Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

 

Référence : 2017 TCDP  6

Date : le 29 mars 2017

Numéro du dossier : T1999/7913

Entre :

Donna Casler

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

la Commission

- et -

Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

l'intimée

Décision sur requête

Membre : J. Dena Bryan

 



I.  Requête pour modifier la plainte ou déterminer sa portée

[1]  Mme Donna Casler prétend que la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (le Canadien National – « CN ») a fait preuve de discrimination à son endroit, dans le cadre de son emploi, pour des motifs fondés sur le sexe et la déficience, en vertu des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne  la Loi »). En résumé, elle soutient que le CN l’a traitée de manière  préjudiciable, a refusé de prendre des mesures d’accommodement à l’égard de sa déficience et a adopté des politiques ou des pratiques discriminatoires.

[2]  Lorsque Mme Casler a déposé sa plainte auprès de la Commission le 22 septembre 2004, elle était en arrêt de travail depuis le mois d’août 2000, et cet arrêt de travail était attribuable, selon elle, au fait que le CN n’avait pas pris des mesures d’accommodement par rapport à sa déficience. Lorsque la plainte a été portée devant ce Tribunal le 28 février 2014, le CN avait déjà congédié Mme Casler le 6 septembre 2006. Mme Casler soutient que son congédiement est l’aboutissement du défaut de mesures d’accommodement, comme elle l’a expliqué dans sa plainte originale. La présente requête vise donc à inclure son congédiement et les faits afférents, y compris certains faits antérieurs au mois d’août 2000, dans la portée de l’enquête menée par le Tribunal concernant sa plainte. Par ailleurs, Mme Casler a présenté une requête pour modifier sa plainte en vue d’y ajouter ces renseignements.

[3]  Le CN soutient que la plainte déférée au Tribunal se limite à la période du 25 août 2000 au 22 septembre 2004. Il estime que Mme Casler ne devrait pas être autorisée à modifier sa plainte pour y inclure des questions qui ne coïncident pas avec cette période de renvoi; cela porterait préjudice au CN.

[4]  Dans cette affaire, la Commission a limité sa participation aux conférences téléphoniques de gestion d’instance et n’a pas présenté d’observations concernant cette requête provisoire.

[5]  Pour les motifs exposés ci-après, je conclus que le renvoi de la plainte de Mme Casler devant la Commission ne se limite pas à la période du 25 août 2000 au 22 septembre 2004. Les allégations formulées par Mme Casler concernant les événements survenus avant et après cette période, ce qui inclut son congédiement, s’inscrivent bel et bien dans le champ d’application de sa plainte.

II.  Questions à trancher

[6]  Après avoir examiné et pris en considération les observations des parties, j’ai conclu que les questions suivantes sont celles qu’il me faut trancher dans cette décision sur requête :

  1. Dans quelle mesure le Tribunal est-il apte à déterminer la portée de la plainte ou les modifications qu’il convient d’y apporter?
  2. Existe-t-il une échéance ou une portée définie touchant le renvoi de la plainte de Mme Casler devant le Tribunal?
  3. Les événements survenus avant le 25 août 2000 et après le 22 septembre 2004 relèvent-ils de la portée de la plainte de Mme Casler?
  4. Le CN subira-t-il un préjudice si les événements survenus avant le 25 août 2000 et après le 22 septembre 2004 relèvent de la portée de la plainte de Mme Casler?

III.  Analyse

A.  Dans quelle mesure le Tribunal est-il apte à déterminer la portée de la plainte ou les modifications qu’il convient d’y apporter?

[7]  Le rôle du Tribunal est d’instruire les plaintes qui lui sont déférées par la Commission (voir les articles 40, 44 et 49 de la Loi). Par conséquent, pour déterminer la portée d’une plainte et s’il faut autoriser des modifications à celle-ci, il convient d’examiner la plainte originale et la demande d’enquête de la Commission, laquelle demande comprend généralement une lettre du président, la plainte originale et le formulaire de résumé de la plainte préparé par la Commission. Lors de cet examen, le Tribunal s’assure qu’il existe un lien avec les allégations qui ont donné lieu à la plainte originale et que cela n’outrepasse pas le mandat conféré à la Commission, en vertu de la Loi, en ce qui a trait au renvoi. Autrement dit, la décision concernant la portée ou les modifications ne peut pas introduire une plainte fondamentalement nouvelle, qui n’a pas été examinée par la Commission [voir Canada (Procureur général) c. Parent, 2006 CF 1313 au paragraphe 30 (« Parent »); Kanagasabapathy c. Air Canada, 2013 TCDP 7 aux paragraphes 29 et 30 (« Kanagasabapathy »); Gaucher c. Forces armées canadiennes, 2005 TCDP 1 au paragraphe 9 (« Gaucher »)].

[8]  Cela dit, il faut garder à l’esprit que le dépôt d’une plainte constitue la première étape du processus de résolution des plaintes en vertu de la Loi. Un ensemble de faits plus ou moins exacts sont alors avancés et doivent être examinés plus avant par la Commission. Comme l’a affirmé le Tribunal au paragraphe 11 de la décision Gaucher, « [i]l est inévitable que de nouveaux faits et de nouvelles circonstances soient souvent révélés au cours de l’enquête. Il s’ensuit que les plaintes sont susceptibles d’être précisées. »

[9]  En effet, la plainte originale ne tient pas lieu de plaidoirie dans le processus juridictionnel du Tribunal, menant à une audience. Au contraire, ce sont les exposés des précisions déposés devant le Tribunal qui énoncent les conditions plus précises de l’audience. Dans la mesure où le fond de la plainte originale est respecté, la plaignante et la Commission devraient être autorisées à clarifier et à expliquer les allégations initiales avant la tenue d’une audience à l’égard de l’affaire (voir Gaucher, au paragraphe 10).

[10]  Le rôle du Tribunal dans une requête comme celle présentée en l’espèce consiste à examiner les documents et les observations concernant la portée ou les modifications demandées, à déterminer la teneur même de la plainte et à décider si la définition de la portée ou les modifications demandées sont liées à l’objet principal de la plainte et si elles sont nécessaires pour permettre au Tribunal d’enquêter sur les questions essentielles en litige. Ce faisant, il n’incombe pas au Tribunal de réexaminer l’enquête menée par la Commission ou sa décision de déférer la plainte sur la base des résultats de l’enquête. Cette compétence relève exclusivement de la Cour fédérale (voir Waddle c. Chemin de fer Canadien Pacifique et Conférence ferroviaire de Teamsters Canada, 2016 TCDP 8, aux paragraphes 32 à 38).

[11]  Comme lors de toutes ses interventions lorsqu’il s’agit de rendre une décision concernant la portée et les modifications, le Tribunal doit respecter les principes de justice naturelle et s’assurer que chacune des parties a la possibilité pleine et entière de présenter sa preuve [voir les paragraphes 48.9(1) et 50(1) de la Loi]. Toute modification qui porte à l’une des parties un préjudice grave et irréparable ne devrait pas être autorisée [voir Cook c. Première Nation D’onion Lake, 2002 CanLII 61849 (TCDP), au paragraphe 20].

B.  Existe-t-il une échéance ou une portée définie touchant le renvoi de la plainte de Mme Casler devant le Tribunal?

[12]  Selon le CN, le renvoi de la plainte de Mme Casler devant le Tribunal par la Commission comprenait une limite temporelle visant sa portée. C’est-à-dire que la Commission a limité la portée du renvoi aux allégations formulées durant la période du 25 août 2000 au 22 septembre 2004.

[13]  Le CN soutient que, après avoir d’abord examiné la plainte de Mme Casler en vertu de l’article 41(1) de la Loi, la Commission a écrit une lettre datée du 6 janvier 2005 à l’attention des parties, indiquant qu’elle avait décidé de traiter uniquement les allégations portant sur les faits survenus entre le 25 août 2000 et le 22 septembre 2004. Le CN fait valoir que cette décision de la Commission n’a jamais été changée ou modifiée par une décision ultérieure de la Commission. Par conséquent, la seule décision de la Commission respectant la période de la plainte est énoncée dans cette lettre du 6 janvier 2005; cette décision est donc demeurée déterminante et a constamment été respectée durant les enquêtes de la Commission touchant la plainte et, en définitive, dans sa décision de renvoyer la plainte au Tribunal.

[14]  À mon avis, la plainte n’est pas visée par une limite temporelle ou une portée définie comme l’indique le CN. Les observations du CN ne tiennent pas compte de la série d’événements et de décisions qui sont survenus après la lettre du 6 janvier 2005 de la Commission et, plus important encore, de l’actuel renvoi de la plainte devant ce Tribunal.

[15]  Après l’enquête initiale de la Commission, il a été recommandé que la plainte soit rejetée; cette recommandation a été adoptée dans une décision de la Commission datée du 17 juin 2009. Mme Casler a déposé une demande de révision judiciaire de la décision de la Commission. Alors qu’elle n’a pas eu gain de cause à la Cour fédérale (voir Casler c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2011 CF 148 [Casler 2011]), la Cour d’appel fédérale a confirmé l’appel et renvoyé l’affaire devant la Commission pour que cette dernière mène une nouvelle enquête (voir Casler c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2012 CAF 135 [Casler 2012]).

[16]  Le CN renvoie aux extraits des affaires Casler 2011 et Casler 2012 afin d’appuyer son argument concernant la portée temporelle et pour indiquer qu’à aucun moment avant la présente requête Mme Casler n’a soulevé la question de son congédiement ou les événements survenus en dehors de la période du 25 août 2000 au 22 septembre 2004.

[17]  Toutefois, la décision rendue dans l’affaire Casler 2012 avait pour effet de rejeter la première enquête et la première décision de la Commission. La première enquête et la décision qui en a découlé de ne pas renvoyer la plainte ne sont pas pertinentes puisque la décision subséquente de renvoyer la plainte au Tribunal était fondée sur une nouvelle enquête et sur une nouvelle décision de la Commission. Les affaires Casler 2011 et Casler 2012 n’appuient pas l’affirmation du CN selon laquelle la plainte aurait une limite temporelle ou que sa portée serait limitée.

[18]  À la suite d’une nouvelle enquête, la Commission a décidé de renvoyer la plainte de Mme Casler devant le Tribunal le 28 février 2014. Les documents de saisine transmis au Tribunal comprennent un formulaire de plainte de quatre pages signé par Mme Casler le 22 septembre 2004. Ce formulaire n’a pas été mis à jour ou modifié par la Commission ou Mme Casler depuis ce temps. De plus, dans les documents de saisine, on retrouve un résumé de la plainte préparé par la Commission et contenant de l’information dans les cases « numéro de dossier », « date de réception », « nom de la plaignante », « adresse et nom de l’intimé » et « endroit où l’événement s’est produit »; ces éléments d’information ne sont pas remis en cause.

[19]  Sous la rubrique [traduction] « date de la conduite présumée », le résumé de la plainte précise : [traduction] « du 14 octobre 1998 au 4 juillet 2000 et du 25 août 2000 au 22 septembre 2004 et à ce jour ». Sous la rubrique [traduction] « motifs de distinction illicites pertinents », on peut lire : [traduction] « invalidité (fibromyalgie et encéphalo-myélite myalgique); sexe (féminin) ». Sous la rubrique [traduction] « articles applicables de la Loi canadienne sur les droits de la personne », on peut lire : [traduction] « 7 et 10 ».

[20]  Sous [traduction] « Pratiques (p. ex. congédiement, harcèlement) », on peut lire :

[traduction] « Emploi - Traitement différent et préjudiciable

 - Défaut de mesures d’accommodement

 - Politique ou pratique discriminatoire »

[21]  Le formulaire de plainte et le résumé de la plainte sont accompagnés d’une lettre de la Commission (signée par M. David Langtry) datée du 28 février 2014, à l’attention de Susheel Gupta, président intérimaire du Tribunal à l’époque. La lettre se lit comme suit :

[traduction]

« Je vous écris pour vous informer que la Commission canadienne des droits de la personne a examiné la plainte (20040537) de Donna Casler visant la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada.

La Commission a décidé, en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de vous demander d’instruire la plainte, car elle est convaincue, compte tenu des circonstances, qu’une enquête est justifiée.

Je tiens également à vous informer que la Commission a décidé antérieurement d’instruire les seules allégations portant sur les faits survenus à partir du 25 août 2000.

Vous trouverez ci-joint une copie de la plainte. Le formulaire no 1, qui comporte des informations sur la plaignante et l’intimée, sera transmis par la Division des services du contentieux.

La plaignante et l’intimée seront informées qu’elles recevront du Tribunal de plus amples renseignements sur cette instance. »

[22]  Le résumé de la plainte ne contient pas le terme « congédiement » sous la rubrique [traduction] « Pratiques (p. ex. congédiement, harcèlement) » et cette lettre de M. Langtry précise que la Commission [traduction] « a décidé antérieurement d’instruire les seules allégations portant sur les faits survenus à partir du 25 août 2000 », sans en expliquer la pertinence, le cas échéant, au Tribunal.

[23]  Durant une téléconférence tenue le 18 octobre 2016, j’ai demandé à l’avocat de la Commission s’il avait des observations à faire concernant cette lettre, mais aucune observation n’a été faite à ce moment et comme on l’a mentionné plus haut, la Commission n’a présenté aucune observation sur cette requête.

[24]  Le Tribunal a estimé que si la Commission a l’intention de demander une enquête portant sur seulement une partie d’une plainte, cette intention doit être énoncée explicitement dans la lettre de demande qu’elle envoie au président du Tribunal (voir Kanagasabapathy aux paragraphes 30 à 32; et Blodgett c. GE-Hitachi Nuclear Energy Canada Inc., 2013 TCDP 24 au paragraphe 67).

[25]  La phrase de la lettre du 28 février 2014 de M. Langtry qui se lit comme suit [traduction] « [j]e tiens également à vous informer que la Commission a décidé antérieurement d’instruire les seules allégations portant sur les faits survenus à partir du 25 août 2000 » est un énoncé ambigu et n’est pas une limite ou une restriction explicite de la portée de la plainte renvoyée devant le Tribunal. Par conséquent, je ne peux convenir du fait que cette phrase a pour but ou pour effet de limiter l’enquête du Tribunal aux seuls événements survenus après le 25 août 2000. Il n’y a également aucune mention d’une date de fin comme le 22 septembre 2004, à part le fait qu’il s’agit de la date du formulaire de plainte original.

[26]  J’estime que la Commission n’a pas imposé de limite temporelle par rapport à la saisine du Tribunal en ce qui concerne la plainte de Mme Casler. Cela dit, la question essentielle de cette requête n’est pas de déterminer quand ou à quelle date les allégations ou les événements se sont produits, mais, comme il a été mentionné précédemment, si ces événements et allégations sont liés à l’essence de la plainte originale.

C.  Les événements survenus avant le 25 août 2000 et après le 22 septembre 2004 relèvent-ils de la portée de la plainte de Mme Casler?

[27]  Mme Casler soutient que son licenciement (le 6 septembre 2006) et les circonstances qui ont donné lieu à celui-ci, telles qu’énoncées dans son exposé des précisions, sont inextricablement liés à la plainte initiale qu’elle a déposée et dont le Tribunal a été saisi par la Commission. Sa plainte initiale précisait que la discrimination alléguée était toujours d’actualité, puisqu’à la date du dépôt de la plainte le CN n’avait pas encore pris de mesures d’accommodement. Mme Casler soutient que son licenciement n’est que l’aboutissement logique de la discrimination continue exercée par le CN à son endroit et du défaut de mesures d’accommodement de ce dernier, comme le précisent les allégations formulées dans la plainte initiale.

[28]  Le CN soutient qu’il n’y a aucun motif raisonnable pour modifier la plainte ou pour inclure les événements survenus avant le 25 août 2000 et après le 22 septembre 2004 dans la portée de la plainte de Mme Casler. Selon le CN, les circonstances factuelles survenues après le 22 septembre 2004 et qui ont mené au licenciement de Mme Casler sont distinctes des circonstances survenues de 2000 à 2004. En outre, le CN fait valoir que le simple fait que Mme Casler ait mentionné dans sa plainte que la discrimination alléguée était toujours d’actualité n’est pas suffisant pour justifier la modification ou l’élargissement du champ d’application demandé. Une plainte, par définition, doit être clairement définie et ne peut porter sur un problème qui n’existe pas encore. Le CN s’oppose également à ce que Mme Casler formule des arguments, et précise que des preuves seront présentées relativement à des questions remontant à la période antérieure au 25 août 2000.

[29]  Comme il est mentionné plus haut, en statuant sur cette requête, le Tribunal doit évaluer les observations des parties et les documents de saisine reçus de la Commission pour déterminer s’il existe un lien logique, factuel ou causal entre la portée ou la modification demandée et la substance de la plainte initiale qui lui a été renvoyée par la Commission. En vue de statuer sur cette requête, j’ai examiné les exposés des précisions des parties et les observations de celles-ci, ainsi que les documents de saisine reçus de la Commission.

[30]  Dans son formulaire de plainte daté du 22 septembre 2004, Mme Casler allègue que le CN a fait preuve de discrimination à son endroit sur la base de son sexe et de sa déficience, en omettant de prendre des mesures d’accommodement pour lui donner du travail qui lui convienne. Mme Casler affirme qu’elle n’a pas travaillé depuis le 25 août 2000 parce que le CN ne lui a pas offert un travail convenable.

[31]  Dans sa plainte initiale et son exposé des précisions, Mme Casler décrit et met en contexte les événements survenus avant le 25 août 2000, y compris ses antécédents de travail au CN, son diagnostic (fibromyalgie et encéphalo-myélite myalgique) et le congé de maladie qui a suivi, ainsi que sa version des événements liés à ses tentatives de retour au travail et à ses demandes de mesures d’accommodement.

[32]  En ce qui concerne les événements survenus après le 22 septembre 2004, Mme Casler prétend, dans sa plainte initiale, que le manquement à l’obligation de prendre des mesures d’accommodement est toujours d’actualité, puisqu’à la date du dépôt de sa plainte, on ne lui avait pas encore offert un poste convenable. En fin de compte, elle n’est pas retournée au travail et a été licenciée par le CN en septembre 2006. Dans leurs exposés des précisions respectifs, les deux parties associent le licenciement au processus d’accommodement continu.

[33]  Dans tous les événements décrits par Mme Casler, les parties sont les mêmes, l’employeur est le même et les motifs sont les mêmes, et Mme Casler allègue que les pratiques discriminatoires présumées (c.-à-d. manquement à l’obligation de prendre des mesures d’accommodement et omission d’offrir un travail convenable) ont le même motif, à savoir la discrimination fondée sur la déficience et le sexe.

[34]  Je suis convaincue que les événements survenus avant le 25 août 2000 et après le 22 septembre 2004 sont factuellement et logiquement liés à la substance de la plainte initiale de Mme Casler. Sous réserve de l’examen des arguments du CN concernant le préjudice ci-dessous, je conclus que pour que l’enquête sur les véritables questions en litige soit possible, Mme Casler devrait pouvoir inclure ses allégations de discrimination continue, après sa plainte déposée le 22 septembre 2004, y compris en ce qui a trait à son licenciement et à l’ensemble des faits qui y ont mené, peu importe s’ils se sont produits avant le 25 août 2000 ou après le 22 septembre 2004.

D.  Le CN subira-t-il un préjudice si les événements survenus avant le 25 août 2000 et après le 22 septembre 2004 relèvent de la portée de la plainte de Mme Casler?

[35]  Le CN soutient que, si l’on déterminait que les événements survenus avant le 25 août 2000 et après le 22 septembre 2004 relèvent de la portée de la plainte de Mme Casler, cela causerait un préjudice évident et inhérent au CN en violation de l’équité procédurale et de la justice naturelle.

[36]  Le CN formule deux arguments en ce qui a trait au préjudice : le décalage et le fait qu’il a perdu la possibilité de demander à la Commission d’appliquer l’article 41(1) de la Loi.

(i)  calage

[37]  Selon le CN, un préjudice inhérent est causé par le retard de près de 10 ans mis pour présenter la demande de modification de la plainte suite au licenciement de Mme Casler. En outre, les allégations remontant à la période antérieure au 25 août 2000 sont liées à des événements survenus il y a plus de 16 ans. Le CN soutient que les documents et éléments de preuve éventuels liés à ces allégations sont ou peuvent avoir été perdus. À cet égard, le CN fait remarquer que son employé chargé de gérer les mesures d’accommodement en faveur de Mme Casler et le retour au travail de celle-ci après septembre 2004 est maintenant décédé. De plus, une infirmière en santé du travail du CN, qui avait également des responsabilités principales relatives au retour au travail de Mme Casler et aux mesures d’accommodement en sa faveur, ne travaille plus au CN et demeure injoignable.

[38]  Comme le précise la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Blencoe c. Colombie‑Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, au paragraphe 101 : « ...le délai ne justifie pas, à lui seul, un arrêt des procédures comme l’abus de procédure en common law. Mettre fin aux procédures simplement en raison du délai écoulé reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire. » Pour justifier le rejet de la plainte ou d’un aspect de celle-ci comme le demande le CN, il doit être démontré qu’un préjudice important a été subi en raison d’un délai inacceptable. À cet égard, je prends également note des propos du juge Mactavish qui, dans sa décision dans l’affaire Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2012 CF 445, a mentionné (au paragraphe 140) que « la compétence du Tribunal pour rejeter une plainte en matière de droits de la personne à une étape préliminaire ne devrait être exercée qu’avec prudence, et seulement dans les cas les plus clairs ».

[39]  À mon avis, le CN n’a pas fourni la preuve d’un préjudice important à ce stade de la procédure pour justifier le rejet des allégations visées par cette requête (c.-à-d. les allégations liées aux événements survenus avant le 25 août 2000 et après le 22 septembre 2004). Même si de nombreuses années se sont écoulées avant que la plainte de Mme Casler parvienne à l’étape de l’audience, comme il est mentionné précédemment, le décalage n’est pas suffisant à lui seul pour établir qu’un préjudice a été subi. En ce qui a trait à la non-disponibilité des témoins et des documents connexes, l’argument selon lequel un préjudice a été causé est spéculatif à ce stade. Le CN n’a pas précisé la nature du préjudice qu’il a subi en raison de la non-disponibilité de ces témoins et, en ce qui a trait à l’infirmière en santé au travail, je fais remarquer que l’on n’a pas établi clairement la raison pour laquelle elle est injoignable et ne sera pas disponible pour témoigner lors de l’audience. Je fais également remarquer que malgré l’argument du CN selon lequel il a subi un préjudice, il a été en mesure de préparer un exposé des précisions répondant à tous les aspects de la plainte de Mme Casler, y compris ses allégations liées à des événements survenus avant le 25 août 2000 et après le 22 septembre 2004.

[40]  J’estime qu’il vaut mieux trancher l’allégation de préjudice formulée par le CN au motif du décalage après l’audition de cette affaire. Les éléments de preuve par rapport aux effets du décalage auront alors été présentés au Tribunal et soumis à l’examen des parties. Par conséquent, bien que pour les besoins de cette requête je rejette l’argument du CN selon lequel le décalage lui a causé un préjudice, rien ne l’empêche de soulever de nouveau la question à un stade ultérieur de la procédure.

(ii)  Perte de la possibilité de se prévaloir de l’application, par la Commission, des dispositions de l’article 41(1) de la Loi

[41]  Le CN soutient qu’il subira un préjudice du fait d’avoir perdu la possibilité de faire en sorte que les allégations de Mme Casler déposées avant le 25 août 2000 et après le 22 septembre 2004 soient traitées dans le cadre des fonctions de contrôle et d’enquête de la Commission, en vertu de l’article 41(1) de la Loi. À ce titre, il a perdu la possibilité de contester tout renvoi de ces allégations par la Commission au moyen d’une révision judiciaire devant la Cour fédérale.

[42]  Dans la foulée, le CN soutient que si l’article 41(1)b) de la Loi devait s’appliquer aux allégations de cessation d’emploi de Mme Casler, il est clair que les questions liées à la cessation seraient considérées comme relevant de la compétence exclusive d’un arbitre en droit du travail. S’appuyant sur l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Chambre des communes) c. Vaid, 2005 CSC 30 (« Vaid »), le CN soutient que toutes les questions soulevées par une convention collective, ou en lien avec une telle convention, relèvent, dans le cas d’un employeur assujetti à la réglementation fédérale, de la compétence exclusive d’un arbitre en droit du travail habilité en vertu du Code canadien du travail. Étant donné que le Tribunal n’a pas compétence pour appliquer l’article 41 de la Loi à la suite du renvoi de la plainte, il ne peut donc rectifier ce préjudice; il soutient le rejet de cette requête.

[43]  En ce qui concerne la perte de la possibilité de se prévaloir de l’enquête de la Commission sur les allégations en cause dans cette requête, l’allégation de préjudice n’est recevable que si, dans les faits, une nouvelle plainte est déposée. Après avoir conclu que les allégations de Mme Casler déposées avant le 25 août 2000 et après le 22 septembre 2004 ne constituent pas le dépôt d’une nouvelle plainte, j’estime qu’aucun préjudice n’est causé au CN par suite de la perte de la possibilité que ces allégations suivent le processus prévu par la Commission (voir Parent aux paragraphes 42 à 44).

[44]  S’agissant de la décision dans l’arrêt Vaid, il était question d’un employé faisant l’objet d’un processus de griefs en vertu de la Loi sur les relations de travail au Parlement (LRTP). Dans les circonstances entourant l’emploi de M. Vaid et les allégations entourant son licenciement, la Cour suprême a jugé que sa plainte aurait dû être examinée au regard de la LRTP, et non de la Loi. Je ne vois pas, dans l’arrêt Vaid, un appui à la proposition générale du CN voulant que toutes les questions soulevées par une convention collective, ou en lien avec une telle convention, relèvent de la compétence exclusive d’un arbitre en droit du travail habilité en vertu du Code canadien du travail, dans le cas d’un employeur assujetti à la réglementation fédérale. Outre l’affaire Vaid, le CN n’a présenté aucune jurisprudence, fondement législatif ou autre autorité pour défendre cette proposition.

[45]  En fin de compte, l’examen des allégations de Mme Casler par le Tribunal visera surtout à répondre à la question de savoir si sa déficience ou son sexe étaient des facteurs déterminants de son licenciement, conformément à la Loi. Il n’incombe pas au Tribunal d’examiner le licenciement dans son ensemble en fonction de la convention collective, que ce licenciement ait été injustifié ou injuste, et sans égard à l’obligation pour le CN de fournir un préavis ou verser une indemnité de départ.

IV.  Décision sur requête

[46]  Pour les motifs exposés précédemment, je conclus que le renvoi de la plainte de Mme Casler devant la Commission en ce qui concerne la plainte de Mme Casler ne se limite pas à la période du 25 août 2000 au 22 septembre 2004. Les allégations qu’elle a formulées sur les événements survenus avant et après cette période, notamment en ce qui concerne son congédiement, s’inscrivent bel et bien dans le champ d’application de sa plainte.

[47]  Les parties sont avisées qu’il s’agit d’une décision sur requête préalable à l’audience. Aucun élément ne devrait être interprété comme un règlement des questions en litige. Il incombe toujours à Mme Casler d’établir une preuve prima facie de toutes ses allégations. En outre, cette décision sur requête ne constitue pas une détermination de l’admissibilité ou du poids d’un élément de preuve particulier. Un tel argument sera évoqué à l’audience.

[48]  Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’apporter une modification en bonne et due forme à la plainte pour que le Tribunal reçoive l’exposé des précisions déjà déposé par Mme Casler, et qui examine les allégations visées par cette décision. Comme cela a été mentionné précédemment, la plainte ne tient pas lieu de plaidoirie dans le processus juridictionnel du Tribunal qui mène à la tenue d’une audience. Au contraire, ce sont les exposés des précisions déposés devant le Tribunal qui énoncent les conditions plus précises de l’audience.

[49]  Le CN peut déposer une version modifiée de l’exposé des précisions pour aborder un aspect visé par cette décision, et Mme Casler pourra répondre à ces modifications, le cas échéant.

Signé par

J. Dena Bryan

Membre instructeur

Ottawa (Ontario)

le 29 mars 2017


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties inscrites au dossier

Dossier du Tribunal : T1999/7913

Intitulé de la cause : Donna Casler c. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada

Date de la décision du Tribunal : le 29  mars 2017

Requête écrite décidée sans comparution des parties

Observations écrites :

Hugh R. Scher , pour la plaignante

Michael Torrance , pour l’intimée

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