Tribunal canadien des droits de la personne

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Entre :

Richard Warman

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Marc Lemire

l'intimé

- et –

Procureur général du Canada
Canadian Association for Free Expression
Canadian Free Speech League
Congrès juif canadien
Friends of Simon Wiesenthal Center for Holocaust Studies
Ligue des droits de la personne de B’nai Brith

les parties intéressées

Décision

Membre : Athanasios D. Hadjis
Date : Le 17 août 2007
Référence : 2007 TCDP 37

[1] L’intimé, Marc Lemire, a déposé une requête en ajournement sine die de la présente procédure, en attendant que la Cour fédérale tranche plusieurs demandes d’immunité d’intérêt public présentées par la Commission canadienne des droits de la personne en vertu de l’article 37 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5 (la LPC).

[2] Les 9 et 10 mai 2007, l’avocate de M. Lemire, Barbara Kulaszka, a appelé deux employés de la Commission à témoigner à l’audition de la plainte. Mme Kulaszka avait précisé que ces personnes et un autre témoin, qui a témoigné depuis, seraient ses derniers témoins. Sa preuve devait alors être conclue. Les autres parties avaient déclaré qu’elles ne comptaient pas présenter d’autres preuves. Le Tribunal avait donc déjà établi des dates pour les argument finaux.

[3] Lors de l’interrogation des employés susmentionnés de la Commission par Mme Kulaszka, la Commission a soulevé de nombreuses objections à la divulgation des renseignements demandés pour des raisons d’intérêt public déterminées, au sens du paragraphe 37(1) de la LPC. De plus, après ces dates d’audience, la Commission a invoqué l’article 37 dans son objection à la demande de M. Lemire pour que soit signifié une assignation à témoigner (voir ma décision sur requête à ce sujet, Warman c. Lemire, 2007 TCDP 21).

[4] Le 17 mai 2007, M. Lemire a présenté un avis de demande à la Cour fédérale, Dossier de la Cour no T-860-07, pour que soient tranchées les demandes d’immunité d’intérêt public de la Commission, conformément au paragraphe 37(3) de la LPC.

[5] En présentant la présente requête en ajournement, M. Lemire soutient qu’il s’agit de la [Traduction] procédure normale et attendue, lorsqu’une objection au sens de l’article 37 a été soulevée devant un tribunal, un organisme ou une personne qui ne constituent pas une cour supérieure, d’ajourner la procédure en attendant qu’une cour supérieure tranche la question. Comme la Cour d’appel de la Colombie-Britannique l’a expliqué dans l’arrêt Re Attorney General of Canada et al. and Sander, 1994 CanLII 1658, au paragraphe 84 :

[Traduction] Par conséquent, lorsqu’une objection à une divulgation, au sens de l’article 37, est soulevée par la Couronne devant un tribunal qui ne constitue pas une cour supérieure, l’instruction de l’instance devrait être ajournée afin que l’objection puisse être tranchée par une cour supérieure.

[6] La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a réaffirmé ce point dans R. c. Sander, 1995 CanLII 1229, au paragraphe 29 (B.C.C.A.) :

[Traduction]  Lorsque l’instruction a lieu dans une cour provinciale, une demande présentée en vertu de l’article 37 interrompt l’instruction afin de renvoyer à une autre cour une question qui serait généralement tranchée par le juge de première instance.

[7] M. Lemire souligne qu’une décision d’une cour supérieure au sujet d’une question soulevée en vertu de l’article 37 de la LPC constitue une instruction séparée et indépendante, et non un appel ou un contrôle judiciaire interlocutoire au sujet d’une décision du tribunal d’instance inférieure. Il ajoute que le Tribunal en l’espèce n’a pas rendu de décision au sujet de la demande présentée par la Commission en vertu du paragraphe 37, il a seulement déclaré que lorsque l’immunité est invoquée, la question ne relève plus du Tribunal. La question ne peut être tranchée que par la Cour fédérale, sur demande.

[8] Il est bien établi que les tribunaux administratifs sont maîtres de leurs propres procédures et que, par conséquent, ils ont un pouvoir discrétionnaire important pour trancher les demandes d’ajournement. Les tribunaux tels que le Tribunal canadien des droits de la personne, qui exercent des fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, doivent utiliser leur pouvoir discrétionnaire en fonction des principes de justice naturelle (Baltruweit c. Service canadien du renseignement de sécurité, 2004 TCDP 14, aux paragraphes 15 à 17).

[9] Je partage les avis exprimés dans Baltruweit et Leger c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, Décision no 1, Dossier du TCDP T527/2299, (26 novembre 1999), selon lesquels le Tribunal ne devrait pas appliquer le critère en trois parties établi dans l’arrêt RJR-Macdonald Inc. c. Canada, [1994] 1 R.C.S. 311, lorsqu’il traite des demandes d’ajournement. Le critère de l’arrêt RJR-Macdonald s’applique à des situations lors desquelles on demande à un tribunal ayant le pouvoir de surveillance de suspendre la procédure d’une juridiction inférieure en attendant une demande d’appel ou de contrôle judiciaire. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[10] La Commission et le procureur général du Canada s’opposent à la demande d’ajournement. Ils soutiennent que les renseignements retenus par la Commission portent sur des enquêtes et d’autres actions que la Commission a prises en application de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP). Ils font valoir que, compte tenu du pouvoir limité du Tribunal de trancher des questions constitutionnelles, et en l’absence de compétence pour se prononcer sur la façon dont la Commission enquête sur des plaintes ou s’acquitte de son mandat en vertu de la LCDP, les renseignements que la Commission retient ne sont pas pertinents quant aux questions en l’espèce et ne sont pas nécessaires pour trancher la plainte. La Commission soutient aussi que ces renseignements constituent [traduction] une petite partie de la preuve en question. Sur ce dernier point, je ne vois pas comment la taille ou l’importance de la preuve peut avoir une incidence sur la question.

[11] Ce n’est pas la première fois que la Commission et le procureur général soulèvent la question de la portée de la preuve. Des objections semblables ont été présentées au tout début de l’audience et, après un certain débat, j’ai conclu que la preuve au sujet des activités de la Commission liées à l’article 13 de la LCDP est admissible aux fins de la contestation de la constitutionnalité de cette disposition. La question de savoir si le Tribunal devrait tenir compte de ces éléments de preuve pour trancher les questions constitutionnelles en l’espèce a été reportée aux observations finales. Toutes les parties ont procédé pendant l’audience en fonction de cette entente. Il convient cependant de noter que la Commission et le procureur général ont, parfois, réaffirmé leur position selon laquelle cette preuve n’a, ultimement, aucune importance. Lorsque cela s’est produit, j’ai répété que le débat sur cette question était réservé aux observations finales.

[12] Le Tribunal doit veiller au déroulement rapide de l’instruction, de la façon la plus informelle possible, tout en respectant les principes de justice naturelle et les règles de procédure (paragraphe 48.9(1) de la LCDP). À mon avis, il serait injuste envers M. Lemire, et il constituerait un déni de justice, de l’obliger à terminer sa preuve alors qu’il est possible que la demande présentée en vertu de l’article 37 soit tranchée en sa faveur, lui donnant ainsi possiblement accès à des preuves qui sont pertinentes. C’est la preuve que M. Lemire a tenté de présenter dans un délai raisonnable. L’article 50 de la LCDP lui accorde la possibilité pleine et entière de présenter des éléments de preuve à l’instruction. S’il s’avère que l’immunité d’intérêt public, au sens de l’article 37, s’applique, la preuve en question est inadmissible. Cependant, le fait de terminer l’instruction du Tribunal avant que la Cour fédérale ait rendu une décision reviendrait à préjuger la question de la pertinence et de l’admissibilité et annulerait tout avantage que M. Lemire pourrait obtenir de la décision de la Cour fédérale.

[13] Tout délai dans le dénouement de l’affaire est regrettable. Je suis convaincu que toutes les parties attendent avec intérêt que le Tribunal se prononce sur toutes les questions dont il est saisi. M. Lemire souligne que si la Commission avait invoqué l’immunité d’intérêt public en vertu de la common law, au lieu de soulever une objection en vertu de l’article 37 de la LPC, le Tribunal aurait pu directement trancher les questions de divulgation. Toute contestation des conclusions du Tribunal devraient alors être traitées par contrôle judiciaire. David M. Paciocco a souligné ce point dans The Law of Evidence, Third Edition, (Toronto : Irwin Law Inc., 2002), à la page 222, où il a écrit :

[Traduction] Avant les modifications [découlant de la Loi antiterroriste, 2001, L.C., ch. 41, article 43], les cours avaient conclu que l’article 37 n’avait pas supplanté la common law. Les modifications n’ont pas changé ce fait. Cela signifie que la Couronne peut toujours s’opposer à la divulgation en vertu de la common law. Une objection en vertu de la common law n’entraîne pas le processus prévu à l’article 37. De façon plus importante, bien que l’article ne prévoie pas que les cours provinciales puissent être saisies d’une objection soulevée en vertu de l’article 37, cela n’empêche pas les cours provinciales, dans le cadre d’une enquête préliminaire ou d’une instance, d’être saisies d’une demande d’immunité en vertu de la common law. En fait, une telle procédure devrait être encouragée. Cela évitera l’inconvénient de l’ajournement de l’affaire qui doit être entendue par la cour supérieure de la province, comme l’article le prévoit.

[14] Les exemples donnés par l’auteur dans cet extrait relèvent du contexte du droit pénal. En fait, toute la jurisprudence sur laquelle M. Lemire se fonde dans sa requête est liée à des procès criminels. Le procureur général soutient que ces décisions clés se distinguent donc de l’espèce pour ce seul motif. Cependant, ni le procureur général, ni la Commission n’a produit de décisions (d’ordre civil ou pénal) pour contrer les conclusions dans ces affaires en ce qui a trait à la pratique de l’ajournement des procédures en attendant qu’une décision soit rendue au sujet des questions relevant de l’article 37. De plus, je ne vois pas pourquoi la décision d’ajourner une instance en attendant une décision d’une cour supérieure devrait dépendre du fait que l’instruction en première instance est de nature pénale ou civile. Il n’y a aucune distinction du genre à l’article 37.

[15] J’accueille par conséquent la demande d’ajournement sine die présentée par M. Lemire. Si l’une des parties avait mentionné qu’elle avait d’autres preuves à présenter, sauf celles liées à l’objection soulevée en vertu de l’article 37, j’aurais poursuivi l’audience en attendant la décision de la Cour fédérale, mais ce n’est pas le cas.

[16] Les parties devraient noter que si le délai causé par la demande présentée en vertu de l’article 37 devenait prolongé, l’intérêt du public envers une instruction rapide pourrait nécessiter que le Tribunal réexamine sa décision de reporter la prise d’une décision définitive sur la pertinence de la preuve visée. Des téléconférences de gestion de l’instance seront par conséquent menées par le Tribunal de façon régulière pour suivre le déroulement de la demande présentée en vertu de l’article 37 devant la Cour fédérale. Le Tribunal s’attend à ce que les parties coopèrent et agissent avec diligence raisonnable pour l’audition de la demande.

Signée par

Athania
Membre du tribunal

Ottawa (Ontario)
Le 17 août 2007

Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1073/5405

Intitulé de la cause : Richard Warman c. Marc Lemire
Date de la décision sur requête du tribunal : Le 17 août 2007

Comparutions :

Richard Warman, pour lui même

Margot Blight, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Barbara Kulaszka, pour l’intimé

Simon Fothergill, pour le Procureur général du Canada

Paul Fromm, pour Canadian Association for Free Expression

Douglas Christie, pour Canadian Free Speech League

Joel Richler, pour le Congrès juif canadien

Steven Skurka, pour Friends of Simon Wiesenthal Center for Holocaust Studies

Marvin Kurz Pour la Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith

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