Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Titre : Tribunal's coat of arms - Description : Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

 

Référence : 2017 TCDP 15

Date : le 26 mai 2017

No du dossier : T1248/6007

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Levan Turner

Plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

Agence des services frontaliers du Canada

Intimée

Décision sur requête

Membre : Edward P. Lustig

 



I.  Procédure à suivre pour le réexamen

[1]  Le Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») est saisi pour la troisième fois de l’affaire qui nous occupe. La présente décision sur requête vise à déterminer la procédure qu’il convient de suivre pour le réexamen de l’affaire.

II.  Contexte

[2]  M. Turner a initialement déposé sa plainte devant la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») le 8 février 2005. Il allègue avoir été victime de discrimination de la part de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’« ASFC ») sur la base de sa race, de son origine nationale ou ethnique, de son âge et de la perception d’une déficience  fondée sur sa masse corporelle, en violation de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « Loi »). Les allégations découlent de deux concours de l’ASFC tenus en 2003 et 2004.

[3]  Le 24 août 2007, la Commission a demandé au Tribunal d’instruire la plainte, conformément à l’alinéa 44(3)a) de la Loi.

[4]  L’ancien président du Tribunal, J. Grant Sinclair, a instruit l’affaire à Victoria.  L’audience, qui a commencé le 17 novembre 2008, s’est échelonnée sur 10 jours. Le Tribunal a entendu de nombreux témoins et reçu des preuves documentaires ainsi que les plaidoiries finales des parties. Dans sa décision rendue le 10 juin 2010, le membre Sinclair a conclu que la plainte n’était pas justifiée (voir Turner c. Agence des services frontaliers du Canada, 2010 TCDP 15) [la « décision 1 »]).

[5]  La décision 1 a fait l’objet d’une révision judiciaire de la Cour fédérale. Dans sa décision en date du 24 juin 2011, la Cour fédérale a rejeté la requête en révision judiciaire (voir Turner c. Canada (Procureur général), 2011 CF 767).

[6]  La décision de la Cour fédérale a elle-même fait l’objet d’un appel devant la Cour d’appel fédérale (la « CAF »). Dans son arrêt daté du 30 mai 2012, la CAF a accueilli l’appel et annulé la décision de la Cour fédérale. La CAF a conclu que le Tribunal, dans la décision 1, avait omis d’examiner l’un des motifs de discrimination: la perception d’une déficience fondée sur la masse corporelle. La CAF a renvoyé la plainte au Tribunal pour nouvel examen par un membre différent pour qu’il tienne compte des observations de M. Turner relatives à la déficience perçue et toute possibilité de recoupement des autres motifs allégués (voir Turner c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 159).

[7]  À la suite de l’arrêt de la CAF concernant la décision 1, lors d’une conférence téléphonique de gestion d’instance tenue par l’ancien membre Wallace Craig qui était alors chargé du dossier, les parties ont accepté qu’il n’y aurait pas d’audition de novo pour la nouvelle décision, mais que le membre Craig procéderait à l’examen du dossier de la décision 1. Ce dossier contenait notamment les observations et les pièces déposées par les parties ainsi que la transcription de l’audience. En outre, le membre Craig a décidé de permettre aux parties de présenter de nouvelles observations finales lors d’une audience, laquelle a eu lieu à Victoria en novembre 2013 pendant deux jours.

[8]  Le 7 mars 2014, dans une décision fondée sur le dossier de la décision 1, le membre Craig a conclu que la plainte était fondée (voir Turner c. Agence des services frontaliers du Canada, 2014 TCDP 10) [la « décision 2»]).

[9]  Le membre Craig a rendu une décision distincte sur la réparation le 7 mai 2015 (voir Turner c. Agence des services frontaliers du Canada, 2015 TCDP 10).

[10]  La décision 2 a fait l’objet d’une révision judiciaire par la Cour fédérale. Dans sa décision rendue le 26 octobre 2015, la Cour fédérale a accueilli la requête en révision et ordonné le renvoi de l’affaire à un autre tribunal en vue d’un nouvel examen (voir Canada (Procureur général) c. Turner, 2015 CF 1209). Aux paragraphes 52 et 53 de sa décision, la Cour fédérale a déclaré ce qui suit :

[52]  Compte tenu de ces points, je conclus que la manière dont le second tribunal a évalué la preuve ainsi que sa conclusion selon laquelle M. Turner avait établi une preuve de discrimination – pour s’être vu priver de possibilités d’emploi du fait de son âge, de sa race et d’une déficience perçue, l’obésité – sont déraisonnables.

VII.  Conclusion et décision

[53]  Les conclusions du tribunal ne sont pas étayées par les preuves qui lui ont été soumises. Par conséquent, sa conclusion selon laquelle M. Turner avait établi une preuve de discrimination n’appartient pas aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il me faut donc accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et ordonner qu’un autre tribunal réexamine l’affaire.

[11]  La décision de la Cour fédérale a été portée en appel devant la CAF. Dans son arrêt en date du 6 janvier 2017, la CAF a rejeté l’appel (voir Turner c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 2).  Aux paragraphes 56 et 70 à 72, la CAF a déclaré ce qui suit :

[traduction]

[56]  J’accepte le point de vue de l’intimé selon lequel les conclusions du Tribunal quant à la crédibilité des témoins ont droit à moins de déférence que les conclusions en matière de crédibilité de façon générale parce que le Tribunal a fondé sa décision sur la seule transcription, sans bénéficier de l’avantage de l’audition directe des témoins, et n’était donc pas en mesure d’évaluer le comportement de ceux-ci. Tout le monde s’entend pour dire que, dans un monde idéal, le Tribunal aurait dû être en mesure d’entendre de nouveau les témoins. À l’audience, l’intimé a fait valoir que le Tribunal aurait pu assigner des témoins s’il avait des doutes. Je dois rejeter cet argument puisque les parties ont convenu que le volumineux dossier serait adéquat aux fins du nouvel examen. En fait, la transcription de la conférence de gestion de l’instance démontre que les deux parties et le Tribunal étaient conscients des difficultés que posait un réexamen fondé sur le seul dossier. Cela dit, le Tribunal devait fonder ses conclusions en matière de crédibilité sur la preuve.

[…]

[70]  Ces erreurs me convainquent que la décision du Tribunal n’est pas appuyée par le dossier. Je conclus que le Tribunal a substitué son évaluation des qualifications de l’appelant à celle du jury de sélection en concluant que l’appelant avait été victime de discrimination. Il est manifeste à la lecture de la décision du Tribunal que celui‑ci était en désaccord avec les critères utilisés par les jurys de sélection et a commis une erreur fondamentale en concluant que le premier volet du critère énoncé dans la décision Shakes avait été respecté, en partie sur le fondement d’une concession qui n’avait jamais été faite par l’intimé (décision du Tribunal aux paragraphes 168, 189, 195, 212 et 220).

[71]  Je dois aussi souligner qu’à mon avis, rien ne justifie les conclusions défavorables quant à la crédibilité tirées par le Tribunal à l’égard des témoins de l’intimé, en particulier en ce qui concerne M. Tarnawski (décision du Tribunal aux paragraphes 181, 189, 228 et 233) et M. Baird (idem aux paragraphes 135, 141, 149, 152, 252 et 253), et qu’il n’y avait certainement aucune raison de recourir à des adjectifs péjoratifs. Après examen de la transcription, il est manifeste que les conclusions du Tribunal en matière de crédibilité ne sont pas étayées par le dossier.

V.  Conclusion

[72]  Pour tous ces motifs, je conclus, sur la base des faits et du droit, que la décision du Tribunal se situe hors du cadre des issues justifiables. Par conséquent, l’appel est rejeté avec dépens.

[12]  Lors de la conférence téléphonique de gestion de l’instance que j’ai tenue le 20 mars 2017, les parties n’ont pas réussi à s’entendre sur la procédure qu’il convenait de suivre pour le réexamen de l’affaire ordonné par les Cours fédérales dans leurs décisions relatives à la décision 2. J’ai autorisé les parties à formuler des observations écrites énonçant leur position respective quant à la procédure à suivre pour le réexamen, ce qu’elles ont fait.

III.  Positions des parties

A.  Position de M. Turner

[13]  La position de M. Turner est que rien ne justifie une audition de novo de la plainte.  Le Tribunal devrait plutôt examiner le dossier de la décision 1 comme le membre Craig l’a fait dans la décision 2. Toutefois, M. Turner veut que, dans le cadre de son réexamen, le Tribunal tienne une [traduction] « audience partielle de novo » pour recevoir de nouveaux éléments de preuve mis au jour. Les parties devraient également avoir le droit de formuler des observations orales devant le Tribunal.

[14]  Le plaignant présente les arguments suivants à l’appui de sa position :

  • La CAF a maintenant ordonné au Tribunal de réexaminer l’affaire et de déterminer la procédure à suivre.Le Tribunal est « maître de sa propre procédure ». Comme la Cour fédérale n’a pas ordonné la tenue d’une audience de novo comme le demande l’ASFC, on peut en déduire que la CAF ne s’attendait pas à ce que le Tribunal tienne une audience de novo et le faire serait incompatible avec l’arrêt de la CAF.

  • Il n’est pas loisible au Tribunal de procéder à la tenue d’une audience complète de novo puisque le membre Craig avait déjà décidé, avec l’accord de l’ASFC, qu’une audience de novo ne serait pas nécessaire, et aucun élément nouveau depuis la décision 2 n’était susceptible de justifier un changement de cap. L’accord de l’ASFC par rapport à cette approche est noté explicitement dans la décision de la CAF comme appuyant la pertinence du dossier existant pour les besoins d’un réexamen. De plus, la tenue d’une audience de novo retarderait inutilement les choses et ajouterait divers coûts, étant donné l’estimation de la durée d’une audience de novo – trois semaines, alors que les plaidoiries ne prendraient que deux jours (le plaignant n’a pas expressément fourni d’estimation de temps pour [traduction] « [l']audience partielle de novo » qu’il sollicite).

  • Il n’est pas logique de ne pas tenir compte de la transcription de l’audience relative à la décision 1 tenue en 2008 et 2009 et d’entendre maintenant des témoignages oraux qui seraient moins fiables et, par conséquent, potentiellement préjudiciables en raison de la longue période écoulée. 

  • Des problèmes pourraient se poser si, à l’audience de novo, la preuve orale des témoins était incompatible avec celle qu’ils ont présentée à l’audience initiale. D’autres difficultés pourraient survenir en raison de l’absence d’un témoin clé de l’ASFC qui a fait une déposition à l’audience initiale, mais dont on ne s’attend pas à ce qu’il puisse témoigner, pour des raisons personnelles, à une nouvelle audience.

  • Il n’existe aucune obligation juridique de tenir une audience de novo. Aucune des « raisons traditionnelles » qui pourraient commander la tenue d’une audience de novo n’est présente en l’espèce (à savoir partialité, manquement à l’équité procédurale ou questions de fait non résolues).

  • M. Turner soutient qu’il existe des documents pertinents relatifs aux processus de sélection en l’espèce, qui n’ont pas été produits avant l’audience initiale et dont il a l’intention de demander la production. La justice naturelle exige que l’on permette aux parties de s'appuyer sur de tels éléments de preuve étant donné que l’affaire a été renvoyée pour réexamen, et le Tribunal est tenu de les examiner. Par ailleurs, il pourrait y avoir d’autres lacunes dans la preuve connue des parties, qu’il serait approprié d’examiner, selon M. Turner, dans le cadre de nouveaux témoignages, sous réserve du droit d’objection des parties et de la décision à cet égard du Tribunal.

B.  Position de l’ASFC

[15]  La position de l’ASFC est que les principes de justice naturelle et d’équité procédurale exigent l’audition de novo de toute l’affaire.

[16]  L’ASFC présente les arguments suivants à l’appui de sa position :

  • Les motifs de l’arrêt de la CAF relatif à la décision 1 et les motifs de l’arrêt de la CAF relatif à la décision 2 sont foncièrement différents, et la position de l’ASFC concernant la procédure qui devrait dorénavant être suivie par le Tribunal pour le réexamen est attribuable à ces différences.

  • En ce qui concerne la décision 1, la CAF a renvoyé l’affaire au Tribunal pour qu’il rende une nouvelle décision en tenant pour acquis que les motifs du membre Sinclair étaient muets quant à l’un des motifs de discrimination (perception d’une déficience fondée sur la masse corporelle) et son interrelation avec les autres motifs, mais le membre Sinclair avait présidé une audience de plus de 10 jours et avait eu la possibilité d’évaluer de façon complète le comportement des témoins. Pour ce motif, l’ASFC a accepté que la décision 2 soit rendue sur la seule base de l’examen du dossier.

  • En ce qui concerne la décision 2, la CAF a confirmé la décision de la Cour fédérale de renvoyer l’affaire au Tribunal pour un réexamen en tenant pour acquis que les motifs du membre Craig étaient déraisonnables, car il avait commis des erreurs fondamentales en tirant ses erreurs de fait et était parvenu à des conclusions défavorables quant à la crédibilité qui n’étaient aucunement étayées par le dossier. La CAF a indiqué que le membre Craig avait fondé sa décision sur la preuve contenue dans les transcriptions sans entendre directement les dépositions des témoins et qu’il n’était par conséquent pas en mesure d’évaluer leur comportement. La CAF a exprimé l’avis suivant : [traduction] « Tout le monde s’entend pour dire que, dans un monde idéal, le Tribunal aurait dû être en mesure d’entendre de nouveau les témoins » (2017 CAF 2, par. 56).

  • Contrairement aux circonstances de la décision 2 dans lesquelles le membre Craig devait rendre sa décision, en l’espèce, les parties ne se sont pas entendues sur la procédure à suivre par le Tribunal pour le réexamen. L’absence de consentement de l’ASFC à un réexamen du Tribunal sur dossier plutôt qu’à une audience de novo est attribuable aux différences entre la décision 1 et la décision 2. Dans la décision de la Cour fédérale relative à la décision 2, celle-ci a jugé que la décision du membre Craig était déraisonnable en raison d’erreurs de fait et de crédibilité étayées par la preuve contenue dans les transcriptions, sans entendre directement les dépositions de témoins.

  • En l’absence d’un consentement unanime des parties à une audience sur la base de tout ou partie du dossier existant, la règle audi alteram partem -- « il appartient à celui qui entend la cause de la trancher » -- exige qu’une audience de novo soit tenue. L’ASFC n’a pas renoncé à son droit. Il serait porté atteinte à son droit à l’équité procédurale et à la justice naturelle s’il n’y avait pas d’audience de novo, laquelle permettrait au Tribunal d’entendre directement les dépositions des témoins et d’avoir la possibilité d’évaluer leur comportement et leur crédibilité.

  • L’ASFC est fortement en désaccord avec les déclarations faites par M. Turner dans ses observations selon lesquelles [traduction] « pour une raison quelconque » l’ASFC n’a pas respecté ses obligations de divulgation [traduction] « avant l’audience précédente » et qu’il existait de nouveaux éléments de preuve à communiquer par l’ASFC dans le cadre d’une [traduction] « audience partielle de novo ».

  • L’ASFC reconnaît la nécessité de réduire les coûts et les délais en s’entendant de bonne foi avec M. Turner sur les faits non en litige et les témoignages et éléments de preuve documentaires non contestés, lesquels n’ont pas besoin d’être présentés de la même façon qu’ils l’ont été devant le membre Sinclair. L’ASFC confirme que l’un des témoins ne sera pas en mesure de témoigner à la nouvelle audience pour des raisons personnelles et qu’il faut décider de la façon dont sa preuve devra être présentée, le cas échéant.

IV.  Analyse

[17]  Je n’estime pas que le consentement de l’ASFC à utiliser le dossier antérieur pour la décision 2 la lie maintenant de quelque façon que ce soit quant à un éventuel nouvel emploi du dossier antérieur aux fins du présent réexamen. Je n’estime pas non plus que le commentaire de la CAF sur l’accord antérieur de l’ASFC à un examen sur dossier puisse être considéré comme une conclusion selon laquelle le dossier présenté au membre Craig était adéquat pour le réexamen en cause en l’espèce.  À mon avis, la CAF rejetait simplement au paragraphe 56 – reproduit ci-dessus – de son arrêt (2017 CAF 2) un argument formulé par l’ASFC devant elle, à savoir que le membre Craig aurait pu entendre des témoignages oraux s’il l’avait voulu.  Elle faisait simplement remarquer que les parties avaient convenu, aux fins de l’audience tenue par le membre Craig, que le dossier était adéquat.  Rien dans cet arrêt ne me donne à penser que la CAF était aussi parvenue à la conclusion que la procédure suivie par le membre Craig était la meilleure façon de procéder pour lui.  En fait, ce paragraphe peut aussi être interprété comme signifiant le contraire.

[18]  De plus, je ne suis pas d’accord avec l’affirmation de M. Turner selon laquelle la CAF, en ne précisant pas qu’une audience de novo devait maintenant être tenue par le Tribunal pour son réexamen de l’affaire, avait conclu implicitement qu’une audience de novo n’est pas une façon appropriée de procéder pour le réexamen ou que la procédure proposée par M. Turner est plus appropriée.  On peut également soutenir qu’en ne précisant pas que le Tribunal doit maintenant statuer sur l’affaire sur dossier, la CAF a implicitement désapprouvé une telle procédure, particulièrement en raison de ses commentaires au paragraphe 56 de son arrêt (2017 CAF 2) au sujet des [traduction] « problèmes » associés à cette façon de procéder et aux avantages de pouvoir [traduction] « entendre de nouveau les témoins ».

[19]  Ce que nous savons, sans avoir besoin d’inférer quoi que ce soit, c’est que la CAF n’a précisé aucune façon de procéder pour le réexamen actuel et a par conséquent laissé au Tribunal le soin de trancher cette question.  Pour décider de la procédure à suivre, le Tribunal est avant tout tenu d’agir équitablement.

[20]  L’obligation d’équité commande que les parties touchées par une décision aient « […] la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position, et [aient] droit à ce que les décisions touchant leurs droits, intérêts ou privilèges soient prises à la suite d’un processus équitable, impartial et ouvert, adapté au contexte légal institutionnel et social de la décision » (voir Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, par. 28 [« Baker »]).

[21]  En effet, le paragraphe 50(1) de la Loi dispose :

Le membre instructeur, après avis conforme à la Commission, aux parties et, à son appréciation, à tout intéressé, instruit la plainte pour laquelle il a été désigné; il donne à ceux-ci la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations.

De plus, le paragraphe 48.9(1) de la Loi prévoit que « [l’]instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique ».

[22]  Un aspect de l’obligation d’équité procédurale est le principe selon lequel il appartient à celui qui entend la cause de la trancher. Par conséquent, en règle générale, l’équité procédurale exige que les décideurs entendent toute la preuve ainsi que tous les arguments présentés par les parties (voir Sitba c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 RCS 282, p. 329 [« Consolidated-Bathurst »]).  Pour reprendre les termes de la majorité de la Cour suprême du Canada dans Consolidated-Bathurst, à la page 335 :

Dans toute décision, les membres du banc doivent établir les faits, les normes juridiques à appliquer à ces faits et, enfin, ils doivent évaluer la preuve conformément à ces normes juridiques. […] La détermination et l’évaluation des faits sont des tâches délicates qui dépendent de la crédibilité des témoins et de l’évaluation globale de la pertinence de tous les renseignements présentés en preuve. En général, les personnes qui n’ont pas entendu toute la preuve ne sont pas à même de bien remplir cette tâche et les règles de justice naturelle ne permettent pas à ces personnes de voter sur l’issue du litige.

[23]  Le décideur doit entendre toute la preuve et les arguments des parties, mais cela n’a rien à voir avec la manière dont l’audience a lieu. Autrement dit, l’existence d’une obligation d’équité n’est pas déterminante quant aux exigences procédurales applicables dans une situation donnée.  Il faut tenir compte du contexte de chaque affaire pour déterminer le contenu de l’obligation d’équité procédurale (voir Baker, par. 21).

[24]  À cet égard, le Tribunal n’a pas besoin d’entendre toute la preuve orale pour trancher les questions de fond qui lui sont présentées (voir Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445, par. 115-158 [« Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations »]; et Canada (Commission des droits de la personne) c. Société canadienne des Postes, 2004 CF 81, par. 5-20).  Pour reprendre les mots de la Cour fédérale dans Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations, aux paragraphes 128 et 148-149 :

[128] L’établissement de la procédure à suivre pour parvenir promptement à une décision équitable et juste à l’égard de chaque plainte dont il est saisi relève donc à bon droit de la fonction juridictionnelle du Tribunal. La nature de cette procédure peut varier d’un cas à l’autre, en fonction du genre de questions en cause.

[…]

[148] […] Dans chaque cas, le Tribunal doit examiner les faits et les questions qui lui ont été présentés et déterminer la procédure qu’il convient de suivre dans le but de garantir un processus d’audience aussi informel et rapide que le respect des principes de justice naturelle et des règles de procédure le permet.

[149] Le processus retenu par le Tribunal doit cependant être équitable et il doit en toutes circonstances donner à chacune des parties « la possibilité pleine et entière de comparaître, […] de présenter des éléments de preuve ainsi que leurs observations » en ce qui concerne la question en litige.

[25]  Ce raisonnement est conforme à la description de l’obligation d’équité procédurale dans Baker ainsi qu’au raisonnement de la majorité de la Cour suprême du Canada dans Prassad c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 1 RCS 560, aux pages 568-569 :

En règle générale, ces tribunaux sont considérés maîtres chez eux. En l’absence de règles précises établies par loi ou règlement, ils fixent leur propre procédure à la condition de respecter les règles de l’équité et, dans l’exercice de fonctions judiciaires ou quasi judiciaires, de respecter les règles de justice naturelle.

[26]  Cela dit, en présence de questions de crédibilité et de preuves contradictoires, l’audition de vive voix des témoins devient plus nécessaire. À cet égard, la Cour suprême du Canada a déclaré au paragraphe 59 de Singh c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177 :

Je ferai cependant remarquer que, même si les auditions fondées sur des observations écrites sont compatibles avec les principes de justice fondamentale pour certaines fins, elles ne donnent pas satisfaction dans tous les cas. Je pense en particulier que, lorsqu’une question importance de crédibilité est en cause, la justice fondamentale exige que cette question soit tranchée par voie d’audition. Les cours d’appel sont bien conscientes de la faiblesse inhérente des transcriptions lorsque des questions de crédibilité sont en jeu et elles sont donc très peu disposées à réviser les conclusions des tribunaux qui ont eu l’avantage d’entendre les témoins en personne : voir l’arrêt Stein c. Le navire « Kathy K », [1975 CanLII 146 (CSC)] [1976] 2 R.C.S. 802, aux pp. 80608 (le juge Ritchie). Je puis difficilement concevoir une situation où un tribunal peut se conformer à la justice fondamentale en tirant, uniquement à partir d’observations écrites, des conclusions importantes en matière de crédibilité.

[27]  Dans le contexte des instances en matière de droits de la personne, la Cour fédérale a aussi adopté un point de vue similaire, déclarant dans Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations, au paragraphe 141 :

[141] La majorité des affaires en matière de droits de la personne sont très fortement tributaires de faits qui leur sont propres, lesquels sont souvent vigoureusement contestés. Par conséquent, de nombreux cas mettent en jeu de graves questions de crédibilité. Bien que le Tribunal puisse recevoir des preuves par affidavit, plus les faits sont âprement contestés et plus les enjeux liés à des questions de crédibilité sont importants, moins il convient de procéder de la sorte. En pareils cas, il pourrait bien être nécessaire d’entendre l’affaire au fond, ce qui implique l’audition de témoins en preuve principale et en contre-interrogatoire en présence d’un membre du Tribunal.

[28]  Dans l’affaire qui nous occupe, je dois soupeser à la fois l’équité et la rapidité avec laquelle on peut trancher la requête. Les parties ont proposé des arguments valides pour les deux types de procédures. Tout bien considéré, je crois toutefois qu’il est plus équitable et plus rapide de procéder à une audition complète de novo pour les raisons suivantes :

  1. Les deux parties ne consentent pas à l’utilisation du dossier de l’audience orale tenue devant le membre Sinclair comme elles l’avaient fait pour le réexamen du membre Craig. Je ne connais aucune affaire où le Tribunal a refusé de tenir une audience de novo lors d’un réexamen lorsqu’une partie l’a demandé.

  2. Dans la présente affaire, des questions de crédibilité et de preuve contradictoire sont en jeu. J’ai la chance de pouvoir éviter les difficultés auxquelles le membre Craig a été confronté en ayant la possibilité de voir et d’entendre les témoins en personne et de leur poser des questions moi-même. Toutes les questions relatives à la fiabilité ou aux contradictions de la preuve susceptibles d’être soulevées lors de l’audience de novo seront ainsi mieux traitées si elles se présentent.Le Tribunal et les parties seront alors mieux placés pour évaluer la situation.

  3. Le temps que cela me prendrait pour lire correctement les transcriptions et examiner en détail le dossier de l’audience précédente doit être pris en considération. Il est peu probable qu’on gagnerait beaucoup de temps en examinant le dossier initial étant donné que M. Turner a demandé une [traduction] « audience partielle de novo » qui elle-même risque de rallonger la procédure et d’apporter de la confusion.

  4. De plus, je m’attends à ce que les parties agissent de bonne foi pour réduire le temps et les coûts de l’audience en s’entendant sur les faits et les documents qui ne sont pas contestés et en prenant les mesures nécessaires et à leur disposition pour simplifier les choses.

V.  Décision sur requête

[29]  Pour ces motifs, la procédure pour le réexamen de la présente affaire se fera au moyen d’une audience de novo.

[30]  Les questions relatives aux nouveaux éléments de preuve, à la divulgation et à l’emploi de la transcription de l’audience précédente dans le cadre de l’audience de novo seront discutées lors de la prochaine conférence téléphonique de gestion de l’instance.

Signée par

Edward P. Lustig

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 26 mai 2017

 

Tribunal canadien des droits de la personne

Parties inscrites au dossier

Dossier du Tribunal : T1248/6007

Intitulé : Levan Turner c. Agence des services frontaliers du Canada

Date de la décision sur requête du Tribunal  : le 26 mai 2017

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties

Observations écrites :

David Yazbeck , avocat du plaignant

Graham Stark , avocat de l'intimée

 

 

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