Tribunal canadien des droits de la personne

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Tribunal canadien
des droits de la personne

Titre : Tribunal's coat of arms - Description : Tribunal's coat of arms

Canadian Human
Rights Tribunal

 

Référence : TCDP 2017 1

Date : 24 janvier 2017

Dossier no : T2132/0616

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Entre :

Linda Mills

Plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

Bell Mobilité Inc.

Intimée

Décision

Membre : Edward P. Lustig

 



I.  Contexte

[1]  Mme Linda Mills a déposé une plainte auprès de la Commission en date du 16 mars 2015. Elle allègue que Bell Mobilité Inc. (« Bell ») a fait preuve de discrimination à son égard fondée sur ses déficiences physiques et cognitives, selon les motifs de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la « Loi »). Elle affirme que Bell a refusé de lui fournir le service d’activation la journée même d’un nouveau téléphone cellulaire dont elle avait besoin le 11 juillet 2014, à moins qu’elle ne se présente en personne afin d’être identifiée visuellement à l’un des points de vente de Bell pour acheter un téléphone. À ce moment-là, Mme  Mills était principalement confinée au lit en raison de traitements de chimiothérapie en cours et elle ne pouvait sortir à moins d’une urgence puisque son système immunitaire était à risque.

[2]  La Commission a demandé au Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») d’enquêter sur la plainte le 14 janvier 2016, conformément à l’alinéa 44(3)a) de la Loi.

[3]  Une audience a été tenue à London, Ontario, du 12 au 18 octobre 2016. Mme Mills a comparu pendant l’audience et a témoigné pour son propre compte et son fils, M. Ian Philp, a également témoigné en sa faveur. M. Philp est avocat et il travaille à New York d’où il a témoigné par Skype. Mme Ikram Warsame, avocate de la Commission, a également comparu à l’audience pour représenter l’intérêt public. Alors que Mme Mills a soumis plusieurs questions aux témoins et a présenté ses observations finales, c’est Mme Warsame qui a interrogé Mme Mills et son fils, a contre-interrogé les témoins de Bell et a présenté les observations initiales et finales à la Commission. Trois employés ont témoigné au nom de Bell : M. Serdar Yavuz, directeur principal, crédit et recouvrement; Mme Rosanna Caporuscio, directrice principale, assistance à la clientèle; et M. Lawrence Lau, directeur, processus d’affaires.

[4]  Je considère que tous les témoins qui ont témoigné dans cette affaire étaient directs et crédibles. De plus, j’ai trouvé Mme Mills courageuse et inspirante. Enfin, je suis reconnaissant de la coopération et de l’excellent travail de Mme Warsame et de l’avocat de Bell, M. VanDyk, dans cette affaire.

[5]  Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la plainte de Mme Mills est fondée.

II.  Dispositions applicables de la Loi

[6]  Les articles 2 et 5, les paragraphes 3(1),15 (2), 53(3) et 53(4) et les alinéas15(1)g), 53(2)a) et e) de la Loi sont applicables dans cette affaire et énoncent ce qui suit :

(1) Ne constituent pas des actes discriminatoires :

g) le fait qu’un fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public, ou de locaux commerciaux ou de logements en prive un individu ou le défavorise lors de leur fourniture pour un motif de distinction illicite, s’il a un motif justifiable de le faire.

(2) Les faits prévus à l’alinéa (1)a) sont des exigences professionnelles justifiées ou un motif justifiable, au sens de l’alinéa (1)g), s’il est démontré que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.

53 (2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment :

(i) d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1),

(ii) de présenter une demande d’approbation et de mettre en œuvre un programme prévus à l’article 17;

e) d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.

(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

(4) Sous réserve des règles visées à l’article 48.9, le membre instructeur peut accorder des intérêts sur l’indemnité au taux et pour la période qu’il estime justifiés.

III.  Faits

A.  Santé et invalidité de Mme Mills

[7]  Les parties ont convenu des faits relatifs à l’état de santé et à l’invalidité de Mme Mills et des événements survenus le 11 juillet 2014 ou ne les ont pas contestés.

[8]  Mme Mills est tombée malade et a reçu un diagnostic de cancer du pancréas en décembre 2013. Elle occupait à ce moment le poste de directrice d’une école. En janvier 2014, elle a subi une chirurgie abdominale en vue de retirer le cancer, qui s’est avéré un échec. Une biopsie de la tumeur a permis de conclure qu’elle souffrait plutôt d’une leucémie lymphoblastique aigüe, et pas d’un cancer du pancréas. Après avoir passé deux semaines à se remettre de l’intervention chirurgicale, elle a commencé un traitement de chimiothérapie progressive hospitalisée pour la leucémie en février 2014. Toutefois, les effets des forts dosages de médicament associés à cette thérapie lui ont causé un accident vasculaire cérébral, suivi de crises, entre le 12 et le 14 mars, qui ont failli lui coûter la vie. À la suite de ces crises, elle ne pouvait plus respirer de façon autonome et a été transférée aux soins intensifs. Elle n’a aucun souvenir de ces 10 jours sombres de sa vie. Elle a heureusement survécu et on l’a envoyée en réadaptation pour se remettre de l’accident vasculaire cérébral et des crises. Elle a aussi repris la chimiothérapie, cette fois-ci à la moitié du dosage qu’elle recevait auparavant.

[9]  L’accident vasculaire cérébral et les attaques ont rendu Mme Mills paralysée de tout son côté droit et elle n’arrivait plus à parler. Après sept semaines de réadaptation à Toronto, on l’a autorisée à retourner chez elle, à London, pour poursuivre son rétablissement, sa physiothérapie et sa chimiothérapie, en mai 2014. Après son retour à la maison, à London, elle demeurait très affaiblie, physiquement et mentalement. En raison de la chimiothérapie et de ses maladies, son poids est passé de 150 livres, avant l’intervention chirurgicale, à peine plus de 100 livres, en juillet, et à 97 livres, en novembre 2014. Elle a fait l’objet d’un avis médical qui confirmait son invalidité, avec un pronostic négatif, et qui comprenait une proposition de plan de traitement de chimiothérapie de trois ans. Sa demande de prestations d’invalidité à long terme a été approuvée et elle n’est pas retournée travailler au début de l’année scolaire, en septembre 2014. Elle a été hospitalisée de nouveau en novembre 2014, pendant trois semaines, après que son état de santé cardiaque se soit détérioré et en raison d’une carence de protéine attribuable à la chimiothérapie.

B.  Les événements du 11 juillet 2014

[10]  Les événements qui ont donné lieu à cette affaire sont survenus le 11 juillet 2014. À ce moment, Mme Mills était complètement alitée à la maison, dans un état physique et mental très faible. Son accident vasculaire cérébral, ses crises, sa leucémie et la chimiothérapie l’ont laissée incapable de marcher seule et aux prises avec des déficits cognitifs et d’insuffisances immunitaires graves. À ce moment, elle était toujours paralysée en partie et n’arrivait pas à parler correctement ou se rendre elle-même à la salle de bains. En raison de son accident vasculaire cérébral et de ses crises, elle n’arrivait pas à se concentrer adéquatement et souffrait d’aphasie et d’apraxie. Son médecin lui avait ordonné de ne pas quitter son domicile sauf en cas d’urgence, puisqu’elle était trop faible et que son système immunitaire était vulnérable. Elle recevait son traitement de physiothérapie à la maison et ne quittait son domicile que pour son traitement de chimiothérapie, uniquement en fauteuil roulant et avec de l’aide.

[11]  Étant donné qu’elle devait remettre le téléphone cellulaire que son employeur lui avait prêté (parce qu’elle ne reprendrait pas le travail), il lui en fallait un nouveau. Elle voulait avoir ce nouveau téléphone cellulaire, au cas où elle devrait communiquer avec sa famille ou demander de l’aide médicale lorsqu’elle se trouvait seule. Elle a donc pris des dispositions avec son fils, M. Philp, afin qu’il lui rende visite le 11 juillet 2014, qu’il se rende à un magasin afin de lui acheter un nouveau téléphone cellulaire et qu’il configure le téléphone pour qu’elle puisse l’utiliser le même jour.

[12]  M. Philp était sa «personne-ressource» pour régler ses questions d’ordre technique, comme configurer un téléphone cellulaire, surtout en raison de son état de santé qui prévalait le 11 juillet 2014. Selon ce qu’elle affirme, Mme Mills n’aurait pas pu configurer elle-même un téléphone cellulaire en raison des déficits cognitifs dont elle souffrait à ce moment; elle n’aurait pas pu se rendre non plus en toute sécurité à un magasin pour récupérer le téléphone, étant donné les limitations liées à son état physique et à sa santé.

[13]  Mme Mills est une cliente fidèle de Bell Canada depuis plus de 42 ans : elle est abonnée à divers services résidentiels, y compris Internet, le télécopieur, la télévision et le téléphone filaire, dont elle a toujours été satisfaite et pour lesquels elle a toujours payé les factures intégrales à temps. Étant donné qu’elle était une cliente de longue date, Bell Canada possédait son adresse, son numéro de téléphone et ses antécédents de crédit. Le 11 juillet 2014, M. Philp a communiqué avec Bell par téléphone à partir du domicile de sa mère à trois reprises afin de prendre des dispositions pour acheter et récupérer un nouveau téléphone cellulaire pour sa mère, en présentant toutes ses pièces d’identité requises dans un magasin de détail. Il pourrait ainsi activer le téléphone le jour même, le rapporter à sa mère et le configurer pour elle pendant qu’il lui rendait visite. Il n’a pas réussi à prendre ces dispositions, puisque les représentants de Bell à qui il a parlé lui ont dit qu’en dépit de ses déficiences, si sa mère voulait acheter, obtenir et activer un nouveau téléphone cellulaire ce jour-là, elle devait se présenter en personne dans un magasin de détail. Selon la politique de Bell, la personne qui achète le téléphone doit être présente en magasin pour activer le téléphone le jour même.

[14]  M. Philp a mis au courant les représentants de Bell à qui il a parlé ce jour-là de toute la situation entourant l’état de santé physique et mental de sa mère et de son incapacité à se présenter en personne, en raison de son état de santé et de ses déficiences. Il a expliqué que ce n’est pas que sa mère ne voulait pas se présenter en personne, mais plutôt qu’elle était incapable, non pas par sa faute ou par son choix, de se présenter en magasin. Il a aussi expliqué qu’elle n’arriverait pas à configurer le téléphone elle-même sans son aide et qu’il lui rendait visite uniquement ce jour-là. Il a indiqué aux représentants de Bell que le fait de se présenter en magasin allait à l’encontre des ordonnances du médecin de sa mère et que sa santé en souffrirait.

[15]  Il a aussi indiqué aux représentants de Bell qu’il était prêt à apporter toutes les pièces d’identité requises, y compris une photo de sa mère approuvée par le gouvernement, comme son passeport, et une carte de crédit. Elle ne possédait pas de permis de conduire à ce moment, puisqu’il avait été révoqué en raison de son invalidité et de son état pathologique. Il a aussi suggéré aux représentants de Bell de consulter ses antécédents de crédit excellents et de longue date avec Bell Canada afin de confirmer son identité et sa capacité de payer. Il a aussi offert de la mettre en communication pour confirmer qu’elle était présente et prête à ce qu’il agisse en son nom. Il a aussi offert de présenter une procuration toujours valide qu’elle avait signée en sa faveur plusieurs années plus tôt et qui l’autorisait à agir en son nom. Il a aussi offert d’apporter le contrat pour l’achat du téléphone au domicile de sa mère, afin qu’elle le signe, et de le rapporter en magasin, où on pourrait ensuite téléphoner à sa mère à la maison et confirmer son identité. Aucune des offres que M. Philp a présentées aux représentants de Bell à qui il a parlé ce jour-là n’étaient acceptables.

[16]  À la fin, les représentants de Bell ont indiqué à M. Philp que les règles instaurées par Bell ne permettaient aucune discrétion ou mesure d’adaptation; si sa mère voulait acheter un nouveau téléphone cellulaire et l’activer le même jour, elle devait se présenter en personne dans un magasin de détail, en dépit de son invalidité. Les représentants ont suggéré à Mme Mills de faire la transaction en ligne ou de composer le numéro sans frais à partir de son domicile afin de commander un téléphone, au moyen d’une carte de crédit associée à son adresse résidentielle; le téléphone serait livré par courrier recommandé quelques jours plus tard à l’adresse résidentielle donnée. Même si d’autres options en magasin étaient offertes, les représentants de Bell n’en ont rien dit à M. Philp. Ces autres options sont abordées ci-dessous aux paragraphes 33 et 34.

[17]  Enfin, étant donné que Mme Mills croyait qu’elle avait besoin d’avoir un nouveau téléphone cellulaire ce jour-là et qu’elle était franchement en colère, elle a décidé de sortir du lit, de s’habiller avec l’aide de son fils et de se rendre dans un magasin Bell d’un centre d’achats de London. Elle a acheté le nouveau téléphone cellulaire à forfait postpayé, l’a fait activer ce jour-là, après avoir été identifiée au moyen d’une pièce d’identité avec photo et d’une carte de crédit en magasin, et elle a signé un contrat. Dans son état, il s’agissait d’une chose ardue et dangereuse à faire, mais elle croyait qu’elle n’avait pas le choix, étant donné qu’elle tenait à activer le téléphone ce jour-là afin que son fils l’aide à l’utiliser pendant qu’il lui rendait visite. Il lui a fallu plus d’une heure pour se préparer et être reconduite au centre d’achats, déplacée en fauteuil roulant jusqu’au magasin afin d’obtenir le téléphone et d’être identifiée visuellement en magasin. Une fois en magasin, le processus n’a pas duré plus de cinq minutes. Elle a témoigné que les employés du magasin ont été gentils avec elle pendant sa visite et qu’ils se sentaient mal à l’aise de la voir là, chauve en raison de la chimiothérapie, en fauteuil roulant, pesant environ 100 livres et devant à s’identifier en personne dans cet état, malgré tous les efforts infructueux que son fils et elle ont déployés pour éviter que ce genre de situation se produise.

[18]  Plus tard dans la journée, avec l’aide de son fils, Mme Mills a envoyé une lettre de plainte par courriel au service à la clientèle de Bell Canada pour expliquer ce qui était arrivé. Elle a demandé à Bell de modifier sa politique pour permettre aux personnes handicapées, qui ont besoin d’activer leur téléphone cellulaire le jour même et qui ne peuvent pas se présenter sur place dans un magasin, d’obtenir ce service comme les autres Canadiens physiquement aptes. Elle affirme avoir envoyé un courriel ce jour-là, mais n’avoir jamais reçu de réponse de la part de Bell.

[19]  Dès qu’elle s’est sentie mieux en mars 2015, Mme Mills a déposé la plainte à ce sujet. Selon Mme Mills, elle n’a pas déposé la plainte pour elle-même, puisqu’elle avait déjà obtenu, le 11 juillet 2014, le nouveau cellulaire dont elle avait besoin. Elle a plutôt envoyé un courriel et déposé une plainte pour les autres personnes handicapées, malades et seules qui ne peuvent pas se déplacer de leur domicile ou se rendre en magasin eux-mêmes et qui ont besoin d’un téléphone cellulaire pour rester en contact avec leur famille et l’aide médicale, et ce, sans attendre sa livraison plusieurs jours plus tard. Selon le point de vue de Mme Mills, elle a eu plus de chance que de nombreux Canadiens handicapés puisqu’elle a obtenu les ressources et l’aide de sa famille pour obtenir le nouveau téléphone cellulaire dont elle avait besoin le 11 juillet 2014. À son avis, un téléphone cellulaire est une « bouée de sauvetage » pour elle et de nombreuses personnes handicapées, particulièrement lors des situations d’urgence lorsqu’elles sont clouées au lit et n’ont personne pour s’occuper d’eux.

C.  Bell Mobilité et ses normes d’activation en magasin

[20]  BCE Inc. est une société de portefeuille cotée en bourse. Il s’agit de la plus importante société de communications au Canada et de l’une des plus grandes sociétés au Canada sur le plan de la capitalisation boursière, des revenus et du bénéfice net, qui se chiffrent tous dans les milliards de dollars chaque année. L’un de ses principaux actifs est Bell Canada, la société de télécommunications la plus importante au Canada. Bell Mobilité est une filiale de Bell Canada qui vend des dispositifs de communication mobiles comme des téléphones cellulaires et des forfaits de téléphonie cellulaire et d’utilisation de données aux clients et aux entreprises dans l’ensemble du Canada.

[21]  Bell possède plusieurs centaines de magasins de détail dans l’ensemble du Canada. Les magasins emploient 350 gestionnaires et 2 200 employés en contact direct avec la clientèle n’appartenant pas à la direction (que l’on appelle communément « représentants des ventes »). Dans les magasins de détail, les représentants des ventes vendent les services et les produits de Bell, notamment des nouveaux cellulaires, au public et les aident à activer leurs nouveaux comptes.

[22]  Les téléphones cellulaires peuvent être achetés dans un magasin de détail de deux façons : au plein prix (prépayé) ou au moyen d’un contrat de deux ans avec Bell (postpayé). Ils peuvent aussi être achetés en ligne ou au téléphone. La grande majorité (99 %) des clients de Bell choisissent de se présenter dans un magasin de détail pour acheter, activer et recevoir leur nouveau téléphone cellulaire le jour même, plutôt que de l’acheter en ligne ou au téléphone.

[23]  Dans le cas d’un contrat postpayé de deux ans, le client dont le nom apparaît dans le compte est celui qui paie les coûts du téléphone, ainsi que les coûts d’utilisation récurrents, répartis pendant la période de deux ans plutôt que de prépayer tous les coûts dès le départ. En ce moment, un téléphone peut coûter jusqu’à 1 400 $ si l’on choisit le modèle le plus récent et le plus performant. Un client peut acheter jusqu’à 10 appareils avec contrat de deux ans (postpayés) et, après avoir signé le contrat, il quittera le magasin avec les appareils complètement activés, prêts à l’utilisation et la promesse de payer pour la durée du contrat.

[24]  En raison de la nature du marché des appareils mobiles — où une personne peut s’engager à payer pour les appareils sur la base de subventions et quitter le magasin avec un ou plusieurs appareils activés — Bell est ciblé par la fraude par des personnes qui cherchent à commettre des vols d’identité et à réaliser des profits en activant des appareils mobiles et des forfaits au nom d’autres personnes. Cette situation survient des milliers de fois par année, ce qui occasionne la perte de millions de dollars pour Bell (et dans certains cas pour les victimes de la fraude et les compagnies d’assurances ou les sociétés de financement). L’incidence précise et les statistiques monétaires de la fraude qui ont été présentées lors de l’audience ne sont pas comprises dans cette décision comme il a été convenu, mais elles représentent entre 1 et 2 % des activations et la perte de plusieurs millions de dollars chaque année. Les statistiques présentées par Bell n’ont pas indiqué la portion de la perte qui était directement liée aux fraudes de vol d’identité par rapport aux autres types de fraudes.

[25]  La fraude de vol d’identité peut se produire par l’intermédiaire de différentes manières comme : le vol de pièces d’identité, la contrefaçon de pièces d’identité (elles peuvent être « trafiquées » de façon très raffinée par voie numérique ou sinon même par des pièces d’identité du gouvernement) ou le client est payé pour ses pièces d’identité sans intention de payer pour l’appareil ou les services. Lors de fraude de vol d’identité, le fraudeur quitte le magasin avec un appareil activé, en plus de la subvention sur l’appareil. Il utilisera probablement une carte de crédit volée pour payer le coût initial de l’appareil. L’appareil peut ensuite être utilisé par le fraudeur ou vendu à quelqu’un d’autre. De plus, le téléphone cellulaire contient une carte SIM qui peut être retirée et vendue ou utilisée par quelqu’un d’autre, ce qui donne lieu à une utilisation des données non autorisée et à des frais d’interurbains qui peuvent s’élever à des dizaines de milliers de dollars avant d’être détectés et de prendre fin.

[26]  La victime qui s’est fait voler son identité ou ses pièces d’identité paie pour l’appareil et les services avant que la fraude soit détectée ou signalée par Bell. On peut compter 3 à 4 mois avant que la situation soit rectifiée. Ces victimes se retrouvent dans la situation difficile d’avoir à démontrer à Bell qu’ils ont été les victimes d’un crime et, qu’en réalité, ils n’ont pas activé l’appareil ni les services. Ces situations peuvent avoir une incidence sur les cotes de crédit. Les sociétés de carte de crédit et les assureurs peuvent aussi être obligés de payer pour les pertes et, comme mentionné plus haut, Bell aussi.

[27]  Afin d’éviter ce type de fraude et de protéger le public du vol d’identité, Bell a mis en place des politiques en matière de fraude au détail qui, selon ses allégations, sont conformes aux normes de l’industrie. Ces politiques se trouvent dans ses normes d’activation au détail et exigent que toute personne qui active un nouveau téléphone cellulaire, sans exception, doive se présenter en personne, présenter une pièce d’identité avec photo délivrée par le gouvernement et se soumettre à une vérification du crédit afin de pouvoir conclure un contrat postpayé, activer un compte pour le téléphone cellulaire et quitter le magasin avec le téléphone. Bell accepte un permis de conduire valide, un passeport canadien, une carte de citoyenneté canadienne, une carte de statut d’Indien ou une pièce d’identité provinciale officielle avec photo. Ces pièces d’identité sont dotées de diverses marques d’authenticité qui compliquent leur contrefaçon : elles peuvent être lues par des scanneurs d’identité et on sait que, avant de les délivrer, le gouvernement a pris les mesures nécessaires pour vérifier l’identité de la personne qui les détient. Selon Bell, ces mêmes normes sont appliquées de façon semblable par tous ses concurrents du marché.

[28]  Les représentants des ventes de Bell sont formés pour suivre, sans aucune exception ou discrétion, les normes d’activation au détail et ne pas s’en écarter même dans les cas mettant en cause des personnes handicapées comme Mme Mills. Cela s’explique par la menace de fraude et les pertes monétaires possibles découlant de la fraude qui peuvent être assumées par Bell (et possiblement la victime de fraude, les sociétés de carte de crédit et les compagnies d’assurance selon le cas). Le risque de fraude est l’unique raison pour laquelle la norme exige que la personne qui achète un nouveau téléphone cellulaire à forfait postpayé doive être présente dans le magasin pour être visuellement identifiée par un représentant des ventes.

[29]  Les représentants des ventes de Bell ne sont pas formés pour des exceptions comme l’utilisation de procurations, qui sont traitées hors lieux pendant un certain nombre de jours par un petit groupe centralisé d’agents de service hautement formés et très expérimentés. Les procurations ne disposent d’aucune marque d’authenticité contrairement aux pièces d’identité du gouvernement. De plus, selon Bell, son personnel des ventes des magasins de détail a un taux de roulement élevé. Si les représentants des ventes doivent utiliser leur jugement pour faire des exceptions au règlement, une augmentation de la probabilité d’erreurs commises serait observée.

[30]  Aucune preuve n’a été apportée par Bell pour démontrer quel serait le coût pour adapter, pour personnes handicapées, son règlement concernant la présence obligatoire en magasin pour inspection visuelle dans le but d’acheter un nouveau téléphone cellulaire à forfait postpayé dans les cas comme celui de Mme Mills ni pour démontrer si cette adaptation augmenterait les cas de fraude ou les coûts qui y sont liés. Bell n’a pas prouvé non plus qu’elle a envisagé la possibilité d’adapter son règlement pour le cas de Mme Mills, qu’elle a envisagé d’apporter des changements à son règlement en vue d’accommoder les personnes handicapées ou qu’elle s’est penchée vers une évaluation des coûts et des répercussions possibles de le faire afin d’accommoder les personnes handicapées en modifiant son règlement pour eux. De plus, les éléments de preuve indiquent que Bell n’a pas de politiques ou n’offre pas de formation à ses représentants des ventes concernant les droits de la personne ou ses obligations en vertu de la Loi.

[31]  M. Philp a suggéré que le groupe de personnes handicapées auquel sa mère fait partie, qui ont besoin d’obtenir satisfaction, serait vraisemblablement très petit et les coûts très faibles, selon les statistiques fournies par Bell sur le nombre annuel d’activations et sur le coût des fraudes. M. Philp a témoigné qu’il croyait que, même s’il y avait une possibilité de fraude, les coûts seraient extrêmement minimes pour Bell dans une perspective globale et analogues à ceux d’autres types d’accommodement pour des personnes physiquement handicapées, comme les rampes d’accès qui sont considérées au Canada comme un coût de fonctionnement acceptable.

[32]  Selon Bell, un client qui désire acheter et activer un nouveau téléphone cellulaire à forfait postpayé, mais qui est incapable ou non désireux de se rendre en personne à un magasin de détail pour y être identifié visuellement avec une pièce d’identité appropriée, ce client peut le faire en ligne ou par téléphone. Bell ne requiert pas d’identification visuelle pour les commandes par téléphone ou en ligne, parce que le téléphone sera expédié à l’adresse qui se trouve sur la carte de crédit présentée. Bell est de plus protégée contre la fraude dans les activations par téléphone ou en ligne, parce qu’elle peut faire le suivi de la transaction avec d’autres renseignements qui l’accompagnent, y compris les numéros de téléphone et les adresses IP.

[33]  Toutefois, le nouveau téléphone cellulaire acheté par téléphone ou en ligne ne sera pas livré avant plusieurs jours suivants la commande. Tel que mentionné ci-dessus, au lieu d’attendre des jours pour la livraison d’un nouveau téléphone après une commande par téléphone ou en ligne, 99 % des clients de Bell choisissent d’acheter leur nouveau téléphone cellulaire dans un magasin de détail où ils peuvent l’obtenir sur place, faire un paiement différé et le faire activer le même jour après la signature d’un contrat. Même si Bell, le 11 juillet 2014, a présenté à Mme Mills en option des solutions de rechange d’achat en ligne et par téléphone, celle-ci n’a pas voulu procéder ainsi, parce que le téléphone n’aurait pas été livré le jour même où elle en avait besoin.

[34]  Tel que mentionné ci-dessus, Bell avait deux autres options qui n’ont pas été présentées à Mme Mills le 11 juillet 2014 et qui permettent à un client, incapable de se rendre en personne à un magasin de détail, d’acquérir et d’activer un nouveau téléphone cellulaire le même jour sans avoir à se présenter en personne au magasin pour y être identifié visuellement. La première option consiste pour le client à prépayer le coût de détail total du téléphone ainsi qu’un certain montant d’utilisation (données ou minutes d’appel) à l’avance grâce à la collaboration d’une autre personne qui se rend au magasin en son nom. Cependant, Mme Mills estime que cette option n’est envisageable que si le client a les moyens de prendre en charge à l’avance les coûts du téléphone. C’est-à-dire que cette option impose aux clients qui ne peuvent se rendre au magasin un fardeau dont les autres clients sont exemptés. Encore une fois, la vaste majorité des clients de Bell, handicapés ou non, choisissent d’acheter leur téléphone cellulaire à forfait postpayé avec activation le même jour.

[35]  La deuxième option est celle où une autre personne se rend en personne au magasin pour acheter et activer en son nom le téléphone le même jour, mais qui, peu après, transfère le compte et l’appareil au nom du client incapable ou non désireux de se rendre au magasin. Cependant, encore une fois, l’appareil doit être prépayé pour autoriser un transfert. Selon cette option, Mme Mills estime que non seulement le client doit avoir les moyens d’assumer à l’avance les coûts du téléphone, mais on y présume aussi qu’il est possible de trouver quelqu’un désireux et capable d’acheter le téléphone en son nom et d’assumer la responsabilité du paiement en attendant que la procédure de transfert soit terminée.

[36]  Comme il a été mentionné précédemment, Bell n’a présenté aucune de ces deux dernières options à Mme Mills ou à son fils le 11 juillet 2014. En fait, elles n’ont pas été présentées à Mme Mills avant le début de l’audience et elles n’ont pas été traduites en politiques par Bell avant le mois d’août 2016 après que les dates de l’audience aient été fixées et peu après le début de celle-ci. Quoi qu’il en soit, tel que mentionné ci-dessus, Mme Mills et son fils ont tous les deux témoigné que ces deux options ne règlent pas la question du traitement substantiellement égal pour les personnes handicapées qui désirent avoir une activation le même jour que l’achat d’un nouveau téléphone cellulaire à forfait postpayé, sans avoir à en assumer le coût à l’avance ou à trouver quelqu’un désireux et capable d’acheter le téléphone en leur nom et prendre en charge la responsabilité du paiement en attendant que la procédure de transfert soit terminée.

IV.  Analyse

A.  Cadre juridique

[37]  Toutes les personnes handicapées ont droit, dans la mesure compatible avec leurs devoirs et obligations au sein de la société, à l’égalité des chances d’épanouissement et à la prise de mesures visant à la satisfaction de leurs besoins, indépendamment des considérations fondées sur des pratiques discriminatoires (voir l’article 2 de la Loi). Une entreprise, qui fournit un service habituellement offert au grand public, ne peut en priver une personne ou le défavoriser à l’occasion de leur fourniture à cause de son handicap (voir l’article 5 de la Loi).

[38]  Dans le traitement de plaintes relatives aux droits de la personne devant le Tribunal, le plaignant a le fardeau de faire la preuve prima facie (à première vue) de discrimination. Une preuve prima facie (à première vue) est «... celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur du plaignant, en l’absence de réplique de l’intimé ». [1]   Dans ce cas, selon l’article 5 de la Loi, Mme Mills doit établir 1) qu’elle a ou avait un handicap; 2) qu’elle a été privée d’un service ou défavorisée dans l’offre d’un service habituellement offert par Bell au grand public; et, 3) que son handicap a été un facteur, mais pas nécessairement le seul et unique facteur, de ce traitement refusé ou défavorable. [2]

[39]  La plaignante peut éviter une conclusion défavorable en présentant des éléments de preuve démontrant que ses agissements n’étaient pas discriminatoires ou en invoquant un moyen de défense prévu par la loi qui justifie son acte discriminatoire. Dans ce cas, Bell soutient que ses normes d’activation n’avaient aucun impact défavorable sur la plaignante. Par ailleurs, elle soutient que l’application de ses normes d’activation n’est pas discriminatoire à cause de la possibilité d’aménagements alternatifs raisonnables et que leur retrait constituerait une contrainte excessive à cause du risque supplémentaire de fraude et d’usurpation d’identité pour Bell et pour le public.

[40]  En ce qui concerne l’argument de contrainte excessive avancé par Bell, l’alinéa 15(1)g) de la Loi soutient qu’il n’y a pas de pratique discriminatoire s’il y a motif justifiable de priver une personne d’un service ou de le défavoriser lors de sa fourniture. Le paragraphe 15(2) de la Loi prévoit que, pour être considérée comme ayant motif justifiable, Bell doit établir que la satisfaction des besoins de Mme Mills imposerait une contrainte excessive si on tient compte de la santé, de la sécurité et du coût. Pour établir un motif justifiable et la contrainte excessive correspondante, les parties doivent accepter que Bell doive, selon la prépondérance des probabilités, prouver [3] :

  1. qu’il a adopté la norme dans un but ou objectif rationnellement lié aux fonctions exercées;
  2. qu’il a adopté la norme de bonne foi, en croyant qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but ou cet objectif;
  3. que la norme est raisonnablement nécessaire à la réalisation de son but ou objectif, en ce sens que le défendeur ne peut pas composer avec les personnes qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que cela lui impose une contrainte excessive.

[41]  L’établissement d’un motif justifiable pour une violation prima facie de la loi sur les droits de la personne exige de la plaignante qu’elle démontre que chaque accommodement possible est en-deçà d’une contrainte excessive. [4] C’est-à-dire, « [s]’il est possible de trouver une solution raisonnable qui évite d’imposer une règle donnée aux membres d’un groupe, cette règle ne sera pas considérée comme justifiée ». [5]

[42]  Encore une fois, le handicap relié aux besoins attire une protection accommodante des handicapés selon la loi. Le concept d’accommodement raisonnable reconnaît « le droit des personnes handicapées aux mêmes chances que les autres citoyens ». [6] Cela ne se réalise pas simplement en offrant des solutions de rechange ou en traitant tout le monde de la même façon. L’égalité réelle peut exiger des mesures positives pour veiller à ce que les groupes désavantagés bénéficient de manière égale des services offerts au grand public. [7] C’est-à-dire, « L’expression « contraintes excessives « laisse entendre qu’il se peut que l’accommodement relatif à la déficience d’une personne impose nécessairement certaines contraintes, mais qu’à moins qu’il n’en résulte un fardeau excessif ou déraisonnable, ces contraintes s’effacent devant la nécessité d’accommoder ». [8]

[43]  Enfin, si une plainte est fondée, une ordonnance peut être rendue contre la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire. Autrement, si la plainte n’est pas fondée, elle est rejetée (voir l’article 53 de la Loi).

B.  Questions en litige

[44]  En fonction du cadre législatif précité, les questions en litige à déterminer dans cette affaire sont les suivantes :

  1. Est-ce que Mme Mills s’est acquittée du fardeau d’établir qu’il y a eu discrimination au moyen d’une preuve prima facie, fondée sur une invalidité, conformément à l’article 5 de la Loi?
  2. Si Mme Mills a pu établir qu’il y a eu discrimination au moyen d’une preuve prima facie, est-ce que Bell a établi un motif justifiable pour cette pratique discriminatoire à première vue, fondé sur l’alinéa 15(1)g) et le paragraphe 15(2) de la Loi?
  3. Si Bell ne peut établir un motif justifiable, est-ce qu’une ordonnance doit être rendue contre l’entreprise?

C.  Thèses des parties

(i)  Position de Mme Mills et de la Commission

[45]  Selon Mme Mills et la Commission, une preuve prima facie a été instituée d’après la preuve présentée. Bell a soumis Mme Mills à un traitement néfaste ou négatif à l’égard d’un service habituellement offert au public, à savoir l’activation le jour même d’un nouveau téléphone cellulaire acheté avec un contrat postpayé. Bell ne l’a pas accommodé lorsqu’elle savait qu’elle ne pouvait se présenter dans un magasin en raison de ses déficiences physiques et cognitives afin d’être identifiée visuellement avant d’obtenir son téléphone cellulaire.

[46]  Le service d’activation le jour même à l’achat d’un nouveau téléphone cellulaire subventionné est le service habituellement offert au grand public qui n’est pas offert aux personnes alitées ou ayant un handicap physique, comme Mme Mills. Il en est ainsi en raison du règlement exigeant les clients à se présenter aux points de vente en personne afin d’être identifiés visuellement avant d’acheter un téléphone cellulaire à forfait postpayé — une exigence à laquelle les personnes invalides, comme Mme Mills, sont incapables de se soumettre. Par conséquent, le service habituellement offert par Bell au grand public n’est pas la simple mise à disposition de ses services et produits comme soutenu par Bell. Il s’agit plutôt de l’activation le jour même lors de l’achat d’un nouveau téléphone cellulaire à forfait postpayé, comme d’autres Canadiens peuvent bénéficier puisqu’ils peuvent se rendre en personne à un point de vente afin d’être identifiés visuellement, contrairement aux personnes handicapées comme Mme Mills. Des aménagements raisonnables pour les personnes handicapées comme Mme Mills sont nécessaires afin d’éliminer l’inégalité dans la prestation de services d’activation de téléphones le jour même. Aucun service n’a été offert en l’espèce, malgré l’absence de preuve tangible indiquant que cela aurait été impossible pour Bell d’en faire ainsi sans occasionner une contrainte excessive.

[47]  Les solutions d’achat de téléphone en ligne ou par téléphone n’offrent pas à Mme Mills et aux autres Canadiens invalides, qui ne peuvent quitter leur domicile en raison d’un handicap, le service d’activation le jour même nécessaire pour un nouveau cellulaire à forfait postpayé comme les autres Canadiens peuvent obtenir en se présentant en personne à un magasin. Cela s’explique en raison du nombre de jours que prend la livraison de ces commandes.

[48]  De plus, prépayer un nouveau téléphone cellulaire afin d’obtenir le service le jour même n’est pas réellement égal au service dont la plupart des Canadiens profitent lors de l’achat d’un nouveau téléphone cellulaire à forfait postpayé. Si ce n’était de ses handicaps l’empêchant de se présenter dans un magasin en personne afin d’être identifiée visuellement, Mme Mills pourrait avoir accès au service postpayé le jour même à l’instar des autres clients de Bell. Ce n’était pas choix d’être invalide et incapable d’accéder au service en se présentant en personne à un point de vente la journée où elle avait besoin d’un téléphone cellulaire. Sa présence au magasin le 11 juillet 2014, lorsque toutes les autres suggestions soumises par elle et son fils ont été refusées par Bell, a été entreprise dans des circonstances très risquées et difficiles pour elle. Cela serait impossible pour plusieurs autres personnes handicapées qui n’ont pas de fils, d’amis ou de membres de la famille prêts à les aider à sortir de leur lit et à les conduire au magasin.

[49]  Mme Mills et la Commission soutiennent par ailleurs que Bell a omis de satisfaire au critère juridique établi dans Grismer pour un motif valable de défense, et n’a fourni aucune preuve tangible voulant que l’accommodement de Mme Mills et d’autres personnes handicapées comme elle soit impossible sans entraîner des contraintes excessives. En outre, malgré le fait que Bell a adopté ses normes d’activation de bonne foi pour tenter d’enrayer la fraude, il n’a fait aucun effort pour trouver une solution de rechange viable à son règlement exigeant l’identification personnelle en magasin pour essayer d’accommoder le handicap de Mme Mills, alors que Bell savait qu’elle ne pouvait se présenter à un point de vente. De ce fait, Bell ne savait pas si une solution de rechange au règlement engendrerait une contrainte excessive. À cet égard, la Commission souligne que Bell a admis ne pas avoir formé ses employés en matière de droits de la personne afin d’aborder les besoins des personnes handicapées.

[50]  Bell a omis de considérer différentes solutions à ses normes d’activation qui aideraient les personnes handicapées, dont le handicap les empêche de se présenter en personne dans un magasin pour une identification visuelle, à acheter un nouveau téléphone cellulaire à forfait postpayé et à obtenir et activer le téléphone la journée même. Ces solutions de rechange peuvent également aider à prévenir la fraude et comprennent différents types de vérification d’identification et de crédit plus rapides et efficaces; des technologies comme « Skype » ou « Facetime » pour converser avec les clients handicapés et leur permettant d’être identifiés visuellement; la formation en magasin des représentants des ventes pour permettre de vérifier l’identification auprès d’un représentant garant de la personne handicapée, incapable de se déplacer, ou par procuration; le service de livraison la journée même pour les commandes en ligne et téléphoniques au sein des grands centres, comme il est en cours d’élaboration par Bell.

[51]  Enfin, Mme Mills et la Commission soutiennent que Bell n’a fourni aucune preuve d’un cas de fraude commis par une personne qui aurait ouvert un compte au nom d’un autre client, malgré la preuve établissant que quiconque peut commander et activer un téléphone au nom d’un client, en ligne ou par téléphone.

(ii)  Position de Bell

[52]  Selon Bell, l’application des normes d’activation envers Mme Mills n’a eu aucun effet néfaste pour elle. Elle a pu se rendre en personne à un magasin le 11 juillet 2014 et a acheté et reçu un nouveau téléphone cellulaire activé à forfait postpayé. De plus, plusieurs options supplémentaires lui étaient offertes sans qu’elle ait besoin de se rendre dans un magasin en personne cette journée-là afin d’acheter un appareil et d’activer son compte. Une de ces options était l’achat du téléphone depuis son domicile, en ligne ou par téléphone, puis de le faire livrer directement chez elle. Bien que cette option ne lui aurait pas permis d’obtenir le téléphone la journée même, l’attente d’une livraison le jour même n’est pas raisonnable. Il en va d’une préférence personnelle reliée au choix personnel de Mme Mills de faire programmer son téléphone par son fils cette journée-là et ne représente pas un service ou un besoin relié à un handicap protégé par la Loi. Mme Mills possédait déjà un téléphone cellulaire activé dans le cadre de son emploi qu’elle aurait pu utiliser cette journée-là et jusqu’à ce que son fils ou quelqu’un d’autre programme un nouveau téléphone livré à son domicile plusieurs jours après l’avoir commandé en ligne ou par téléphone.

[53]  Le service offert par Bell est que ses produits et services sont offerts à tous les Canadiens, handicapés ou non, sur la même base avec plusieurs possibilités différentes pour y accéder. Une livraison le jour même de l’achat d’un produit, comme un nouveau téléphone cellulaire, ne représente pas le service en soi, mais plutôt un choix ou une préférence personnelle. Le délai de livraison pour un téléphone cellulaire quelques jours plus tard, au lieu du jour même de l’achat, est une conséquence d’un choix fait par le client avec la solution qu’il a choisie pour recevoir le produit, qu’il soit handicapé ou non. Le choix personnel ou préféré de Mme Mills dans la présente instance résulte du fait qu’elle souhaitait que son fils soit disponible la journée en question et non d’une raison reliée à un handicap. Le service qu’elle aurait obtenu si elle avait utilisé l’une des autres solutions n’aurait pas été un service réduit. Ce service aurait été le même service offert à une personne physiquement apte qui aurait fait ce même choix.

[54]  Parallèlement, Bell soutient que, s’il y avait eu un effet néfaste pour Mme Mills en raison de l’utilisation du règlement des normes d’activation exigeant la présence en personne à un point de vent afin de faire l’achat et l’activation d’un téléphone cellulaire la journée même, ainsi qu’un forfait d’utilisation  postpayé, le règlement satisfait aux trois parties du critère Grismer. De fait, le fardeau de prouver l’existence d’un motif valable a été satisfait par Bell.

[55]  En ce qui concerne la première partie du test, les normes d’activation sont, de toute évidence, rationnellement reliées à l’objectif d’empêcher la fraude par l’usurpation d’identité. La preuve a démontré que les moyens les plus sûrs d’empêcher la fraude dans le marché des appareils mobiles consistent à s’assurer que la personne qui déambule dans le magasin avec un appareil et une carte SIM est la même que celle qui sera responsable d’assumer les coûts.

[56]  En ce qui concerne la deuxième partie du test, il n’y a pas de preuve pour suggérer que la norme a été adoptée de mauvaise foi pour toute autre raison que son objectif déclaré qui est de combattre la fraude actuelle et potentielle. Bell estime que cette norme est nécessaire à la prévention de la fraude dans le commerce au détail. Elle s’applique de façon impartiale à quiconque cherche à acheter et activer un appareil à forfait postpayé. Dans d’autres contextes, là où il y a peu de risques de fraude, comme dans les ventes en ligne ou par téléphone, Bell applique d’autres normes appropriées dans les circonstances.

[57]  En ce qui concerne la troisième partie du test, lorsque l’accommodement préféré de Mme Mills d’assouplir la norme augmente le risque de fraude et d’usurpation d’identité pour Bell et le public, et il y a plusieurs solutions de rechange qui lui sont offertes, ce serait une contrainte excessive de demander à Bell d’assouplir sa norme. Diverses solutions de rechange raisonnables sont disponibles, comme la commande d’un téléphone en ligne ou par téléphone ou le paiement préalable du téléphone. Même si aucune d’entre elle n’assouplit la norme, comme le préférait Mme Mills, elles sont appliquées équitablement à tous et elles assurent un niveau élevé de service. Le risque accru, avec les coûts afférents de l’assouplissement de la norme, comme le souhaitait Mme Mills, dans un monde concurrentiel où tous les concurrents de Bell ont la même norme, créerait une contrainte excessive pour Bell.

[58]  Une personne handicapée comme Mme Mills qui réclame un accommodement n’a pas quelque réclamation ou droit à sa formule préférée d’accommodement s’il y en a une, tout aussi raisonnable de disponible. Elle doit accepter une solution de rechange raisonnable d’accommodement, qui répond aux besoins reliés à son handicap, même s’il ne s’agit pas de son option préférée ou celle qui lui convient le mieux. Dans ce cas, les solutions de rechange d’accommodement offertes étaient raisonnables et elle a pu disposer d’un téléphone cellulaire le jour en question et son retour n’était pas imminent.

[59]  Il peut y avoir des conséquences financières pour Mme Mills à la suite d’un accommodement raisonnable à son handicap, mais cela ne le rend pas déraisonnable ou discriminatoire. Les conséquences financières de ne pas pouvoir acheter un téléphone cellulaire à forfait postpayé et de l’activer le jour même, à cause d’une incapacité de se rendre au magasin en personne pour y être identifiée visuellement (c’est-à-dire en renonçant à une bonification potentielle), ne constitue pas un inconvénient relié au handicap et il ne fait pas partie de ceux que la Loi sur les droits de la personne veut corriger.

[60]  En somme, Bell estime que la seule chose sur laquelle Mme Mills insiste, qui est l’assouplissement des normes d’activation lorsqu’une personne handicapée le demande, est la seule à laquelle Bell ne peut donner suite sans encourir de contrainte excessive. Le point de contrainte excessive est atteint lorsque les moyens raisonnables en matière de mesures d’adaptation sont épuisés et qu’il ne reste que des options déraisonnables ou irréalisables à cet égard. L’accommodement demandé par Mme Mills est déraisonnable en ce sens qu’il accroît le risque de fraude pour Bell et d’usurpation d’identité pour le public.

D.  Preuve prima facie établie

[61]  Je trouve que Mme Mills s’est acquittée du fardeau d’établir qu’il y a eu discrimination au moyen d’une preuve prima facie selon le paragraphe 5 de la Loi sur les faits de ce cas tel que souligné ci-dessus, pour les raisons suivantes :

  1. Il est évident que Mme Mills était handicapée et que son handicap l’empêchait de se rendre au magasin en personne afin d’être visuellement identifiée le jour en question, sans risque pour sa santé ou sa sécurité. Son incapacité de se présenter en personne dans un magasin sans risquer sa santé et sa sécurité ne constituait pas une sorte de préférence personnelle ou de choix. C’était la conséquence triste et malheureuse et la réalité de ses handicaps physique et mental.
  2. Indépendamment des raisons qui ont poussé Mme Mills à vouloir un téléphone cellulaire la journée en question ou de la disponibilité de celui qu’elle possède déjà, Bell offre au public l’avantage d’acheter des téléphones cellulaires à forfait postpayé et de les activer le jour même. En fait, la vaste majorité des clients de Bell préfèrent cette option d’achat à toutes les autres, comme celle de commander un téléphone en ligne et d’attendre des jours qu’il soit livré; ou celle de le payer d’avance et de renoncer à la bonification. Dans circonstances présentes, l’option d’acheter un téléphone cellulaire à forfait postpayé, avec activation le jour même, constitue la nature essentielle de l’avantage ou du service offert par Bell au grand public [9] . L’assurance que les clients handicapés puissent accéder à l’avantage ou au service, aux mêmes conditions que tous les autres clients, fait partie intégrante d’un service destiné au grand public.
  3. Malheureusement, selon les normes d’activation de Bell, l’avantage ou le service est refusé aux clients qui ne peuvent se présenter à un magasin pour y être identifiés visuellement. Les solutions de rechange présentées par Bell aux clients incapables de se présenter dans un magasin pour acheter un téléphone en personne n’offrent pas le même avantage ou service, c’est-à-dire un téléphone cellulaire à forfait postpayé avec activation le jour même.
  4. Dans les circonstances présentes, Mme Mills devait risquer sa santé ou sa sécurité pour avoir accès aux avantages d’un téléphone cellulaire à forfait postpayé avec activation le jour même. Contrairement aux prétentions de Bell, le fait que Mme Mills se soit présentée ultimement au magasin en personne a eu, à mon avis, un impact sur elle en ce sens que ce déplacement lui a causé de grandes difficultés, était dangereux pour sa santé et contraire à l’avis de son médecin. Sa présence au magasin n’a été possible qu’avec l’aide de son fils et constituait un acte désespéré, de frustration et de colère provoqué par l’adhésion de Bell à ses normes d’activation.
  5. Par conséquent, Mme Mills a été défavorablement touchée par Bell qui n’offre qu’en magasin des téléphones cellulaires à forfait postpayé et activation le jour même. Et le handicap de Mme Mills a été un facteur de sa décision d’assumer des risques pour sa santé et sécurité afin de parvenir ultimement à profiter de cette offre. Même si les normes d’activation s’appliquent à toutes les personnes, elles ont un effet négatif sur ceux qui ne peuvent se présenter en personne dans un magasin de Bell ou sur ceux qui le peuvent, mais avec grande difficulté et risque pour leur santé, comme Mme Mills. Mme Mills ne peut pas bénéficier équitablement de l’offre de Bell au grand public des téléphones cellulaires à forfait postpayé et activation le jour même.
  6. En tant que tel, Mme Mills a été défavorisée dans l’offre d’un service offert par Bell au sens du paragraphe 5 de la Loi.

[62]  Pour ces raisons, j’estime que Mme Mills a établi une preuve prima facie.

E.  Motif justifiable non établi

[63]  J’estime que Bell n’a pas assumé le fardeau de prouver que les événements en l’espèce ne sont pas discriminatoires dans la mesure où elle avait un motif justifiable pour sa politique de règlement (d’exiger que les personnes se présentent en personne à un magasin pour y être visuellement identifiées avant d’acheter un téléphone cellulaire à forfait postpayé et activation le jour même); et que l’accommodement aux besoins des personnes comme Mme Mills imposerait une contrainte excessive à Bell au sens de l’alinéa 15(1)g) et du paragraphe 15(2) de la Loi.

[64]  Mme Mills et la Commission n’ont pas contesté le fait que Bell a rempli les conditions des deux premières parties en ce sens que la norme d’activation (exigeant que les personnes se présentent en personne à un magasin pour y être visuellement identifiées avant d’acheter un téléphone cellulaire à forfait postpayé et activation le jour même) a été adoptée de bonne foi avec la conviction qu’elle était nécessaire à la réalisation de l’objectif d’identifier la fraude et qu’elle avait un lien rationnel avec la fonction de l’empêcher. Je suis d’accord. La vraie question en l’espèce a trait à la troisième partie du test concernant la « contrainte excessive » où les parties ont des positions opposées quant à savoir si Bell a atteint ce seuil ou non.

[65]  Dans l’arrêt VIA Rail, Abella J. a examiné la loi concernant la portée de l’obligation d’adaptation et le sens de « contrainte excessive » et a affirmé que l’existence d’une contrainte excessive peut être établie :

lorsque la norme ou l’obstacle est « raisonnablement nécessaire » dans la mesure où il existe un « risque suffisant » qu’un objectif légitime comme la sécurité soit assez compromis pour justifier le maintien de la norme discriminatoire (Commission ontarienne des droits de la personne c. Municipalité d’Etobicoke, [1982] 1 R.C.S. 202); lorsqu’on a pris « les mesures qui peuvent être raisonnables pour s’entendre sans que cela n’entrave indûment l’exploitation de l’entreprise de l’employeur et ne lui impose des frais excessifs » (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, p. 555); lorsqu’il n’existe aucune autre solution raisonnable (Central Okanagan School District No 23 c. Renaud, [1992] 2 R.C.S. 970); lorsque l’exercice d’un droit est seulement assujetti à des « limites raisonnables » (Eldridge, par. 79); et, plus récemment, lorsque l’employeur ou le fournisseur de services démontre « qu’il n’aurait pu prendre aucune autre mesure raisonnable ou pratique pour éviter les conséquences fâcheuses pour l’individu » (Meiorin, par. 38). Il y a contrainte excessive lorsque les moyens raisonnables de procéder à des adaptations ont été épuisés et qu’il ne reste que des solutions déraisonnables ou irréalistes. [10]

[66]  Je conclus que Bell n’a pas réussi à établir la troisième partie des critères Grismer. L’entreprise n’a présenté aucun élément de preuve indiquant qu’elle avait évalué le coût ou la faisabilité de mesures pouvant répondre aux besoins de personnes comme Mme Mills et si ces mesures entraîneraient des contraintes excessives. Cela est probablement le résultat de la stricte adhésion de Bell à ses normes d’activation de la vente au détail et de son approche concernant ce cas, en général.

[67]  Tel qu’il est indiqué aux paragraphes 62(2) et (3), Bell a conclu à tort que les solutions de rechange que l’entreprise proposait à Mme Mills offraient à celle-ci le même niveau de service que celui offert au reste de ses clients. Outre ces solutions de rechange, Bell n’a examiné aucune autre solution (comme celles visées à l’article 50), afin de déterminer si l’entreprise pouvait répondre aux besoins de Mme Mills liés à son invalidité et lui fournir un téléphone cellulaire à forfait postpayé avec une activation le jour même, sans qu’elle doive se rendre au magasin et sans que Bell souffre de contraintes excessives. Au lieu de cela, Bell a plutôt conclu à tort que les solutions de rechange proposées à ses normes d’activation de la vente au détail étaient simplement des préférences personnelles de Mme Mills plutôt qu’une question de droits de la personne, qui font partie intégrante du service que l’entreprise rend habituellement accessible au reste du public. Cette conclusion erronée était fondée sur la définition de « service » par Bell en cause dans cette affaire qui est, selon Bell, la disponibilité de tous ses produits et services, et que tous ses services et produits étaient accessibles à Mme Mills grâce aux solutions de rechange proposées.

[68]  Les solutions de rechange que Bell proposait à Mme Mills ne procuraient pas à cette dernière une équité substantielle concernant les services offerts par Bell au reste de ses clients. La décision de la Cour fédérale dans l’affaire Jodhan [11] est particulièrement instructive à ce sujet. Dans cette affaire, la Cour a conclu que même si une personne ayant une déficience visuelle pouvait obtenir les mêmes renseignements gouvernementaux disponibles en ligne par d’autres moyens (par téléphone, en personne ou par courrier), cela ne répondait pas raisonnablement aux besoins d’une personne handicapée. La Cour a conclu qu’en ne rendant pas accessibles aux Canadiens malvoyants des renseignements et des services gouvernementaux offerts sur Internet, le gouvernement avait nié le droit à un accès équitable aux services gouvernementaux. Les articles 170, 172 et 174 de l’affaire Jodhan peuvent éclairer la question au cœur de cette affaire :

[170] À la lumière de la jurisprudence que la Cour suprême a élaborée en ce qui concerne les moyens raisonnables d’adaptation, il est clair que les autres moyens proposés par le défendeur ne peuvent pas prétendre à l’égalité réelle de traitement. Par exemple, dans l’arrêt Via Rail, l’adaptation qui consistait à offrir des fauteuils roulants plus étroits et l’aide des employés de bord aux personnes en fauteuils roulants n’a pas été considérée comme constituant une égalité réelle de traitement. Les nouvelles voitures de Via Rail devaient être conçues de manière à ce que les personnes en fauteuils roulants puissent utiliser leurs propres fauteuils roulants à bord. De la même façon, les sites Web doivent être conçus de sorte à être accessibles à tous. Dans Eldridge, les personnes sourdes qui communiquaient généralement au moyen du langage gestuel devaient pouvoir communiquer dans les hôpitaux lorsqu’elles recevaient des services médicaux, et les hôpitaux devaient leur offrir des services d’interprétation en langage gestuel. D’autres moyens de communication (comme l’écriture) n’ont pas été considérés comme étant des solutions de rechange raisonnables.

[…]

[172] En l’espèce, une personne aveugle qui doit téléphoner à un bureau du gouvernement pour obtenir de l’information ou des services qu’une autre personne, qui peut voir, peut obtenir en ligne n’obtient pas l’égalité réelle de traitement. Il y a, premièrement, la difficulté d’obtenir la communication téléphonique avec un bureau du gouvernement. Deuxièmement, il y a perte d’indépendance et de dignité pour la personne aveugle qui doit s’en remettre à une personne qui accepte d’agir comme guide voyant pour obtenir l’information et les services qu’elle pourrait obtenir par elle-même si les sites Web lui étaient accessibles. Troisièmement, la perte de liberté et l’incapacité d’obtenir une réponse immédiate sont considérables. Quatrièmement, la preuve déposée fait ressortir à quel point l’information du gouvernement n’est pas fiable lorsqu’elle est fournie par la poste.

[…]

[174] Vu la jurisprudence, les moyens de rechange envisagés ne constituent pas des moyens raisonnables d’adaptation à moins que le défendeur prouve qu’il y a impossibilité sur le plan technique d’appliquer la NSI ou que cela serait si coûteux qu’il en résulterait des contraintes excessives au regard d’une défense fondée sur l’article premier de la Charte. (Non souligné dans l’original.)

[69]  Sans avoir jamais envisagé d’autres possibilités d’adaptation dans ses normes d’activation de la vente au détail (comme celles visées à l’article 50), Bell n’était pas en mesure de déterminer si le fait de les mettre en place aurait augmenté le risque de fraude et les coûts y afférents, aurait eu une incidence sur sa compétitivité sur le marché, ou lui aurait imposé, d’une façon générale, une contrainte excessive. Comme il a été mentionné précédemment, aucune preuve tangible n’a été produite par Bell quant au coût ou à la faisabilité de la mise en place de telles solutions de rechange.

[70]  Pour ces raisons, je conclus que Bell n’a pas satisfait à la troisième partie des critères Grismer et qu’elle n’a, par conséquent, pas fourni de motif justifiable pour la discrimination à première vue subie par Mme Mills.

V.  Plainte jugée fondée

[71]  Pour toutes les raisons susmentionnées, j’estime que la plainte de Mme Mills est fondée.

VI.  Ordonnance

[72]  Après avoir jugé que la plainte est fondée, je peux rendre une ordonnance contre Bell en vertu du paragraphe 53(2) de la Loi.

A.  Thèses des parties

(i)  Position de Mme Mills et de la Commission

[73]  En vertu de l’alinéa 53(2)a) de la Loi, la Commission demande au Tribunal d’ordonner à Bell de prendre des mesures (en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux) destinées à prévenir des actes discriminatoires identiques ou semblables à l’avenir. Sans limiter la portée générale de cette demande, la Commission soutient que les mesures suivantes sont justifiées :

a.  Une ordonnance obligeant Bell à adopter une politique d’adaptation pour les clients de ses services sans fil (en consultation avec la Commission), afin de répondre aux besoins des clients handicapés qui demandent le service d’activation le jour même pour les nouveaux téléphones cellulaires achetés avec un forfait postpayé, mais qui ne peuvent pas se rendre en personne dans un magasin de détail en raison d’un handicap. À cette fin, Bell doit veiller à ce que son service d’activation le jour même soit disponible pour les clients qui ne peuvent pas se rendre en personne dans un magasin de détail en raison d’un handicap.

Mme Mills a également fait des « Suggestions concernant des modifications possibles à la politique pour tenir compte des besoins des personnes handicapées incapables de se rendre dans un point de vente de Bell Mobilité » :

·  Demander à un agent d’apporter l’identifiant requis à un magasin pour vérification et, ensuite, livrer le téléphone cellulaire à l’adresse vérifiée ce jour-là par taxi, par messagerie ou par l’entremise d’un employé désigné de Bell Mobilité.

·  Utiliser un lien vidéo (comme Skype ou Facetime) pour vérifier que l’identification apportée par l’agent correspond bien et appartient réellement à la personne voulant le compte et que l’agent suit les instructions de la personne handicapée.

·  Limiter à un seul téléphone la capacité de l’agent qui ouvre un compte dans ces circonstances, afin de réduire l’exposition de Bell Mobilité. D’autres unités pourraient être ajoutées plus tard, si nécessaire, une fois que le compte serait en règle.

·  Plafonner, si possible, la somme chargée sur ce compte jusqu’à ce qu’il ait été confirmé comme étant en règle.

·  Mettre un indicateur sur le compte jusqu’à ce qu’il ait été confirmé comme étant en règle.

·  Si la personne handicapée a un téléphone résidentiel ou un compte de courriel, utiliser l’une de ces possibilités de communication (voire les deux) pour donner à la personne handicapée un mot de passe unique qu’elle pourra utiliser pour confirmer l’authenticité de l’agent dans le cadre d’une conversation téléphonique avec un employé d’un point de vente de Bell Mobilité.

·  Si la personne handicapée utilise déjà d’autres services de Bell (téléphone résidentiel, Internet ou télévision), mettre en place des processus internes pour permettre au moins à certains employés de Bell Mobilité d’accéder à ses renseignements en vue de vérifier l’adresse et l’historique du compte de la personne handicapée.

b.  Une ordonnance obligeant Bell Mobilité à faire appel aux services d’un expert externe, afin d’offrir une formation sur l’adaptation à ses détaillants et à tous les autres employés impliqués dans la prise de décisions concernant l’accès aux services et aux produits sans fil. Cette formation devrait inclure la prévention de la discrimination et l’obligation de Bell en matière d’adaptation en tant que prestataire de services aux termes de la Loi.

[74]  Mme Mills et la Commission demandent également une ordonnance d’indemnisation pour réparer la douleur et la souffrance en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la Loi, d’un montant de 20 000 $, ainsi qu’une ordonnance d’indemnisation spéciale pour discrimination par conduite insouciante ou volontaire en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi, d’un montant de 20 000 $. Elles soutiennent que Mme Mills a ressenti de la souffrance et de la douleur lorsqu’elle a dû se rendre dans un magasin de détail alors qu’elle était très malade et qu’elle a été, par conséquent, assujettie à une perte de dignité. En outre, Bell savait qu’elle était handicapée et ne pouvait pas se rendre en personne au magasin sans grande difficulté et beaucoup de risques. Bell a volontairement continué de refuser les demandes de Mme Mills en matière d’adaptation raisonnable pendant 27 mois jusqu’à l’audience, la soumettant ainsi à une pression supplémentaire et augmentant son anxiété. Mme Mills a déclaré que, dans son affaire, il n’a jamais été question d’argent, mais qu’un montant maximal devrait être appliqué, non pas pour punir Bell, mais pour lui rappeler ses obligations en vertu de la Loi et pour lui envoyer un message clair en vue d’attirer son attention sur le fait que cette conduite discriminatoire doit être empêchée à l’avenir, afin de protéger d’autres personnes handicapées, qui n’ont pas les mêmes ressources qu’elle.

[75]  Enfin, la Commission a demandé l’octroi d’intérêts sur toute indemnité accordée en vertu du paragraphe 53(4) de la Loi.

(ii)  Position de Bell

[76]  Selon Bell, cette affaire ne justifie pas l’octroi d’une indemnité. La preuve n’a révélé aucune douleur ni souffrance à la suite de l’application des normes d’activation de la vente au détail. Mme Mills a reçu le téléphone à la date qu’elle voulait. Son état n’a pas été aggravé le jour en question ou après cette date. Bell a le droit de demander le règlement intégral de la plainte, de fournir une défense pleine et entière et de suivre le processus en vertu de la Loi, même si ce processus est long. De plus, le Tribunal n’accorde habituellement pas d’indemnité supérieure à 10 000 $ pour les douleurs et des souffrances, et toute ordonnance de ce genre doit refléter la différence en matière de gravité entre cette affaire et les autres affaires où ces sentences ont été rendues. Enfin, Bell a adopté les normes d’activation de la vente au détail de bonne foi, afin d’empêcher la fraude envers son entreprise et le public, et non pas par conduite insouciante ou volontaire. Par conséquent, tout montant d’indemnité spéciale ne doit pas dépasser 5 000 $.

B.  Mesures visant à corriger et à prévenir les actes discriminatoires

[77]  Je conclus que les ordonnances demandées par Mme Mills et la Commission en vertu de l’alinéa 53(2)a) de la Loi sont justifiées par les faits de la présente affaire.

[78]  Les normes d’activation de la vente au détail de Bell doivent être modifiées, afin de s’assurer que les personnes handicapées qui se retrouvent dans la même situation dans laquelle Mme Mills s’est trouvée le 11 juillet 2014 puissent acheter un téléphone cellulaire à forfait postpayé et l’obtenir le jour même, sans avoir à se présenter dans un magasin de détail pour être identifiées en personne, ce qui mettrait en danger leur santé et leur sécurité. Bell et la Commission doivent prendre en considération les diverses suggestions permettant d’y parvenir (voir les articles 50 et 73), ainsi que toute autre suggestion raisonnable et faisable.

[79]  Selon M. Lau, Bell travaille actuellement à une solution de livraison le jour même pour toutes les personnes utilisant ses solutions de commande en ligne et par téléphone qui ne nécessitera pas d’identification visuelle pour les commandes postpayées. Si une telle solution avait été disponible le 11 juillet 2014, il n’y aurait vraisemblablement pas eu de plainte à ce sujet. Si cette solution devenait disponible, elle résoudrait probablement des problèmes similaires rencontrés par d’autres personnes handicapées qui ne peuvent pas se rendre dans un magasin pour être visuellement identifiées, qui ont besoin d’un téléphone cellulaire le jour même pour des urgences, mais qui veulent payer avec un forfait postpayé et avoir leur téléphone activé le jour même, comme la vaste majorité des autres clients de Bell.

[80]  En gardant cela à l’esprit, Bell doit, dans les six mois suivant la date de la présente décision et en consultation avec la Commission, modifier ses normes d’activation de la vente au détail, afin de remédier à l’acte discriminatoire constaté dans la présente décision et d’empêcher que cela ne se reproduise à l’avenir. À savoir, Bell doit s’assurer que les personnes comme Mme Mills ont un accès substantiellement égal à l’avantage que constitue l’achat d’un téléphone cellulaire à forfait postpayé avec activation le jour même. Par la suite, les normes d’activation de la vente au détail modifiées devront m’être soumises aux fins d’approbation, car je conserverai ma compétence à cet égard.

[81]  En ce qui a trait à l’ordre de formation demandé, Bell a admis avoir eu un manque de séances de formation pour ses employés en matière de droits de la personne en vertu de la Loi. Par conséquent, je conclus que cette mesure corrective est justifiée et j’espère qu’elle aidera Bell à éviter à l’avenir des situations comme celle sur laquelle porte cette affaire. Dans un an à compter de la date de la présente décision et en consultation avec la Commission, Bell formera les employés qui participent à l’élaboration et à l’application des normes d’activation de la vente au détail (1) pour respecter la Loi et les obligations connexes en matière de droits de la personne, (2) car la raison relative à la modification de ses normes d’activation de la vente au détail résulte de la présente décision, et (3) car les modifications apportées à ses normes d’activation de la vente au détail découlent de la présente décision.

C.  Indemnité pour souffrances et douleurs

[82]  En ce qui concerne l’indemnisation demandée pour les souffrances et les douleurs, Mme Mills demande 20 000 $ en raison de l’acte discriminatoire. Il s’agit du montant maximum d’indemnisation que le Tribunal peut accorder en vertu de l’alinéa 53(2)e) de la Loi. Le Tribunal n’accorde le montant maximal que dans les circonstances les plus flagrantes; lorsque l’étendue et la durée de la souffrance du plaignant en raison de l’acte discriminatoire justifient le montant total.

[83]  Je conclus que Mme Mills a été exposée à des souffrances et à des douleurs, conformément à ce qui est indiqué à l’article 75. Toutefois, je suis d’accord avec Bell pour dire que toute indemnité doit être liée à l’acte discriminatoire et non au litige faisant l’objet de la plainte dans le cadre du processus en vertu de la Loi. Malheureusement, le processus de plainte et d’audience en vertu de la Loi peut prendre un certain temps. Après avoir examiné les éléments de preuve et les arguments des parties concernant ce sujet, je conclus qu’une indemnité de 10 000 $ est appropriée dans les circonstances et conformément à l’alinéa 53(2)e) de la Loi.

D.  Indemnité spéciale pour discrimination par conduite insouciante ou volontaire

[84]  Le paragraphe 53(3) de la Loi constitue une disposition punitive visant à dissuader ou à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires. Pour conclure que l’acte était délibéré, il faut que l’acte discriminatoire et l’atteinte aux droits de la personne aient été intentionnels, selon la Loi. On entend par « acte inconsidéré » celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une façon d’agir injustifiée ou insouciante [12] . Encore une fois, la somme de 20 000 $ représente le montant maximum pouvant être accordé en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi, et le Tribunal réserve généralement le montant maximum pour les affaires les plus graves.

[85]  Bell est une entreprise emblématique et excellente qui est bien gérée et se soucie généralement de ses clients, y compris les Canadiens handicapés. Il suffit de regarder la télévision pour voir son engagement à aider les Canadiens à comprendre et à gérer les problèmes liés à la santé mentale pour savoir qu’il s’agit d’une entreprise socialement responsable. Malheureusement, dans cette affaire, l’entreprise n’a pas respecté ses obligations. Je suis sûr que Bell proposera une modification acceptable à ses normes d’activation de la vente au détail pour gérer le problème propre aux circonstances de cette affaire et que l’entreprise n’avait probablement jamais envisagé. À ce titre, je refuse d’ordonner une indemnité en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi.

E.  Intérêts

[86]  Selon le paragraphe 53(4) de la Loi, je peux inclure l’octroi d’intérêts sur une ordonnance de paiement d’une indemnité, et c’est ce que j’ordonne.

[87]  La règle 9(12) des Règles de procédure (03-05-04) du Tribunal prévoit que tout octroi d’intérêts devra concerner des intérêts simples calculés sur une base annuelle au taux d’escompte (séries mensuelles) établi par la Banque du Canada et que ces intérêts s’accumulent à compter de la date à laquelle l’acte discriminatoire s’est produit jusqu’à la date du paiement de l’indemnité. À ce titre, l’indemnité de 10 000 $ à Mme Mills comprendra des intérêts calculés conformément à la règle 9(12) des Règles de procédure (03-05-04) du Tribunal, qui s’accumuleront à compter du 11 juillet 2014 jusqu’à la date du paiement de l’indemnité.

Signé par

Edward P. Lustig  

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 24 janvier 2017


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties inscrites au dossier

Dossier du Tribunal : T2132/0616

Intitulé : Linda Mills c. Bell Mobilité Inc.

Décision du Tribunal datée du : 24 janvier 2017

Date et lieu de l’audience : Du 12 au 17 octobre 2016

London (Ontario)

Comparutions :

Linda Mills , pour elle-même

Ikram Warsame , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Evan VanDyk , pour l’intimée



[1] . Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, 1985 CanLII 18 (CSC), au paragraphe 28.

[2] Moore c. ColombieBritannique (Éducation), 2012 CSC 61, au paragraphe 33; et, Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Centre de formation de Bombardier Aéronautique), 2015 CS, C 39 aux paragraphes 44 à 52.

[3] Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868, au paragraphe 20 (« Grismer »).

[4] Grismer, au paragraphe 21.

[5] Central Alberta Dairy Pool c. Alberta (Commission des droits de la personne), [1990] 2 RCS 489, à la page 518.

[6] Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, au paragraphe 121 (« Via »).

[7] Voir Eldridge c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1997] 3 SCR 624, au paragraphe 78.

[8] Via, au paragraphe122.

[9] Voir Watkin c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 170, aux paragraphes 31 et 33; et, Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Pankiw, 2010 CF 555, au paragraphe 42.

[10] VIA Rail, au paragraphe 130.

[11] Jodhan c. Canada (Procureur général), 2010 CF 1197 (Jodhan).

[12] Consulter Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2013 CF 113, conf 2014 CAF 110, article 154.

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