Tribunal canadien des droits de la personne

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TRIBUNAL CANADIEN DES DROITS DE LA PERSONNE CANADIAN HUMAN RIGHTS TRIBUNAL

RICHARD WARMAN

le plaignant

- et -

COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

la Commission

- et -

GLEN BAHR

- et -

WESTERN CANADA FOR US

les intimés

DÉCISION SUR REQUÊTE

2006 TCDP 23
2006/05/08

MEMBRE INSTRUCTEUR : Karen A. Jensen

[TRADUCTION]

[1] Il s'agit d'une décision rendue à l'égard d'une requête présentée par M. Glenn Bahr en vue d'obtenir un ajournement de l'audience qui doit être tenue dans la présente affaire à compter du 23 mai 2006. La plainte se rapporte à des allégations selon lesquelles M. Bahr et le groupe Western Canada for Us ont fait de la propagande haineuse sur Internet, en contravention de l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[2] M. Bahr a de plus fait l'objet d'une accusation suivant le paragraphe 319(2) du Code criminel, une disposition qui traite de l'acte qui consiste à fomenter volontairement la haine. L'audience préliminaire quant à cette accusation a commencé en janvier 2006 et doit reprendre en octobre 2006 à Edmonton, en Alberta. Une interdiction de publication a été prononcée dans l'instance à cet égard.

[3] Le représentant de M. Bahr prétend que si la présente instruction n'est pas ajournée jusqu'à ce qu'une décision soit rendue à l'égard de l'instance en matière criminelle contre M. Bahr, son droit d'obtenir un procès équitable dans la poursuite au criminel sera enfreint. La publicité entourant les audiences du Tribunal portera un rude coup à l'objectif visé par l'interdiction de publication dans l'instance en matière criminelle qui consiste à s'assurer que les éventuels jurés ne feront pas preuve de partialité du fait de ce qu'ils auront lu dans les médias à l'égard de l'affaire. De plus, le représentant prétend que le témoignage que M. Bahr pourrait rendre au cours de l'audition de la présente plainte pourrait être utilisé contre lui dans le procès au criminel.

[4] De plus, il prétend qu'il sera enfreint au droit de M. Bahr d'obtenir une audience équitable dans la présente instance. M. Bahr a d'abord déclaré dans son exposé des précisions qu'il avait l'intention de témoigner pour son propre compte. Il a par la suite modifié cet exposé afin de mentionner que pour préserver son droit de garder le silence, il n'avait aucun autre choix que de refuser de témoigner au cours de l'instance en matière des droits de la personne. Par conséquent, il affirme qu'il sera incapable de se défendre de façon appropriée quant à la plainte suivant l'article 13. Cela constitue, selon ce qu'il prétend, un manquement clair aux règles de justice naturelle.

[5] Le plaignant, M. Richard Warman, prétend que le Tribunal a le pouvoir, suivant le paragraphe 52(1) de la Loi, de rendre une ordonnance quant à la confidentialité lorsque cela est nécessaire pour s'assurer que les objectifs visés par l'interdiction de publication prononcée dans l'instance en matière criminelle ne sont pas mis en péril. De plus, le plaignant prétend que M. Bahr n'est pas tenu de témoigner ou de s'incriminer au cours de l'audition de la plainte fondée sur l'article 13. Il est libre de choisir la manière selon laquelle il participera à l'audience et l'équité du processus ne sera pas touchée par son choix. Selon le plaignant, un ajournement de la présente instance entraînerait un retard de l'audience pour une période indéterminée. Cela serait contraire à l'objectif visant à régler les plaintes sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de l'équité et de la justice naturelle.

[6] La Commission canadienne des droits de la personne reprend les prétentions du plaignant et ajoute que M. Bahr n'a pas démontré que les mesures de protection qui peuvent être utilisées pour s'assurer que son droit d'obtenir un procès équitable dans la poursuite au criminel et une audience équitable devant le Tribunal seront insuffisantes ou inefficaces.

[7] Dans la décision Baltruweit c. SCRS, le Tribunal a déclaré qu'il n'a pas le pouvoir de surseoir à sa propre instance (Baltruweit c. SCRS, 2004 TCDP 14, au paragraphe 12). Cependant, en tant que maître de sa procédure, le Tribunal a un pouvoir discrétionnaire pour accorder un ajournement. Dans l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire, le Tribunal doit établir si un ajournement est nécessaire afin de respecter les principes de justice naturelle (Baltruweit, précitée, au paragraphe 17). Autrement dit, la question est celle de savoir s'il serait équitable pour les parties de poursuivre l'audience comme cela était prévu.

[8] Il n'est aucunement inhabituel que les mêmes situations de fait donnent lieu à une instance administrative devant un tribunal comme le Tribunal en l'espèce et à une instance en matière criminelle ou quasi criminelle se rapportant aux mêmes parties et à des questions de fait et de droit similaires. (Voir par exemple Seth c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 3 C.F. 348 (C.A.F.); Spagucci's Ltd. c. Alberta (Gaming Commission) (1997), 55 Alta. L.R. (3d) 173 (C.R. Alberta); et Willock c. British Columbia (Superintendant of Motor Vehicles), 2000 BCSC 772 (C.S. de C.-B.)). Souvent, dans des situations comme celle en l'espèce, une des parties exprimera la préoccupation, comme M. Bahr a fait dans la présente affaire, qu'il sera porté atteinte à la protection contre l'auto-incrimination et à l'équité des instances si on permet que les deux instances aient lieu en même temps.

[9] La protection contre l'auto-incrimination enchâssée dans la Constitution est fondée sur le principe selon lequel l'État n'est pas autorisé à mobiliser des individus contre eux-mêmes. L'État doit plutôt avoir l'obligation positive de prouver l'accusation en recourant à d'autres sources ou seulement en obtenant la coopération éclairée et volontaire de l'accusé (Phillips et al. c. Nouvelle-Écosse (Commission d'enquête sur la tragédie de la mine Westray), ([1995] 2 R.C.S. 97, au paragraphe 80). Par conséquent, lorsqu'un accusé est forcé de témoigner en dehors d'une cour de justice criminelle, le tribunal doit s'efforcer de cerner dans quelle mesure les principes mentionnés peuvent être compromis par cet ordre de témoigner.

[10] Cependant, les cours ont clairement déclaré que le fait qu'un individu soit partie de façon simultanée dans une instance en matière criminelle et dans une instance en matière civile ne compromet pas nécessairement l'équité de l'une ou l'autre des instances ou son droit à la protection contre l'auto-incrimination (Phillips et al., précité, au paragraphe 165). Pour cette raison, il ne suffit pas pour la partie qui demande un ajournement dans l'instance en matière civile de simplement alléguer que la simultanéité des instances portera atteinte au droit d'obtenir une audience équitable et au droit à la protection contre l'auto-incrimination. Plutôt, il appartient à la partie qui demande l'ajournement de démontrer ce qui suit : (1) l'instance en matière civile forcera la partie à rompre son silence et (2) la contrainte à témoigner causera un préjudice précis, dont l'importance rend les circonstances si extraordinaires ou exceptionnelles qu'un ajournement est justifié (Nash c. Ontario (1995), 27 O.R. (3d) 1 (C.A. de l'Ont.); C.B. c. Caughell (1995), 22 O.R. (3d) 741 (Cour div. de l'Ont.); Spagucci, précité, au paragraphe 10; Seth c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), précité, aux paragraphes 17 et 18).

[11] Je ne vois aucune raison pour laquelle le critère énoncé précédemment ne devrait pas être suivi dans le contexte de l'instance devant le Tribunal.

I. L'audience du Tribunal contraindra-t-elle M. Bahr à rompre son silence?

[12] M. Bahr a déclaré qu'il n'a aucun autre choix que de refuser de témoigner lors des audiences du Tribunal afin de préserver son droit de garder le silence. Cependant, le droit de garder le silence et le droit à la protection contre l'auto-incrimination sont menacés seulement lorsqu'une personne est contrainte de divulguer des renseignements qui l'incriminent. Il n'est pas porté atteinte à ces droits dans le contexte d'une communication volontaire : (R. c. Van Haarlem (1991), 135 N.R. 379 (C.A. de C.-B.), à la page 386; confirmé par [1992] 1 R.C.S. 982.). Un individu est-il contraint de témoigner dans le contexte d'une instance administrative lorsqu'il appert que c'est la seule façon de se défendre avec succès?

[13] Les cours de justice ont fait une distinction entre des situations dans lesquelles un individu croit qu'il est stratégiquement nécessaire pour lui de témoigner et dans lesquelles un individu est contraint par la loi de témoigner. De façon générale, les cours de justice ont statué que lorsqu'un individu a le choix de se présenter lors d'une audience administrative pour fournir des renseignements et qu'il le fait afin de présenter des renseignements nécessaires pour prouver le bien-fondé de sa cause, cela n'équivaut pas à être contraint de donner des renseignements (voir par exemple : Spagucci's Ltd, précité, au paragraphe 8; Willock c. British Columbia (Superintendant of Motor Vehicles), précité, au paragraphe 14; White c. Nova Scotia (Registrar of Motor Vehicles) (1996), 20 M.V.R. (3d) 192 (C.S. de N.-É.), au paragraphe 35; décision contraire : Williams c. Superintendent of Insurance (N.-É.) (1993), 125 N.S.R. (2d) 323)). Ainsi, la jurisprudence donne à penser que lorsqu'un individu n'est pas tenu par la loi de témoigner dans le contexte d'une instance administrative, mais plutôt qu'il est en mesure de faire un choix éclairé quant à savoir s'il témoignera, il n'est pas porté atteinte au droit de garder le silence et au droit à la protection contre l'auto-incrimination.

[14] Dans la présente affaire, M. Bahr, même s'il n'estime pas qu'il a le choix de témoigner ou non lors de l'audience du Tribunal, a en fait un choix. La loi ne prévoit pas que M. Bahr est tenu de témoigner. En outre, il bénéficie des services d'un conseiller juridique qui le représente dans l'instance en matière criminelle et des services d'une personne qui l'assiste à l'égard des questions préliminaires se rapportant à l'instance devant le Tribunal. M. Bahr est, par conséquent, en mesure de faire un choix éclairé à l'égard de sa participation à l'instance devant le Tribunal. Par conséquent, il ne sera pas porté atteinte à son droit de garder le silence et à son droit à la protection contre l'auto-incrimination du fait que le Tribunal instruit la plainte.

II. M. Bahr s'est-il acquitté du fardeau de démontrer qu'il existe dans la présente affaire des circonstances extraordinaires qui justifient qu'un ajournement soit accordé?

[15] Dans la décision Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Lundgren, [1993] 1 C.F. 187 (1re inst.), au paragraphe 14, M. le juge Dubé a déclaré ce qui suit : Je ne connais pas de principe général au Canada à l'effet que l'existence de procédures civiles et criminelles en cour en même temps impliquant les mêmes personnes et les mêmes faits constitue automatiquement un motif valable justifiant l'ajournement des procédures au civil. Il a déclaré plutôt que seules des circonstances extraordinaires, alors que les procédures civiles pourraient causer un préjudice à la défense de l'accusé au criminel, justifieraient l'ajournement de la procédure civile.

[16] Il appartient à la partie qui demande l'ajournement d'établir de façon concluante l'existence d'un tel préjudice; une simple allégation ne sera pas suffisante. De plus, même l'éventuelle communication lors de l'instance en matière civile de la nature de la défense de l'accusé ou d'éléments de preuve constituant de l'auto-incrimination ne constitue pas nécessairement des circonstances extraordinaires justifiant l'ajournement de l'instance en matière civile (Nash, Falloncrest Financial Corporation et al c. Ontario (1995), 27 O.R. (3d) 1 (C.A. de l'Ont.).

[17] Pour les motifs ci-après exposés, j'estime que M. Bahr n'a pas réussi à établir qu'il existe dans la présente affaire des circonstances extraordinaires qui justifient l'ajournement de l'instance devant le Tribunal.

[18] Comme je l'ai précédemment déclaré, M. Bahr a le choix de témoigner ou non lors de l'audience du Tribunal. S'il choisit de témoigner, il existe en droit de nombreuses mesures de protection qui peuvent très bien être à sa disposition lors de l'instance en matière criminelle afin de s'assurer que son droit d'obtenir une audience équitable et son droit à la protection contre l'auto-incrimination soient protégés. Si M. Bahr se trouve dans une situation dans laquelle où, après avoir décidé de témoigner lors de l'audience du Tribunal, on lui pose une question qui peut éventuellement l'incriminer, il peut très bien invoquer la protection de l'article 13 de la Charte et du paragraphe 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada lors de l'instance en matière criminelle.

[19] L'article 5 de la Loi sur la preuve au Canada permet à un témoin de s'opposer à répondre à une question s'il croit que la réponse pourrait tendre à l'incriminer. Le témoin sera quand même tenu de répondre à la question, mais sa réponse qui pourrait potentiellement l'incriminer est en retour protégée par la loi qui interdit l'utilisation des réponses dans toute autre procédure exercée contre le témoin (R. c. Noël, 2002 CSC 67, au paragraphe 25).

[20] L'article 13 de la Charte canadienne des droits et libertés protège également un témoin contre l'utilisation d'un témoignage incriminant dans une autre procédure exercée contre lui. Suivant l'article 13, contrairement à la situation qui existe suivant l'article 5 de la Loi sur la preuve au Canada, le témoin n'a pas à s'opposer au moment où il donne le témoignage initial. La protection est automatiquement accordée à un accusé indépendamment de la question de savoir si le témoignage était - ou si on croyait qu'il l'était - de nature incriminante au moment où il a été donné (R. c. Noël, précité, au paragraphe 32).

[21] La protection prévue par l'article 13 de la Charte et le paragraphe 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada est à la disposition d'un témoin qu'il choisisse de témoigner ou qu'il soit contraint de le faire (R. c. Noël, précité, au paragraphe 25). Il appartient évidemment au tribunal pénal de trancher la question de savoir si un témoignage donné au cours d'une instance devant le Tribunal devrait être exclu compte tenu de l'article 13 de la Charte ou du paragraphe 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada. M. Bahr n'a pas démontré pourquoi ces protections seraient insuffisantes ou inappropriées.

[22] M. Bahr a également prétendu que le fait de continuer l'instruction du Tribunal portera un rude coup à l'interdiction de publication ordonnée dans l'instance en matière criminelle étant donné que l'instance du Tribunal occasionnera la publicité que l'interdiction de publication vise à éliminer. Compte tenu de la similarité de la nature des infractions au Code criminel et à la Loi canadienne sur les droits de la personne qui ont été alléguées, il prétend que la publicité entourant l'instance devant le Tribunal peut très bien menacer l'impartialité d'éventuels jurés lors de son procès au criminel. Cela, à son tour, menacera le droit de M. Bahr d'obtenir un procès équitable dans la poursuite au criminel.

[23] Il y a de nombreuses réponses aux prétentions précédemment mentionnées. Tout d'abord, les prétentions de M. Bahr sont pour le moment des hypothèses. La question de savoir si M. Bahr témoignera lors de l'audience du Tribunal et celle de savoir s'il choisira d'être entendu par un juge et un jury à son procès au criminel ne sont pas des questions claires. Nous ne savons pas non plus quelle sera la nature de la publicité entourant l'instance devant le Tribunal. C'est précisément cette sorte d'incertitude que les juges de la Cour suprême qui formaient les juges minoritaires dans l'arrêt Phillips ont estimé être insuffisante pour justifier que soit tirée une conclusion selon laquelle le droit de tous les accusés d'obtenir un procès équitable dans cette affaire était compromis.

[24] Deuxièmement, la Loi canadienne sur les droits de la personne confère le pouvoir de rendre une ordonnance d'interdiction de publication ou une ordonnance quant à la confidentialité dans les circonstances appropriées. L'alinéa 52(1)c) de la Loi prévoit que le Tribunal peut prendre toute mesure et rendre toute ordonnance pour assurer la confidentialité de l'instruction s'il est convaincu qu'il existe un risque sérieux que la divulgation de questions portera atteinte à l'intérêt des personnes concernées et que cela l'emporte sur l'intérêt qu'a la société à ce que l'instruction soit publique. L'alinéa 52(1)d) permet que soient rendues des ordonnance quant à la confidentialité s'il y a une possibilité que la vie, la liberté ou la sécurité d'une personne puisse être mise en danger. Le Tribunal a rendu une ordonnance d'interdiction de publication suivant l'article 52 de la Loi dans les circonstances appropriées : Day c. MDN et M. Hortie, 2003 TCDP 12.

[25] M. Bahr, par son représentant, a déclaré qu'il s'opposerait vivement à une interdiction de publication dans la présente affaire. Il a prétendu que le public au Canada ne devrait pas être privé de l'accès à des renseignements se rapportant à d'éventuelles restrictions à la liberté d'expression par l'utilisation du paragraphe 13(1) de la Loi. Bien que cela ne ressorte pas clairement des prétentions de la Commission, il semblerait que la Commission suggère que soit prononcée une interdiction de publication dans la présente affaire. Ce point n'a pas été clairement débattu. Par conséquent, je laisse aux parties le soin de décider si elles doivent demander une ordonnance suivant le paragraphe 52(1) de la Loi. Il suffit aux fins de la présente décision de mentionner que, si c'était nécessaire de le faire, le Tribunal a le pouvoir de rendre une ordonnance quant à la confidentialité qui pourrait inclure une interdiction de publication.

[26] Dans Seth, M. le juge Décary a déclaré que ces circonstances extraordinaires ou exceptionnelles qui justifieraient de suspendre l'instance en matière civile incluraient des situations dans lesquelles il était clair que l'instance en matière civile n'avait pas d'autre objet que de réunir des éléments de preuve à l'appui d'une accusation ou de faciliter l'engagement de poursuites criminelles contre le témoin. Lorsque l'instance est si dépourvue de toute fin publique légitime et si délibérément conçue pour faciliter l'engagement de poursuites contre le témoin qu'il serait injuste de permettre qu'elle continue, alors l'ajournement serait clairement justifié (Seth, supra, au paragraphe 18).

[27] Ce n'est clairement pas le cas dans la présente instance. L'article 2 de la Loi canadienne sur les droits de la personne établit la prépondérance de l'intérêt public quant à l'élimination de la discrimination. Suivant l'article 48.9 de la Loi, le Tribunal a le mandat d'instruire les plaintes de discrimination sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique. L'objet de l'audience, qui doit commencer le 23 mai 2006, est d'exécuter le mandat du Tribunal prévu par la loi. Le mandat n'est pas conçu de façon à faciliter les poursuites contre M. Bahr.

[28] En outre, la présente espèce n'est pas une affaire comme l'affaire Pearson c. R, [1999] A.C.F. no 1298 (Q.L.), dans laquelle la Cour fédérale a confirmé une décision par laquelle un protonotaire a prononcé un sursis dans une affaire civile alors qu'il y avait en cours une instance en matière criminelle. Le plaignant dans cette affaire était l'accusé dans le procès au criminel. La procédure civile se rapportait à des dommages que le plaignant réclamait à la Couronne qui l'aurait soi-disant privé d'un procès équitable dans l'affaire criminelle. La Couronne demandait une suspension de l'instance en matière civile en alléguant que la question de savoir si le procès était équitable avait d'abord été soulevée devant la cour criminelle et devrait, par conséquent, être tranchée devant cette cour. La Cour fédérale a souscrit à cette opinion et a déclaré que la procédure civile était essentiellement la réciproque des moyens de défense invoqués par le plaignant dans la poursuite au criminel.

[29] Ce n'est pas le cas dans la présente affaire. La plainte en matière des droits de la personne n'est clairement pas une procédure contre la Couronne et elle n'est pas non plus la réciproque des moyens de défense invoqués par M. Bahr dans l'affaire en matière criminelle. En outre, même s'il se peut que l'instance devant le Tribunal et celle en matière criminelle se rapportent à des questions de fait similaires, il n'y a pas de lien de droit entre les deux instances. Dans l'instance en matière criminelle, la Couronne est tenue de prouver, hors de tout doute raisonnable, que M. Bahr a fomenté délibérément et publiquement la haine contre un groupe identifiable. Dans l'instance devant le Tribunal, il doit être établi, selon la prépondérance de la preuve, que M. Bahr et le groupe Western Canada for Us a exposé à la haine ou au mépris un groupe identifiable sur la base d'un motif de distinction. Il s'agit là de questions de droit très différentes qui doivent être tranchées selon des critères de preuve différents. En outre, la preuve dans l'un des cas ne conduit pas nécessairement à la preuve dans l'autre cas. Par exemple, un acquittement dans une instance en matière criminelle ne conduirait pas nécessairement au succès des moyens de défense invoqués à l'égard d'une plainte fondée sur l'article 13. De la même façon, une conclusion selon laquelle le bien-fondé d'une plainte suivant l'article 13 a été établi ne conduirait pas nécessairement à un verdict de culpabilité dans l'instance en matière criminelle. Finalement, à l'exception de M. Bahr, les parties dans les deux instances ne sont pas les mêmes. Pour les motifs énoncés, je suis d'avis que l'affaire Pearson n'est pas applicable dans les présentes circonstances.

[30] M. Bahr a exprimé une préoccupation du fait que l'enquêteur principal de la police dans l'affaire en matière criminelle sera présent lors de l'audience du Tribunal et témoignera pour la Commission et le plaignant. La présence de cet individu lors de l'audience peut servir à renforcer la cause de la Couronne contre M. Bahr. Cette situation, selon ce que M. Bahr insinue, constitue une circonstance exceptionnelle qui justifie un ajournement à l'égard de l'instance.

[31] Je ne peux souscrire à cette opinion. Comme je l'ai déjà mentionné, le Tribunal a le pouvoir d'assurer la confidentialité de ses instances dans les circonstances appropriées. Le Tribunal peut en outre ordonner que les témoins soient exclus de l'audience. Par conséquent, les préoccupations de M. Bahr à l'égard de la présence de témoins qui pourraient entendre son témoignage pourraient être apaisées par l'exercice adéquat des pouvoirs que la Loi confère au Tribunal.

[32] Finalement, il faut noter que la demande de M. Bahr est essentiellement une demande visant à obtenir un ajournement de l'instance devant le Tribunal pour une période indéterminée, étant donné qu'on ne sait pas quand l'affaire criminelle sera en fin de compte tranchée. En outre, comme je l'ai mentionné, l'issue du procès au criminel ne sera pas nécessairement déterminante quant à l'issue de l'instance devant le Tribunal. Par conséquent, après ce qui pourrait être un long délai pour finalement trancher l'affaire en matière criminelle, les parties seraient ensuite exposées à la perspective de présenter et de défendre une affaire potentiellement de nombreuses années après qu'ait eu lieu la prétendue violation de la Loi. Non seulement cette situation irait à l'encontre de l'objet consistant à régler de façon expéditive la plainte, mais de plus il ne serait dans l'intérêt d'aucune des parties de retarder la résolution de la présente affaire pendant une période indéterminée.

III. Conclusion : Le fait de poursuivre l'audience à la date prévue ne portera pas atteinte aux principes de justice naturelle

[33] Pour les motifs suivants, je conclus que le fait de poursuivre l'audience du Tribunal à la date prévue ne portera pas atteinte aux principes de justice naturelle :

  1. M. Bahr est en mesure de faire un choix éclairé quant à savoir s'il témoignera ou non au cours de l'audience du Tribunal à l'égard de la plainte suivant l'article 13 déposée contre lui. Par conséquent, le fait de poursuivre l'audience du Tribunal ne portera pas atteinte à son droit de garder le silence et à son droit à la protection contre l'auto-incrimination.
  2. S'il choisit de témoigner, il peut invoquer la protection de l'article 13 de la Charte et le paragraphe 5(2) de la Loi sur la preuve au Canada dans l'instance en matière criminelle subséquente.
  3. L'une ou l'autre des parties peut demander au Tribunal de rendre une ordonnance suivant l'article 52 de la Loi afin d'assurer la confidentialité de l'audience. Une demande peut également être présentée afin que les témoins soient exclus de l'audience.
  4. L'objet de l'audience du Tribunal est de fournir de façon expéditive la résolution de la plainte suivant l'article 13 déposée contre M. Bahr et le groupe Western Canada for Us. Rien n'indique que l'objet de la présente instance consiste à recueillir de M. Bahr des renseignements en vue d'obtenir une déclaration de culpabilité dans l'instance en matière criminelle.
  5. Les instances n'ont entre elles aucun lien faisant en sorte qu'il serait logique d'ajourner une des instances jusqu'à ce que l'autre soit réglée.
  6. M. Bahr n'a pas réussi à établir qu'il existe dans la présente affaire des circonstances extraordinaires au point qu'un ajournement de l'instance soit nécessaire.

[34] Par conséquent, la demande présentée par M. Bahr en vue d'obtenir un ajournement de l'instruction du Tribunal à l'égard de la plainte suivant l'article 13 déposée contre M. Bahr et le groupe Western Canada for Us est rejetée.

Karen A. Jensen

Ottawa (Ontario)

Le 8 mai 2006

PARTIES AU DOSSIER

DOSSIER DU TRIBUNAL :

T1087/6805 et T1088/6905

INTITULÉ DE LA CAUSE :

Richard Warman c. Western Canada for Us and Glenn Bahr

DATE DE LA DÉCISION
DU TRIBUNAL :

Le 8 mai 2006

ONT COMPARU :

Richard Warman

Pour lui-même

Giacomo Vigna / Ikram Warsame

Pour la Commission canadienne des droits de la personne

Paul Fromm

Pour l'intimé, Glenn Bahr

Western Canada for Us

Aucune représentation

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