Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal

Titre : Tribunal's coat of arms

Tribunal canadien des droits de la personne

Référence : 2015 TCDP 20

Date : le 1er septembre 2015

Numéro du dossier : T2075/7614

Entre :

Maiia Mykolayivna Zaafrane

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

Immigration et citoyenneté Canada

l'intimée

Décision sur requête

Membre : David L. Thomas

 



I.  Introduction – Requête en sursis

[1]  L’intimé, Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), demande l’ajournement de la présente plainte en attendant qu’un jugement soit rendu par la Cour d’appel fédérale (CAF) dans une autre affaire. CIC croit que le jugement de la Cour déterminera en partie le résultat pour la présente plainte.

II.  Contexte

A.  Présente plainte en vertu de la LCDP

[2]  En l’espèce, la plainte a été déposée par la plaignante, Maiia Mykolayivna Zaafrane, le 22 avril 2014, auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (Commission). Le 5 février 2015, la Commission, conformément à l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP), a demandé au Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) d’instruire la plainte.

[3]  La plaignante allègue que CIC a fait preuve de discrimination à son égard, pour des motifs religieux, en l’empêchant de prendre part à une cérémonie de citoyenneté canadienne le 4 décembre 2013. Par conséquent, Mme Zaafrane n’a pas été en mesure de remplir les exigences à respecter pour devenir un citoyen canadien. Mme Zaafrane n’a pas été autorisée à participer à la cérémonie parce qu’elle a refusé de retirer son niqab, vêtement qui couvre la tête et le visage à l’exception des yeux.

[4]  CIC a une politique qui exige que l’on retire les vêtements couvrant le visage pour prêter le serment de citoyenneté canadienne lors d’une cérémonie de citoyenneté (la Politique). Mme Zaafrane soutient qu’elle porte son niqab en public dans le cadre de sa religion et que, à ce titre, CIC a fait preuve de discrimination à son endroit pour des motifs religieux en appliquant la politique à son égard et en lui interdisant de prendre part à une cérémonie de citoyenneté avec son niqab.

B.  L’affaire devant la Cour d’appel fédérale : : Canada (A.G.) c. Ishaq

[5]  Dans une affaire semblable, une femme du Pakistan nommée Zunera Ishaq a demandé la citoyenneté canadienne. Mme Ishaq porte elle aussi un niqab et elle soutient que le port de ce niqab fait partie de ses croyances religieuses. Mme Ishaq a satisfait à toutes les exigences pour obtenir la citoyenneté canadienne, mais elle n’a pas participé à la cérémonie afin de prêter serment de citoyenneté canadienne. Connaissant la politique, Mme Ishaq a déposé une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale et elle a sollicité une ordonnance interdisant à CIC d’appliquer la politique à son égard lors de la prochaine cérémonie de citoyenneté. (Ishaq c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 156.)

[6]  Le 6 février 2015, le juge Boswell de la Cour fédérale a accueilli la demande de Mme Ishaq.

[7]  Le défendeur a interjeté appel de la décision du juge Boswell à la CAF. L’appel devrait être entendu de façon accélérée en septembre 2015.

[8]  Dans le cas de la plainte relative à la LCDP dont je suis saisi, l’intimé a déposé une requête d’ajournement de la plainte jusqu’à ce que l’affaire Ishaq soit entendue par la CAF. Mme Zaafrane ne s’oppose pas à la mise en suspens de sa plainte jusqu’à ce que l’appel dans l’affaire Ishaq soit entendu et tranché. Toutefois, la Commission s’y oppose et a présenté des observations dans lesquelles elle demandait que le Tribunal ne mette pas en suspens la plainte de Mme Zaafrane jusqu’au règlement de l’appel dans l’affaire Ishaq.

[9]  Pour les motifs exposés ci-après, le Tribunal rejette la requête de l’intimé.

III.  Observations de CIC en vue d’un sursis

[10]  CIC a fait valoir que la question de savoir si la Politique est légitime et valide ou non est au cœur de la plainte de Mme Zaafrane et que, par conséquent, la résolution de cette plainte repose partiellement sur la décision à venir de la CAF. CIC ajoute que le fait d’obliger les parties à procéder à l’instruction de la plainte serait contraire aux principes de justice naturelle.

IV.  Analyse

A.  La résolution repose-t-elle sur la décision de la CAF?

[11]  L’argument de CIC selon lequel les conclusions de la CAF dans l’affaire Ishaq quant à la légalité de la Politique règleront nécessairement la plainte de Mme Zaafrane, en tout ou en partie, ne me convainc pas. Bien que la décision de la CAF puisse en effet avoir une influence sur la position de CIC quant à un règlement possible avec Mme Zaafrane, les questions dont est saisi le Tribunal sont assez différentes.

[12]  Dans sa demande présentée à la Cour fédérale, Mme Ishaq demandait à obtenir les réparations suivantes :

  1. une déclaration portant que la Politique porte atteinte à l’alinéa 2a) de la Charte canadienne des droits et libertés, Partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (la Charte);

  2. une déclaration portant que la Politique porte atteinte au paragraphe 15(1) de la Charte;

  3. une déclaration portant que la Politique n’est pas compatible avec la loi applicable et outrepasse donc les pouvoirs de CIC;

  4. une déclaration portant que la Politique entrave indûment le pouvoir discrétionnaire des juges de la citoyenneté;

  5. une ordonnance interdisant à CIC et à tout agent de ce dernier de lui refuser la citoyenneté en raison de la Politique;

  6. ses dépens.

[13]  La Cour fédérale a accueilli la demande de Mme Ishaq parce que dans la mesure où la Politique entrave l’obligation qu’a un juge de la citoyenneté d’accorder aux candidats à la citoyenneté la plus grande liberté possible pour ce qui est de la profession de foi religieuse ou de l’affirmation solennelle, elle est illégale. (Ishaq, précité, paragraphe 68). La Cour fédérale n’a pas tranché les questions relatives à la Charte soulevées dans la demande de Mme Ishaq.

[14]  Bien que les arguments fondés sur la Charte puissent jouer un rôle dans la décision de la CAF, il se peut également qu’ils ne soient pas pris en considération. Il est probable que l’appel reposera principalement sur la légalité de la Politique à la lumière de son manque de cohérence avec les règlements pris en vertu de la Loi sur la citoyenneté. Les questions à savoir si la Politique porte ou non atteinte à la Charte sont toujours en litige dans l’appel et il est possible que la CAF ait à les examiner (Minister of Citizenship and Immigration c. Ishaq, 2015 FCA 151, par. 4).

[15]  Dans la mesure où elle est axée sur des questions non liées à la Charte, l’opinion de la CAF quant à la légalité de la Politique sera peu pertinente pour ce qui est de la question de savoir si la Politique est conforme à la LCDP.

[16]  Mme Zaafrane voudrait que ses allégations de discrimination soient examinées en vertu de la LCDP, et non de la Loi sur la citoyenneté, ni de ses règlements. Un critère différent sera appliqué pour déterminer s’il y a eu discrimination fondée sur des motifs de distinction illicite. De plus, il se peut que Mme Zaafrane et la Commission cherchent à obtenir des mesures de redressement très différentes de celles demandées par Mme Ishaq. Par exemple, en vertu du par. 53(2) de la LCDP, le Tribunal peut ordonner le paiement d’une indemnité à la victime d’une pratique discriminatoire. Pour les motifs qui précèdent, j’estime que l’issue du dossier de Mme Zaafrane ne dépend pas nécessairement de l’appel dans l’affaire Ishaq et que, par conséquent, il devrait procéder indépendamment.

B.  Principes de justice naturelle

[17]  CIC fait valoir l’argument selon lequel si cette plainte était instruite avant l’issue de l’affaire Ishaq, cela serait contraire aux principes de justice naturelle. CIC soutient qu’il devrait donner suite à l’affaire sans avoir tous les faits en main. De plus, il soutient qu’il faut attendre la décision de la CAF dans l’affaire Ishaq pour comprendre la nature exacte du litige. CIC avance aussi que la décision de la CAF pourrait avoir une incidence sur la mesure de redressement qui pourrait être accordée par le Tribunal.

[18]  Normalement, le Tribunal s’efforce d’instruire les plaintes le plus rapidement possible. Le paragraphe 48.9(1) de la LCDP est ainsi libellé :

« L’instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique. »

[19]  Des motifs impérieux sont requis pour justifier une dérogation à ce principe général. Généralement, pour obtenir un ajournement, l’intimé « doit établir qu’il subirait un déni de justice naturelle si l’instruction devant le Tribunal poursuivait son cours normal. » (Marshall c. Cerescorp Company 2011 TCDP 5). En l’espèce, il incombe à CIC de persuader le Tribunal qu’il y aurait atteinte à la justice naturelle en l’absence d’un ajournement. Je n’en suis pas convaincu.

[20]  Par souci d’équité pour les parties, le Tribunal offrirait naturellement aux parties l’occasion de déposer des observations additionnelles sur tout jugement rendu par un tribunal ayant un pouvoir de surveillance entre le début de l’instruction et la décision définitive du Tribunal si un tel jugement du tribunal concerne une question en litige devant le Tribunal. Certainement, en l’espèce, je vais donner aux parties amplement l’occasion de traiter de la décision de la CAF dans l’affaire Ishaq si elle est rendue avant une décision définitive. Par conséquent, il n’y a aucun risque que l’intimé ne connaisse pas [traduction]« les faits qu’on entend lui opposer » ou qu’il soit privé de son [traduction] « droit d’être entendu ».

[21]  Je ne crois pas qu’un ajournement est nécessaire pour obtenir des précisions au sujet des questions de fait et, comme je l’ai mentionné précédemment, il se peut que les questions juridiques devant être tranchées par la CAF ne soient pas du tout les mêmes. Deuxièmement, les mesures de redressement applicables à Mme Zaafrane en vertu de la LCDP représentent ses mesures de redressement et elles n’ont pas nécessairement un caractère systémique. Selon la prépondérance des probabilités, je suis d’avis que l’intimé ne subira pas de préjudice si le dossier progresse à ce moment-ci.

[22]  Même si la CAF conclut que la Politique est invalide et illégale, cette décision peut tout de même avoir peu de répercussions sur les questions présentées au Tribunal. Quoi qu’il en soit, à ce stade-ci, la question est purement spéculative.

[23]  L’intimé a cité des décisions précédemment rendues par le Tribunal dans lesquelles une suspension avait été accordée en attendant un jugement de cours supérieures dans une autre affaire : Bailie et al c. Air Canada and Air Canada Pilot Association, 2012 TCDP 6; Renaud, Sutton et Morgeau c. Affaires autochtones et Développement du Nord Canada, 2013 TCDP 30. Selon moi, la présente affaire se distingue parce qu’on ne demande pas au Tribunal d’attendre l’issue de la décision d’un autre tribunal ou de l’examen par une cour supérieure d’une décision d’un tribunal. Les ajournements dans les affaires citées ont été accordés en se fondant sur des questions pratiquement identiques expressément portées à l’attention de la CF ou de la CAF dans des instances en cours. Dans ces cas, il ne faisait aucun doute que des directives très pertinentes suivraient (voir Bailie, par. 26; Renaud, par. 16 et 17; voir également Congrès juif canadien c. Henry Makow, 2010 TCDP 13, par. 8; Ligue des droits de la personne de B'nai Brith, Abrams c. Topham, Arthur, 2010 TCDP 14, par. 9). Il est loin d’être certain que la question relative à l’art. 15 de la Charte dans l’affaire Ishaq sera tranchée par la CAF. La Cour est saisie d’autres questions en litige, dont une est une question non constitutionnelle. Voir le jugement de la Cour fédérale dans l’affaire Ishaq, 2015 CF 156, par. 66 et 67.

V.  Décision

[24]  Pour les motifs qui précèdent, le Tribunal rejette la demande de l’intimé et la plainte suivra son cours selon le processus normal de gestion des instances préalable à l’audience.

Signée par

David L. Thomas

Président du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 1er septembre 2015

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