait de ces éléments d'expression du débat public favorise l'égalité, la tolérance et la dignité de la personne. Il protège également les membres des minorités du préjudice psychologique causé par la dissémination d'opinions raciales. Ces opinions sont inévitablement source de préjudice, de discrimination et risquent d'engendrer la violence physique.

[42] Les mots exposer, haine et mépris ont leur sens ordinaire et le seul commentaire que je ferais est que les préoccupations quant à la haine dans le contexte de la Loi canadienne sur les droits de la personne découlent du fait que la haine à l'égard des autres met en péril leur égalité. Les messages interdits par l'article privent les victimes de leur dignité en tant que personne et justifient leur traitement inégal. On ne peut pas tolérer cela.

[43] Le mot mépris comprend cette association d'infériorité. Il suffit que les documents soient susceptibles d'exposer une personne à la haine ou au mépris. On exige néanmoins une certaine gravité pour justifier une violation de la liberté d'expression. Je ne crois pas que l'article vise les propos frivoles ou sans conséquence.

[44] Je suis convaincu que les exigences de l'article ont été satisfaites en l'espèce. La fréquence des messages et la nature de leur affichage dans Internet suffisent à satisfaire à l'exigence voulant qu'ils aient été répétés.

[45] Le Tribunal doit également éviter de discuter de textes religieux. La liberté de religion comprend la liberté d'exprimer son désaccord. J'ajouterais néanmoins que la promulgation d'opinions qui favorisent une attitude méprisante envers les textes religieux fondamentaux est susceptible d'exposer à la haine ou au mépris les groupes qui considèrent ces textes comme étant sacrés.

[46] J'ai déjà délivré une ordonnance de cesser et de s'abstenir. Le Tribunal a été informé par la Commission que le matériel a été retiré d'Internet. L'objet fondamental visé par la Loi a donc été réalisé.

IV. LA SANCTION PÉCUNIAIRE

[47] La Commission des droits de la personne demande également l'imposition d'une sanction pécuniaire en vertu de l'alinéa 54(1)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne qui est ainsi libellé :

54(1) Le membre instructeur qui juge fondée une plainte tombant sous le coup de l'article 13 peut rendre :

c) une ordonnance imposant une sanction pécuniaire d'au plus 10 000 $.

La Commission demande l'imposition de la sanction pécuniaire maximale de 10 000 $.

[48] Le paragraphe 54(1.1) énumère un certain nombre de facteurs dont le Tribunal doit tenir compte lorsqu'il examine la sanction pécuniaire à imposer en vertu de cette disposition.

54(1.1) Il tient compte, avant d'imposer la sanction pécuniaire visée

à l'alinéa (1)c) :

  1. de la nature et de la gravité de l'acte discriminatoire ainsi que des circonstances l'entourant;
  2. bde la nature délibérée de l'acte, des antécédents discriminatoires de son auteur et de sa capacité de payer.

La jurisprudence est trop limitée pour que l'on puisse y trouver une orientation autre que celle que l'on trouve dans les dispositions qui précèdent.

A. Les questions constitutionnelles

[49] J'ai d'abord cru que les questions constitutionnelles soulevées dans le cas de l'alinéa 54(1)c) avaient été tranchées. Lorsque j'ai examiné la jurisprudence, j'ai découvert que ce n'était pas le cas.

(i) Taylor

[50] La constitutionalité de l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne a été confirmée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Taylor, précité, dans lequel celle-ci a conclu que l'article 13 visait à prévenir le préjudice causé par les messages haineux. Ce n'est qu'en 1998 que la sanction pécuniaire prévue à l'alinéa 54(1)c) a été ajoutée. Je ne vois rien dans l'arrêt Taylor qui parle de la constitutionalité de la disposition relative à la sanction pécuniaire.

(ii) Zündel

[51] Le Tribunal a rendu deux décisions qui traitent de la constitutionalité de l'article 13. La première est Citron c. Zündel, [2002] T.C.D.P. no 1. Toutefois, les commentaires formulés par le Tribunal dans Zündel sont des remarques incidentes; toutefois, comme la plainte a été déposée avant l'entrée en vigueur de la disposition relative à la sanction pécuniaire, le Tribunal a tout simplement statué que la disposition n'avait pas d'effet rétroactif.

[52] Les opinions exprimées par le Tribunal dans Zündel quant au mandat qui lui est conféré par l'article 13 sont néanmoins instructives. Au paragraphe 256, le Tribunal a conclu que les juges majoritaires dans Taylor ont établi une nette distinction entre une plainte déposée en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne et une infraction au Code criminel. Il a ensuite cité le passage suivant tiré de l'arrêt Taylor, page 917 :

Il est essentiel [...] de reconnaître qu'en tant qu'outil expressément conçu pour empêcher la propagation des préjugés et pour favoriser la tolérance et l'égalité au sein de la collectivité, la Loi canadienne sur les droits de la personne diffère nettement du Code criminel. La législation sur les droits de la personne, et en particulier le par. 13(1), n'a pas pour objet de faire exercer contre une personne fautive le plein pouvoir de l'État dans le but de lui infliger un châtiment. Au contraire, les dispositions des lois sur les droits de la personne tendent plutôt, en règle générale, à éviter ce genre d'affrontement en permettant autant que possible un règlement par voie de conciliation et, lorsqu'il y a discrimination, en prévoyant des redressements destinés davantage à indemniser la victime.

Je crois que le Tribunal a eu raison de centrer son attention sur cet aspect de l'arrêt Taylor.

(iii) Schnell

[53] Le Tribunal a réexaminé la question dans la décision Schnell c. Machiavelli and Associates Emprize Inc., [2002] T.C.D.P. no 21, laquelle fut rendue après l'entrée en vigueur de la disposition relative à la sanction pécuniaire. L'argument présenté à M. Sinclair était que l'introduction de la disposition relative à la sanction pécuniaire avait compromis la constitutionalité de l'article 13. L'intimé a prétendu que l'article ne pouvait plus être justifié au sens de l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés.

[54] Je partage l'avis du Tribunal dans Schnell que cet argument doit être rejeté. M. Sinclair a conclu que l'adoption de l'alinéa 54(1)c) a poussé l'article 13 plus près de ses limites constitutionnelles. Il a néanmoins estimé que la décision rendue par la Cour suprême dans Taylor n'a pas été touchée par l'introduction de la disposition relative à la sanction pécuniaire. Par conséquent, l'importance de la décision Schnell est qu'elle réaffirme la constitutionalité de l'article 13.

[55] Je crois que le point important dans le présent contexte est que les deux dispositions sont séparables. La disposition relative à la sanction pécuniaire comporte peut-être des vices, abstraction faite de l'article 13. Par conséquent, je crois que les questions relatives à l'alinéa 54(1)c) n'ont pas été réglées.

[56] Il existe d'autres différences. Dans Schnell, la Commission n'a demandé aucune sanction pécuniaire et le Tribunal a refusé d'exercer sa compétence sur ce fondement, il est donc permis de penser que l'affaire était devenue théorique. M. Sinclair était également préoccupé par le peu de renseignements dont il disposait pour établir ce qui constitue une sanction convenable.

[57] Je crois qu'une décision concernant la validité de l'alinéa 54(1)c) doit être rendue dans une cause où un tribunal est appelé à imposer une sanction. Il y a plusieurs raisons à cela, la principale étant que, tant qu'il n'est pas obligé de l'imposer, il est impossible pour un membre d'apprécier parfaitement l'importance d'une telle sanction. L'incompatibilité des opinions ne change rien à cela.

(iv) Kyburz

[58] La seule cause dans laquelle le Tribunal a imposé une sanction pécuniaire en vertu de l'alinéa 54(1)c) est Warman c. Kyburz, [2003] T.C.D.P. no 18. La constitutionalité de la disposition relative à la sanction pécuniaire n'a pas été contestée dans cette cause. Cela est apparemment dû au fait que M. Kyburz n'a pas comparu.

[59] La différence entre la présente cause et Kyburz, précitée, est que je me sens obligé de porter les questions de ce genre à l'attention des parties. Cela est peut-être attribuable en partie au fait que les circonstances de l'espèce sont moins impérieuses que les circonstances dans Kyburz. Cela met en avant-plan la question de la Charte.

[60] Je suis néanmoins d'accord avec le Tribunal, dans Kyburz, qui a déclaré que l'imposition d'une sanction pécuniaire en vertu de l'alinéa 54(1)c) amène le Tribunal bien à l'extérieur des paramètres normaux de sa compétence. Le Tribunal a conclu ce qui suit au paragraphe 94 :

Les indemnités spéciales accordées en vertu de l'alinéa 54(1)b) à l'égard des plaintes relevant de l'article 13 visent à indemniser les personnes expressément nommées dans les messages haineux. Par contraste, les sanctions pécuniaires imposées en vertu de l'alinéa 54(1)c) de la Loi se veulent l'expression de l'opprobre de la société à l'égard du comportement de la partie intimée.

C'est la culpabilité morale du comportement de l'intimé qui entraîne la sanction.

[61] Il est révélateur que, dans Kyburz, le Tribunal a été incapable d'appliquer la disposition relative à la sanction pécuniaire sans utiliser le langage du droit criminel. Le Tribunal parle de la sanction comme une amende et qualifie la violation de la Loi par l'intimé de première infraction. Il est impossible d'échapper aux corrélations qui existent entre le processus de détermination de la peine dans les cours criminelles et l'imposition d'une sanction en vertu du paragraphe 54(2).

(v) Conclusions

[62] Il ressort de mon examen de la jurisprudence que les questions concernant la validité constitutionnelle de l'alinéa 54(1)c) n'ont pas été réglées, et ce, en dépit du fait que la disposition limite manifestement la liberté d'expression garantie par la Charte canadienne des droits et libertés de la personne. Le facteur qui distingue la présente cause des autres causes est que, en l'espèce, les questions manifestes sont d'ordre constitutionnelle. Ces questions ressortent de la loi à première vue.

[63] Le problème est qu'Eldon Warman refuse de reconnaître la compétence du Tribunal, voire même le système juridique dans son ensemble. Il a choisi de ne pas participer à l'instruction. Par conséquent, les questions qui auraient dû être soulevées par l'intimé lors de la présentation de sa preuve n'ont jamais été traitées.

[64] Je ne peux dire que très peu de chose à ce propos. La Commission a affirmé qu'Eldon Warman devait accepter les conséquences de sa décision de ne pas participer. Il ne devrait pas être récompensé pour avoir omis de comparaître. Je suis d'accord avec la Commission, mais je ne vois pas comment cela a une incidence sur la situation dans laquelle je me trouve. L'intimé a perdu l'occasion de traiter les questions soulevées à l'instruction. Cela s'applique autant aux questions constitutionnelles qu'aux autres questions en litige en l'espèce. Je ne vois pas comment cela peut être considéré comme un avantage ou une récompense.

[65] J'estime regrettable que l'intimé ait refusé de participer au processus. Cela ne le prive pas de son droit à une audience équitable et je crois qu'il incombe au Tribunal de voir à ce que les questions soulevées lors de la présentation de sa preuve soient examinées correctement. L'intimé ne renonce pas à son droit à une discussion appropriée des questions en litige et il ne perd pas ses libertés fondamentales garanties par la Charte des droits, tout simplement parce qu'il refuse de comparaître. Eldon Warman jouit de ses droits et de ses libertés. Que cela lui plaise ou non, la justice naturelle s'applique toujours.

[66] On ne peut nier qu'un tribunal qui exerce la compétence que lui confère l'alinéa 54(1)c) fixe des limites à la portée de notre liberté d'expression garantie par l'alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés. La question non réglée en l'espèce est de savoir si ces limites peuvent être justifiées en vertu de l'article premier de la Charte. Un certain nombre de points pourraient être soulevés dans ce contexte.

[67] Le premier point est qu'il existe différentes formes d'expression, lesquelles ne sont pas toutes protégées au même degré par la constitution. Même avant l'entrée en vigueur de la Charte, les tribunaux ont donné à penser que le Canada était doté d'une déclaration des droits implicite qui protège le discours politique. Cela est important parce que le dialogue auquel M. Warman a participé dans Internet est fondamentalement politique. Il est peut-être pernicieux et source de division. Il n'en demeure pas moins un dialogue politique.

[68] Le deuxième point est que, dans l'arrêt Taylor, la Cour suprême a confirmé les dispositions de la Charte canadienne des droits qui ont trait aux messages haineux au motif que la Loi est réparatrice. Par conséquent, je crois que, à un moment donné dans l'évolution du droit, la Commission est tenue d'expliquer en quoi l'alinéa 54(1)c) s'intègre dans le régime de réparation de la Loi. Le Tribunal a déjà reconnu à un certain nombre d'occasions que la disposition relative à la sanction pécuniaire s'écarte de l'économie de la Loi.

[69] Il n'y a rien d'accessoire dans cela. La sanction pécuniaire prévue à l'alinéa 54(1)c) est intrinsèquement punitive. Elle vise à décourager les personnes qui voudraient porter atteinte à l'égalité vitale sur laquelle les relations dans la société sont fondées. L'importance de la sanction ne devrait pas être minimisée. Une amende de 10 000 $ pour avoir exprimé ses opinions n'a rien d'insignifiant. Cela expose l'intimé à toutes les rigueurs de l'indemnisation et des procédures d'outrage.

[70] La situation pourrait être différente si la sanction pécuniaire pouvait être interprétée comme étant une forme de dommages-intérêts majorés ou comme une autre forme d'indemnisation. Cela poserait moins problème si la sanction pécuniaire était utilisée pour atténuer les problèmes associés aux messages haineux. On m'a toutefois informé que la somme est payable au receveur général et qu'elle doit être versée au compte des recettes générales. Elle n'est pas versée à l'éducation, ni à un fonds de victimes, ni à une mesure d'indemnisation quelconque.

[71] Le troisième point a trait à la répartition ordinaire des fonctions décisionnelles dans notre système de justice. D'ordinaire, on laisse aux cours criminelles la tâche de punir les personnes qui commettent des préjudices moraux. Il y a des raisons à cela. Il existe des mesures de protection institutionnelles au sein du processus criminel qui en font une juridiction plus indiquée pour la poursuite d'une sanction contre une personne qui aurait tenu des propos inadmissibles.

[72] L'instance devant le Tribunal est de nature civile. La présente plainte a été déposée par un particulier contre un autre particulier. L'objet visé par la tenue d'une instruction en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne n'est pas de mesurer le blâme moral associé aux actes d'un intimé. Elle vise à remédier à la discrimination. La tâche d'imposer un châtiment et d'évaluer une sanction pécuniaire ne relève pas du champ normal d'application des responsabilités du Tribunal.

[73] Cela explique certaines des différences qui existent entre les deux arènes quant au processus. En cours criminelles, les faits doivent être établis hors de tout doute raisonnable plutôt que selon la prépondérance des probabilités. Il est clair que même si un Tribunal a certains doutes quant à la culpabilité d'un intimé-je crois que culpabilité est le mot qui convient en l'espèce-il peut malgré cela imposer la sanction pécuniaire prévue à l'alinéa 54(1)c). Rien n'empêche le plaignant ou la Commission de demander que l'on porte des accusations criminelles si elles sont justifiées.

[74] La question d'ordre constitutionnelle qui se pose consiste à savoir si la liberté d'expression de l'intimé peut être limitée de cette façon sans le genre de garantie procédurale et institutionnelle qui existe en matière criminelle. Le droit criminel prévoit une norme de preuve plus élevée, la preuve de la mens rea, et l'application stricte des règles de preuve. C'est une chose que de punir une personne après un procès en cour criminelle, avec toutes les protections que le droit accorde à l'accusé, mais c'est une toute autre chose de faire cela dans le cadre d'un processus conçu pour d'autres fins.

[75] On aurait tort de s'étendre davantage à ce stade-ci du processus. Je veux tout simplement énumérer un certain nombre des questions qui doivent être tranchées si le plaignant et la Commission désirent se prévaloir de la disposition relative à la sanction pécuniaire. Je me sens obligé d'ajouter que l'ensemble de ces questions relève de l'intérêt public en vertu de l'article 51 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Cela donne à penser que la Commission est tenue, à tout le moins, de traiter ces questions.

B. La fourchette

[76] Il y a une deuxième catégorie de question qui est soulevée en vertu de l'alinéa 54(1)c). Elle est soulevée par le fait que l'imposition de la sanction maximale est réservée aux pires cas. Il doit y avoir une fourchette. Cela pose un problème en l'espèce car on ne m'a cité aucune source fiable de jurisprudence à partir de laquelle je pourrais décider où la sanction se situe sur la fourchette des possibilités. Je crois que les tribunaux antérieurs ont rencontré des difficultés semblables.

[77] Ces préoccupations sont mises en évidence par le fait que la présente plainte a été déposée par un plaignant privé. On aurait tort d'évaluer les sanctions contre des intimés au cas par cas. Je ne vois pas comment un tribunal peut évaluer une sanction équitable contre Eldon Warman sans un certain nombre de moyens permettant d'établir une comparaison entre la présente cause et les autres causes qui ont pu être soulevées en vertu de la disposition. On pourrait avoirs recours à un témoignage d'expert qui pourrait à tout le moins établir la nature et la fréquence des messages haineux accessibles dans Internet.

[78] Il existe peut-être de la jurisprudence en droit criminel qui puisse servir de fondement à une analyse. Il y a, par exemple, la cause plutôt célèbre R. c. Ahenakew, [2005] S.J. no 439 (C. prov. Sask.), laquelle fait présentement l'objet d'un appel, dans laquelle l'accusé a été reconnu coupable d'avoir fomenté la haine en décrivant les Juifs comme étant une maladie. L'accusé a été condamné à payer une amende de 1 000 $. La différence avec la présente cause est troublante. En l'espèce, la Commission demande l'imposition d'une amende de 10 000 $, dans un processus civil, par contumace, sans les protections du processus criminel.

[79] À titre d'exemple, je ne mentionne qu'Ahenakew. Je ne peux pas me prononcer sur ce qui constituerait une sanction adéquate dans la présente cause. J'affirme tout simplement que la Commission est tenue de fournir au Tribunal des renseignements qui établiraient où une cause se situe dans la gamme de causes qui pourraient être soumises au Tribunal. On pourrait néanmoins penser que les sanctions imposées en droit criminel et le droit en matière de droits de la personne devraient être conformes. Il s'agit d'une question de proportionnalité.

[80] Je suis conscient que le paragraphe 54(2) énumère un certain nombre de facteurs qui doivent être pris en compte par le Tribunal. Bien que cela fournisse un certain nombre de critères utiles, il me semble que tout tribunal conscient de ses obligations se reporterait à ces facteurs, avec ou sans directive législative. Cela importe peu. Ces facteurs ne peuvent pas fournir les points de référence dont on a besoin pour établir la fourchette pertinente. Il faut analyser un ensemble de faits précis.

[81] Tout ceci est aggravé, encore une fois, par une absence totale d'observations de la part de l'intimé. Je réalise que l'intimé doit être tenu responsable de cela. Toutefois, cela ne fait pas pour autant d'une amende inappropriée une amende appropriée et cela demeure toujours un problème. Je soupçonne que la véritable solution consiste à contraindre l'intimé à comparaître. Toutefois, cela donne à entendre que l'exercice devrait être effectué dans un forum où une certaine forme de présence est obligatoire.

V. LA DÉCISION

A. La responsabilité

[82] Je ne vois pas comment l'analyse prima facie dans la jurisprudence s'applique aux messages haineux. Cela importe peu. Les messages affichés sont offensants au sens de l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le plaignant et la Commission ont satisfait à la norme de preuve exigée et la plainte est fondée.

[83] L'objectif principal de l'article 13 est de retirer le matériel répugnant et, si j'ose dire, dangereux, du débat public. La véritable question qui se pose quant à la responsabilité est de savoir si le matériel est offensant : les questions de culpabilité sont secondaires et les responsabilités du Tribunal consistent principalement à garder les canaux de liberté d'expression libres de messages qui menacent les fondations normatives de notre société.

[84] Le matériel dont je suis saisi va à l'encontre du principe que tout le monde est égal. Il s'agit de l'un des principes sur lequel repose l'ordre juridique et social. Considérés dans leur ensemble, les messages affichés vilipendent les Juifs. Le thème est que les Juifs font partie d'une conspiration diabolique. Je crois que cela alimente une sorte d'hostilité raciale, ethnique ou religieuse qui présente des dangers pour la société dans son ensemble.

[85] Il existe un autre facteur. Le matériel dont je suis saisi indique clairement que l'intimé n'accepte pas la légitimité du système juridique et politique. En effet, il y a une insertion dans les messages affichés dans laquelle on conteste la validité des lois qui protègent les membres des minorités contre la discrimination, le harcèlement et l'expression flagrante de haine. Je crois qu'il s'agit d'une circonstance aggravante qui rend le matériel encore plus offensant.

[86] Je ne fais aucun commentaire sur les arguments politiques qui figurent dans le matériel dont je suis saisi. Eldon Warman vit dans une société libre et il a droit à ses opinions, peu importe ce que je peux en penser. Je ne voudrais pas limiter le discours politique qui est essentiel au bon fonctionnement d'une société libre et démocratique.

[87] Le Tribunal devrait se garder d'aborder la question des textes religieux. La liberté de religion comprend la liberté de dissidence. J'ajouterais néanmoins que la promulgation d'opinions qui encouragent une attitude outrageante envers les textes religieux fondamentaux est susceptible de soumettre à la haine et au mépris les groupes qui considèrent ces textes comme sacrés.

[88] J'ai déjà délivré une ordonnance de cesser et de s'abstenir. Le Tribunal a été informé par la Commission que le matériel a été retiré d'Internet. Les objets fondamentaux visés par la Loi ont donc été satisfaits.

B. La sanction

[89] Il est évident qu'il ne m'est pas possible de traiter la demande d'imposition d'une sanction en vertu de l'alinéa 54(1)c) sans que l'on formule d'autres observations. Par conséquent, je réserve ma compétence sur la cause pendant 30 jours afin de donner l'occasion au plaignant ainsi qu'à la Commission de décider s'ils désirent répondre à mes préoccupations. S'ils désirent formuler d'autres observations, je crois qu'ils devraient fournir l'avis constitutionnel prévu au paragraphe 9(7) des Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne.

[90] J'ordonne que l'on remette à Eldon Warman, par signification indirecte, une copie de la présente décision.

M. Paul Groarke

Ottawa (Ontario)

Le 23 septembre 2005

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL :

T998/11804

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Richard Warman c. Eldon Warman

DATE ET LIEU
DE L'AUDIENCE :

Les 25 au 27 avril 2005
Le 26 mai 2005
Ottawa (Ontario)

DATE DE LA DÉCISION
DU TRIBUNAL :

Le 23 septembre 2005

ONT COMPARU :

Richard Warman

En son propre nom

Valerie Phillips
Monette Maillet

Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Eldon Warman

Personne n'a comparu pour Eldon Warman

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