Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Les armoiries du Tribunal

Canadian Human
Rights Tribunal

Référence : 2018 TCDP 19

Date : le 4 juillet 2018

Numéro du dossier : T2162/3616

 

Entre :

Serge Lafrenière

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Via Rail Canada Inc.

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Anie Perrault

 



I.  Introduction

[1]  La Commission canadienne des droits de la personne et le plaignant ont tous deux déposé une requête pour faire rejeter le rapport du Docteur Martin Tremblay. Tous deux demandent au Tribunal d’ordonner que le rapport d’expert divulgué par la partie intimée soit inadmissible et que le Dr Martin Tremblay ne soit pas entendu par ce Tribunal sur ce rapport.

[2]  Le Tribunal a reçu les représentations écrites de toutes les parties — la Commission ayant soumis les siennes le 8 juin 2018, le plaignant le 11 juin 2018 et l’intimée le 19 juin 2018. Le Tribunal a également reçu les répliques de la Commission et du plaignant le 21 juin.

II.  Les faits

[3]  Le 30 novembre 2012, Serge Lafrenière (« le plaignant ») a déposé une plainte en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne (« LCDP ») contre Via Rail Canada Inc. (« l’intimée »).

[4]  Le 22 août 2016, la Commission canadienne des droits de la personne (« la Commission »), après enquête, a renvoyé pour instruction au Tribunal canadien des droits de la personne (« le Tribunal ») la plainte déposée par le plaignant en vertu de l’article 7 de la LCDP.

[5]  Essentiellement, le plaignant soutient qu’il a été traité différemment et qu’il s’est vu injustement décerner des points de pénalité dans son dossier disciplinaire, le tout ayant mené à son congédiement le 5 octobre 2012. Le motif de discrimination allégué dans ce dossier et retenu par le Tribunal est la déficience.

[6]  Entre le moment où la plainte de M. Lafrenière a été référée au Tribunal et le début de l’audition le 28 mai dernier, j’ai rendu décisions sur quatre requêtes préliminaires (requête en radiation, requête en amendement, requête en expertise médicale et requête en ordonnance de confidentialité) et j’ai donné des directives sur deux requêtes en divulgation.

[7]  J’ai également tenu avec les parties de nombreux appels-conférences afin de préparer le dossier à l’audience et gérer l’instance.

[8]  Malgré que les parties aient déclaré être satisfaites de la divulgation et être prêtes à procéder, à deux reprises — la première audition ayant dû être reportée — ce n’est que le 28 mai 2018 au matin, à la première journée d’audition, que le Tribunal a été avisé par la partie intimée de sa volonté de vouloir déposer un rapport d’expert.

[9]  Cela faisait suite, il faut le mentionner, à des changements importants sur la liste de témoins du plaignant, soit une diminution de son nombre de témoins, passant de plus de trente à environ cinq, excluant son médecin de famille qui avait toujours été présent sur cette liste. Ces changements avaient été communiqués aux parties et au Tribunal uniquement quelques jours avant le début de l’audition.

[10]  Après avoir entendu les parties sur cette demande de l’intimée, j’ai décidé de permettre (décision verbale) à l’intimée de signifier dans un délai de 48 heures son rapport d’expert, ce qui fut fait à toutes les parties et au Tribunal le 30 mai suivant. J’ai alors suspendu l’audition jusqu’au 31 mai afin de permettre au plaignant de pouvoir en prendre connaissance avant le début de sa preuve.

[11]  Le 8 juin 2018, alors que la preuve du plaignant est maintenant débutée, la Commission signifie aux parties et au Tribunal une requête pour faire rejeter le rapport d’expert de l’intimée. Le 11 juin 2018, le plaignant déposait une requête similaire.

[12]  À l’audition du 11 juin, j’ai soumis aux parties un échéancier et demandé à l’intimée de soumettre ses représentations écrites sur ces deux requêtes pour le 19 juin et les répliques des autres parties pour le 21 juin, me permettant ainsi de rendre décision sur cette requête avant le début de la preuve de l’intimée, soit aujourd’hui le 26 juin 2018.

III.  Questions en litige

[13]   Quels sont les critères d’admissibilité d’un rapport d’expert?

[14]  À quel moment le Tribunal doit-il analyser les éléments constituants l’obligation de l’expert : lors de l’évaluation de l’admissibilité du rapport ou lors de l’appréciation de la valeur probante de celui-ci (au moment de l’appréciation de la preuve)?

[15]  Est-il préférable de procéder par « voir-dire » avant de déterminer l’admissibilité du témoignage de l’expert et de son rapport?

[16]  Est-ce que le rapport d’expert est admissible ou inadmissible?

[17]  En demande subsidiaire, le Tribunal peut-il exiger, s’il en vient à la conclusion que le rapport d’expert peut être admis en preuve, que l’intégralité du dossier du Dr. Tremblay, incluant toutes ses notes de travail, soit divulguée aux parties avant le témoignage de ce dernier?

IV.  Analyse

A.  Quelles sont les critères d’admissibilité d’un rapport d’expert?

[18]   La Commission soutient que la décision de la Cour suprême dans l’arrêt White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23 (« White Burgess ») s’applique en l’espèce et que les critères établis par la Cour dans cette décision, qui reprennent les critères de l’arrêt R. c. Mohan, 1994 CanLII 80 (CSC) (« Mohan » ) une autre décision de la Cour suprême, représentent les critères que ce Tribunal devrait utiliser pour déterminer si le rapport d’expert de l’intimée est admissible. 

[19]   L’intimée plaide également l’arrêt White Burgess, mais soutient plutôt que les critères établis dans cette décision ne sont pas ici rencontrés et qu’ainsi le rapport d’expert ne doit pas être rejeté au stade de l’admissibilité par le Tribunal.

[20]   Tout d’abord, sans être en désaccord avec les parties, je dirais que quoique les critères de ces deux décisions de la Cour suprême sont importants en l’espèce et doivent être examinées, et je le ferai plus loin, ils doivent l’être en tenant compte des règles de preuve beaucoup plus souples prévues dans la LCDP, et non pas malgré ce régime. Je fais référence ici bien entendu à l’alinéa 50 (3) c) de la LCDP.

[21]   Les critères en question sont les suivants, et je cite ici la Cour suprême dans l’arrête White Burgess au paragraphe 23 de sa décision (mes soulignés):

[23] Dans un premier temps, celui qui veut présenter le témoignage doit démontrer qu’il satisfait aux critères d’admissibilité, soit les quatre critères énoncés dans l’arrêt Mohan, à savoir la pertinence, la nécessité, l’absence de toute règle d’exclusion et la qualification suffisante de l’expert. De plus, dans le cas d’une opinion fondée sur une science nouvelle ou contestée ou sur une science utilisée à des fins nouvelles, la fiabilité des principes scientifiques étayant la preuve doit être démontrée (J.-L.J., par. 33, 35-36 et 47; Trochym, par. 27; Lederman, Bryant et Fuerst, p. 788-789 et 800-801). Le critère de la pertinence, à ce stade, s’entend de la pertinence logique (Abbey (ONCA), par. 82; J.-L.J., par. 47). Tout témoignage qui ne satisfait pas à ces critères devrait être exclu. (…)

[22]   La Cour décrit également avec beaucoup de détails en quoi constitue l’obligation de l’expert envers le Tribunal. Ainsi, elle dit :

[26] Les grandes lignes de l’obligation du témoin expert envers le tribunal sont peu contestées. Comme Anderson l’écrit : [traduction] « L’obligation de fournir une aide indépendante au tribunal sous la forme d’avis objectif et exempt de parti pris a été énoncée à de nombreuses reprises par les tribunaux de common law un peu partout dans le monde » (p. 227). J’ajouterais qu’une obligation semblable existe en droit civil québécois (J.-C. Royer et S. Lavallée, La preuve civile (4éd. 2008), par. 468; D. Béchard, avec la collaboration de J. Béchard, L’expert (2011), c. 9; Loi instituant le nouveau Code de procédure civile, L.Q. 2014, c. 1, art. 22 (non en vigueur); L. Chamberland, Le nouveau Code de procédure civile commenté (2014), p. 14 et 121).

[23]  La Cour poursuit un peu plus loin en décrivant de quels éléments est constituée « l’obligation de l’expert ». Ainsi, elle ajoute au paragraphe 32 ceci :

[32] Trois concepts apparentés sont à la base des diverses définitions de l’obligation de l’expert, à savoir l’impartialité, l’indépendance et l’absence de parti pris. L’opinion de l’expert doit être impartiale, en ce sens qu’elle découle d’un examen objectif des questions à trancher. Elle doit être indépendante, c’est-à-dire qu’elle doit être le fruit du jugement indépendant de l’expert, non influencée par la partie pour qui il témoigne ou l’issue du litige. Elle doit être exempte de parti pris, en ce sens qu’elle ne doit pas favoriser injustement la position d’une partie au détriment de celle de l’autre. Le critère décisif est que l’opinion de l’expert ne changerait pas, peu importe, la partie qui aurait retenu ses services (P. Michell et R. Mandhane, « The Uncertain Duty of the Expert Witness » (2005), 42 Alta. L. Rev. 635, p. 638-639). Ces concepts, il va sans dire, doivent être appliqués aux réalités du débat contradictoire. Les experts sont généralement engagés, mandatés et payés par l’un des adversaires. Ces faits, à eux seuls, ne compromettent pas l’indépendance, l’impartialité, ni l’absence de parti pris de l’expert.

B.  À quel moment le Tribunal doit-il analyser les éléments constituants l’obligation de l’expert : lors de l’évaluation de l’admissibilité du rapport ou lors de l’appréciation de la valeur probante de celui-ci (au moment de l’appréciation de la preuve)?

[24]   Voici ce que dit la Cour suprême dans White Burgess sur cette question fort importante :

 [34] Dans la présente section, j’explique pourquoi je réponds par l’affirmative à ces deux questions : l’indépendance et l’impartialité de l’expert proposé jouent au regard de l’admissibilité de son témoignage plutôt que simplement de la valeur probante de celui-ci, et l’obligation de l’expert constitue un critère d’admissibilité. Une fois qu’il est satisfait à ce critère, toute réserve qui demeure quant à savoir si l’expert s’est conformé à son obligation devrait être examinée dans le cadre de l’analyse coût-bénéfice qu’effectue le juge dans l’exercice de son rôle de gardien.

[25]  Le plaignant et la Commission ayant tous les deux déposé une requête en rejet du rapport d’expert, il est initialement de mon devoir, selon nos règles de procédure (Règle 3) de disposer de celle-ci de la façon que j’estime indiquée. Et pour ce faire, j’estime qu’il me faut évaluer les critères définis par la Cour suprême dans Mohan et White Burgess, au stade de l’admissibilité.

C.  Est-il préférable de procéder par « voir-dire » avant de déterminer l’admissibilité du témoignage de l’expert et de son rapport?

[26]  Quoiqu’il soit possible dans certains cas de reporter une décision sur l’admissibilité d’un rapport d’expert — certains de mes collègues l’ont fait et ont préféré procéder par « voir-dire » — il est également possible de trancher sur cette admissibilité sans entendre le témoin. Ainsi, s’il m’est possible d’évaluer les préoccupations concernant cette admissibilité et de déterminer cette admissibilité en examinant le rapport, je peux déterminer de l’admissibilité de celui-ci sans entendre le témoin. Je cite ici Christoforou 2016 TCDP 14, au para. 63 :

[63Dans certains cas, le Tribunal a reporté une décision sur l’admissibilité d’une preuve d’expert au moment de la présentation de la preuve (p. ex. la décision SSEFPN). Toutefois, s’il est possible d’évaluer les préoccupations concernant l’admissibilité d’une preuve d’expert et de déterminer cette admissibilité en examinant le rapport, la décision peut être rendue avant que le témoin expert soit appelé à témoigner ou avant d’entendre sa preuve : Brooks c. Pêches et Océans, 2004 TCDP 20 (« Brooks »); Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2006 TCDP 40 (« Gaucher »); Alliance de la fonction publique du Canada c. Ministre du Personnel du Gouvernement des Territoires du Nord-Ouest, 2001 CanLII 25850 (TCDP) (« AFPC »).

[27]  Je considère que je dispose ici d’assez d’informations pour bien apprécier les arguments avancés par les parties sur l’admissibilité du rapport.

D.  Est-ce que le rapport d’expert est admissible ou inadmissible?

[28]  La Commission et le plaignant ont-ils démontré dans leur requête respective que le rapport d’expert du Dr. Tremblay ne remplit pas les critères d’admissibilité établit dans l’arrêt White Burgess au point où il est irrecevable selon l’alinéa 50(3)(c) de la LCDP? Notamment, tenant compte de la LCDP, les requérants ont-ils clairement démontré chez l’expert un manquement fondamental à ses obligations d’impartialité et d’indépendance et que les critères de pertinence et de nécessité de sa preuve ne pourront pas être rencontrés?

[29]  La Commission et le plaignant plaident évidemment tous les deux dans leurs requêtes que l’expert ne rencontre pas ses obligations, qu’il n’est pas indépendant et impartial, que le rapport ne rencontre pas les obligations de nécessité et de pertinence, et qu’ainsi tant le rapport et le témoignage de l’expert ne doivent pas être admis.

[30]  L’intimée plaide le contraire.

[31]  Tout d’abord, qu’en est-il des critères de l’obligation de l’expert tels que définis dans l’arrêt White Burgess, soit l’impartialité et l’indépendance de l’expert.

(i)  Impartialité et indépendance

[32]  À la lumière de White Burgess, le critère d’impartialité n’est pas particulièrement exigeant en ce qu’il est très rare qu’un Tribunal refuse un témoignage sur la base de ce critère. (voir le paragraphe 49) 

[33]  L’expert est-il lié à la famille de l’intimée? Non. L’expert a-t-il un intérêt financier direct dans le résultat du litige, la décision qui sera rendue? Non. Comme la Cour l’a mentionné, une simple relation d’emploi ou relation contractuelle entre l’expert et l’intimée n’est pas suffisante pour que je puisse déterminer qu’il est partial.

[34]  À première vue, le rapport semble donc impartial et indépendant.

[35]  Mais c’est la nature et le degré de l’intérêt ou des rapports qu’a l’expert avec l’une des parties qui importent. Je cite ici le Juge Cromwell, toujours au paragraphe 49 de l’arrêt White Burgess.

[36]  En l’espèce, ces rapports semblent avoir débuté en octobre 2017, soit près de 8 mois avant le début de l’audition de ce dossier devant le Tribunal. À ce moment, le Dr. Tremblay n’agissait pas, selon la correspondance fournie par l’intimée, comme expert dans le dossier, mais comme partie même de l’équipe de la défense de l’intimée. Ce n’est que lors de la première journée d’audition que ce dernier reçut le mandat de rédiger un rapport d’expert, soit le 28 mai 2018 (lettre du mandat jointe au dossier des requêtes).

[37]  Il semble bien, à la lecture du rapport d’expert soumis par l’intimée, que l’expert n’ait pas eu accès à tous les documents divulgués dans cette cause. Et s’il a eu accès à tous les documents, son rapport quant à lui ne fait pas mention de la version du plaignant. Il n’y a pas équilibre dans le rapport rédigé par l’expert.

[38]  De plus, plusieurs événements cruciaux de ce dossier sont décrits par l’expert de la manière préconisée par l’intimée, sans référence à la version du plaignant, soit par choix soit parce que l’expert n’a pas eu accès à cette version.

[39]  Ainsi, à la lecture du rapport, est-ce que je peux dire que ce dernier est non-influencé par la partie pour qui il témoigne? Étant donné l’absence presque totale de références à la version des faits du plaignant, puis-je vraiment en conclure que l’opinion de l’expert n’aurait pas changé s’il avait été retenu par le plaignant? (White Burgess, paragraphe 32)

[40]  À la lecture du rapport, je ne peux déterminer clairement s’il m’apporte une aide juste, objective et impartiale. En fait, j’ai de gros doutes à ce sujet.

[41]  Parmi ses doutes, le fait que l’expert en question soit demeuré dans la salle d’audience après le dépôt de son rapport et ait écouté toute la preuve du plaignant, tout en discutant de temps à autre avec les avocats de l’intimée, comme s’il faisait toujours partie de l’équipe de l’intimée. Son rapport étant déposé, sa présence était-elle nécessaire pour le Tribunal qui devait l’entendre sur son rapport ou était-elle plutôt utile pour l’intimée? Je fais référence ici au paragraphe 49 de la décision du Juge Cromwell dans White Burgess.

[42]  L’intimée confirme lui-même, au paragraphe 38 de sa réponse aux requêtes, que l’expert est demeuré dans la salle d’audience pour toute la présentation de la preuve du plaignant. Ainsi, il ne fournit aucune raison de croire que l’expert s’est désisté de son mandat antérieur, à savoir d’agir comme membre de l’équipe de la défense.

[43]  De plus, j’aurais été plus à l’aise de conclure à l’impartialité de l’expert si l’avocat de l’intimée ne se réclamait pas en même temps, dans sa réponse à la requête de la Commission, du privilège de secret professionnel et du privilège relatif au litige, en refusant aux parties l’accès à l’intégrabilité du dossier du Dr. Tremblay lui ayant permis de rédiger son rapport.

[44]  J’aimerais déclarer d’abord que je reconnais pleinement le droit de chaque partie de réclamer les privilèges de non-divulgation reconnus en droit de la preuve, tel que prescrit au paragraphe 50(4) de la LCDP. Cela dit, il y a des difficultés inévitables qui se posent ici au niveau de la demande de production du dossier d’expert, puisqu’il est clair que les parties sont en désaccord quant à l’application des deux privilèges (privilège relatif au litige; privilège du secret professionnel). Ces difficultés surviennent très tardivement dans le processus d’instructions — je rappelle que nous n’en serions pas là si un rapport d’expert avait été déposé dans le cours de processus de divulgation tel que nos règles de procédure l’indiquent — elles sont majeures et pourraient clairement détraquer l’audience qui est en cours.

[45]  J’aurais en effet à trancher ces questions en plein milieu de l’audience, ce qui nécessiterait possiblement l’examen des documents par le Tribunal (à l’instar de la décision Walden auquel fait référence l’intimée dans ses soumissions) ou même par la Cour fédérale si une partie s’objecte à la compétence du tribunal à faire cet examen, suspendant ainsi l’instruction en cours.

[46]  Peu importe le chemin qui serait choisi, il s’agirait d’un exercice pénible que je me dois de soupeser dans mon analyse coûts-bénéfice auquel fait référence l’arrête White Burgess et l’arrête Mohan.

[47]  Pour l’instant je me contenterai de dire que je suis plutôt en accord avec la Commission lorsque celle-ci dit qu’un témoin expert ne saurait être à la fois un témoin impartial et indépendant pour le Tribunal tout en se réclamant en même temps d’être un agent de l’intimée.

[48]  Malgré ce qui précède, je ne conclurai pas sur l’admissibilité finale du rapport avant d’avoir examiné deux autres critères définis par l’arrête Mohan et repris dans l’arrêt White Burgess : la pertinence et l’analyse coûts-bénéfice auquel je viens de faire référence, de même que la nécessité.

(ii)  Pertinence, Analyse coût-bénéfice et Nécessité

[49]  À la lumière de ce qui est présenté devant moi, le rapport semble à prime abord logiquement pertinent en ce qu’il est relié de près à la cause même qui nous préoccupe, soit la déficience du plaignant. Le rapport permet de lire quelques définitions provenant d’un manuel de référence qui peuvent être pertinentes, et il aborde la question des diagnostics et des effets secondaires des médicaments. En soi ces questions, dans leur sens général, sont pertinentes en effet.

[50]  Si le rapport s’arrêtait là, j’aurais pu conclure qu’il y avait une certaine pertinence à celui-ci. Mais le rapport ne s’arrête pas là. Il va beaucoup plus loin et tente de démontrer que le plaignant n’avait pas de déficience au moment des faits, alors même que l’expert n’a jamais évalué le plaignant au moment où près des faits. 

[51]  Ce rapport survient en effet près de six ans après les faits allégués et a été soumis par la partie intimée à la toute dernière minute, soit au moment où l’audition de ce dossier commençait. Il est important ici, je crois, de rappeler les circonstances de la divulgation de ce rapport.

[52]  Ainsi, malgré le fait que l’expert de l’intimée ait été impliqué dans ce dossier depuis au moins octobre 2017 — selon les courriels que j’ai lus — soit près de 8 mois avant le début de l’audition, ce n’est que le jour même du début de l’audience que l’intimée ait choisi d’informer le Tribunal de son désir de soumettre un rapport d’expert. Contrairement aux règles de procédure de ce Tribunal, l’intimée n’a pas signalé d’intention de déposer un rapport d’expert avant la journée même du début de l’audience. Et lorsqu’il l’a fait, il a souhaité que l’expert en question puisse assister à toute la preuve du plaignant avant de déposer son rapport. Cela aurait permis de faire ce qui avait été nié par moi-même lorsque j’avais refusé la demande d’expertise médicale quelques mois auparavant. Cela aurait également été un déni de justice pour le plaignant, qui avait le droit de lire ce rapport avant de débuter sa preuve. C’est pourquoi j’ai suspendu alors l’audition afin de permettre à l’intimée de déposer son rapport d’expert dans un délai de 48 heures, avant que le plaignant début sa preuve. 

[53]  L’expert n’a donc jamais rencontré le plaignant pour l’évaluer. L’intimée n’a jamais fait de demande d’évaluation au moment des faits, mais uniquement plusieurs années plus tard, par le biais d’une requête préliminaire déposée en 2017. Comme je l’ai mentionné, j’ai moi-même rejeté cette requête sur la base qu’une telle expertise médicale plus de 6 ans après les faits ne permettra pas d’éclairer le Tribunal sur les éléments en litige qui remonte à 2012 et avant. C’est au moment des faits qu’une telle expertise par l’intimée aurait dû être demandée.

[54]  Il y a deux questions importantes qui ressortent dans ce dossier, à savoir y avait-il déficience au moment des événements ayant mené à des points de démérite et au congédiement du plaignant, et si oui, l’employeur aurait-il dû ou aurait-il pu savoir qu’il y avait déficience? 

[55]  Le rapport de l’expert ne permet d’aider le Tribunal sur aucune de ces questions. En effet, il ne peut aider le Tribunal à la première question, n’ayant pas procédé à l’expertise du plaignant au moment où très près des faits. Dans son rapport, il ne fait que contester les notes médicales d’un autre médecin sans avoir lui-même rencontré le plaignant.

[56]  Quant à savoir si l’employeur aurait dû ou aurait pu savoir s’il y avait déficience, il s’agit d’une question de faits auquel l’expert ne peut se substituer au Tribunal.

[57]  Aujourd’hui l’intimée tente d’entrer en preuve un rapport d’expert qui n’aidera pas le Tribunal sur les questions des faits qui sont devant lui et qui sont survenus 6 ans plus tôt.

[58]  Il m’apparait que le rapport d’expert semble vouloir être déposé pour uniquement contrecarrer les notes médicales du médecin traitant du plaignant. Il vise ainsi à contrecarrer un témoignage de faits, et cela près de 6 ans après les faits en question. 

[59]  Ce faisant ce rapport tente d’outrepasser mes fonctions à titre du juge des faits.

[60]   J’en arrive donc à la conclusion que ce rapport n’est pas pertinent ni nécessaire. En plus, l’analyse coût-bénéfice (je réfère ici aux paragraphes 44, 45 et 46 de cette décision – voir plus haut) révèle que sa valeur probante est surpassée par son effet préjudiciable. 

(iii)  Droit d’être entendu et à une défense pleine et entière

[61]  L’intimée plaide que si le Tribunal déterminait que le rapport d’expert était inadmissible, son droit d’être entendu et de bénéficier d’une défense pleine et entière serait irrémédiablement affecté. Le tribunal n’est pas de cet avis.

[62]  L’intimée peut très bien demander au Tribunal la permission d’assigner le médecin de famille du plaignant s’il considère important de l’interroger sur les notes médicales. Puisque nous avons déjà des dates de réserver en juillet pour cette audience, un témoin de plus ne causerait aucun ou très peu de retard dans le déroulement de l’instruction. J’ajouterais à ceci, pour répondre à l’argument de l’intimée, qu’il n’est pas clair qu’il lui serait interdit de poser des questions suggestives au témoin. À cet égard, je réfère les parties à la décision du TCDP dans Fahmy c. A.A.G.T. 2008 TCDP 12, au para. 73 et au jugement de la Cour fédérale dans RNC Média c. Côté 2015 CF 439, aux paras. 16-18.

V.  Conclusion

[63]  À la lecture du rapport d’expert signifié aux parties et au Tribunal par l’intimée, et à la lecture des courriels et des documents échangés entre les procureurs de l’intimée et de l’expert en question, je conclus que le rapport d’expert soumis par l’intimée ne remplit pas les critères définis dans l’arrêt Mohan et l’arrêt White Burgess de la Cour suprême au point où il n’est pas recevable au sens de l’alinéa 50(3)(c) de la LCDP. Plus précisément, le Tribunal considère que le rapport soumis par l’intimée n’est ni pertinent, ni nécessaire, ni impartial, ni indépendant. En plus, le Tribunal conclut, en fonction de l’analyse coût-bénéfices que la valeur probante de cette preuve est surpassée par son effet préjudiciable.

[64]  L’expert ne repose pas son rapport sur tous les documents soumis et divulgués dans ce dossier, mais seulement sur certains d’entre eux, soumis par l’intimée. À la lecture même de ce rapport, il n’est pas équilibré. Il n’est pas indépendant et ne semble pas exempt d’une influence certaine de la partie intimée. De plus, sans trop m’y attarder, il m’apparait qu’il n’est pas objectif et exempt de parti pris, en ce sens qu’il me semble clairement favoriser une partie au détriment de l’autre. En conclusion, ce rapport ne vise pas à aider le Tribunal : il sert plutôt la partie intimée. 

[65]  Pour ces raisons, le Tribunal accueille les deux requêtes, celle de la Commission et celle du plaignant, en rejet du rapport d’expert.

[66]  Compte tenu de ma décision, il ne m’est pas nécessaire de trancher  la requête subsidiaire de la Commission.

Signée par

Anie Perrault

Membre du Tribunal

Montréal (Québec)

Le 4 juillet 2018

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T2162/3616

Intitulé de la cause : Serge Lafrenière c. Via Rail Canada Inc.

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 4 juillet 2018

Requête traitée par écrit sans comparutions des parties

Représentations écrites par:

Serge Lafrenière, pour lui même

Daniel Poulin , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Jacques Rousse, pour l'intimée

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