Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal

Titre : Tribunal's coat of arms

Tribunal canadien des droits de la personne

Référence : 2015 TCDP 9

Date : le 29 avril 2015

Numéros des dossiers : T1658/1311 et T1659/1411

Entre :

Stacy Lee Tabor

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

La Première nation Millbrook

l'intimée

Décision

Membre : Sophie Marchildon

 



I.  La plainte et le contexte

[1]  Avant toute chose, je tiens à rendre hommage aux membres de la Première Nation Mi’kmaq (micmaque) et de la collectivité de la Première Nation de Millbrook. L’audition de cette affaire s’est déroulée sur le territoire ancestral des Micmacs, près de la collectivité de Millbrook, à Truro, Nouvelle-Écosse. J’ai été impressionné par le fait, digne de mention à mon avis, que les parties et les témoins qui ont participé à l’audience, dont la plupart vivent ensemble dans la collectivité de Millbrook, se sont montrés respectueux et cordiaux les uns envers les autres, même au cœur d’un conflit et d’un litige. Leur conduite m’apparaît exemplaire et je les en félicite. Dans la présente décision, lorsque je fais référence à la Première Nation de Millbrook, je fais référence à la Première Nation en tant qu’employeur et non à la collectivité dans son ensemble ni à des membres particuliers de celle-ci.

[2]  La plaignante, Mme Stacey Lee Marshall Tabor, de la Première Nation micmaque, est membre de la Première Nation de Millbrook. Elle vient d’une famille de pêcheurs et elle a commencé à pratiquer la pêche à 16 ans. Elle vient aussi d’une famille qui a lutté pour faire valoir ses droits ancestraux et issus de traités. Donald Marshall, son oncle, a lutté pour faire valoir son droit issu de traités de pratiquer la pêche. Dans l’arrêt R. c. Marshall, 1999 CanLII 665 (CSC), la Cour suprême du Canada a reconnu que M. Marshall jouissait du droit de pêcher des Micmacs à des fins alimentaires et commerciales.

[3]  Comme son oncle, Mme Tabor défend ce en quoi elle croit. Elle a, elle aussi, exercé son droit issu de traités de pêcher en se livrant parfois à la pratique de la pêche sans permis. Il ressort également de son témoignage que la pêche est sa passion. Elle tient à pratiquer cette passion et elle souhaite un jour réaliser son rêve d’être capitaine d’un bateau de pêche. De fait, à sa connaissance, elle est la première femme membre d’une Première Nation à obtenir les qualifications requises pour être capitaine de bateau de pêche en Nouvelle-Écosse. Cependant, comme bien des gens qui ont tenté d’être les premiers à faire quelque chose s’en sont aperçus, il peut souvent être difficile de faire figure de pionnier. En dépit de ses aspirations et de ses qualifications, Mme Tabor n’a réussi à travailler qu’à quelques occasions comme matelot de pont et comme second pour la pêcherie de la Première Nation de Millbrook.

[4]  Mme Tabor allègue que depuis plusieurs années, la Première Nation de Millbrook refuse de l’embaucher dans sa pêcherie parce qu’elle est une femme. En particulier, elle affirme que Millbrook a refusé de prendre en compte sa candidature à un poste de capitaine dans sa pêcherie en 2008. Elle soutient que sa situation illustre une pratique plus générale de la part de la Première Nation consistant à exclure les femmes de sa pêcherie. Mme Tabor allègue aussi que son exclusion de la capitainerie d’un bateau de pêche en 2008 était fondée sur son état matrimonial parce que la Première Nation de Millbrook a eu des problèmes avec son mari quand ce dernier a été capitaine en 2007 et Millbrook aurait retenu ces problèmes contre elle également. Mme Tabor allègue que les actions de Millbrook constituent des pratiques discriminatoires au sens des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP).

[5]  Pour sa part, la Première Nation de Millbrook nie les allégations faites à son encontre. Elle prétend que la candidature de Mme Tabor à un poste de capitaine n’a pas été retenue en 2008 parce qu’un autre candidat était plus qualifié. Elle nie aussi avoir pour pratique d’exclure les femmes de sa pêcherie.

[6]  Mme Tabor soutient qu’après le dépôt de sa plainte, la Première Nation de Millbrook a exercé des représailles contre elle en violation de l’article 14.1 de la LCDP. Les allégations de représailles seront analysées dans une décision distincte.

[7]  Après avoir entendu toutes les parties et examiné les éléments de preuve, les observations et les affidavits qui m’ont été soumis, je conclus au bien-fondé de la plainte de Mme Tabor aux termes des articles 7 et 10 de la LCDP, pour les motifs qui suivent.

II.  Analyse de la plainte

A.  Cadre juridique

[8]  Dans une affaire de droits de la personne, il incombe au plaignant d’établir une preuve prima facie. La preuve prima facie est « […] celle qui porte sur les allégations qui ont été faites et qui, si on leur ajoute foi, est complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de la plaignante, en l’absence de réplique de l’employeur intimé » (Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Ltd., 1985 CanLII 18 (CSC), au paragraphe 28 (O’Malley)).

[9]  Dans ses observations, Millbrook se concentre essentiellement sur sa décision de retenir un autre candidat que Mme Tabor lorsqu’elle a postulé en vue d’obtenir un permis de capitaine en 2008. À ce titre, Millbrook soutient que les critères énoncés dans Shakes c. Rex Pak Ltd., (1982) 3 C.H.R.R. D/1001 (Shakes) devraient être appliqués pour déterminer si Mme Tabor a établi une preuve prima facie. Ces critères sont les suivants : (1) elle possédait les qualifications nécessaires pour le poste; (2) elle n’a pas été embauchée; et (3) l’employeur a embauché une personne qui n’était pas plus qualifiée, mais qui ne possédait pas la caractéristique distinctive, en l’espèce, le fait d’être une femme (voir Shakes, au paragraphe 8918).

[10]  Toutefois, dans la décision Premakumar c. Air Canada, 2002 CanLII 23561 (TCDP), le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) a dit :

[77] Bien que les critères des affaires Shakes et Israeli soient des guides utiles, aucun des deux ne devrait être appliqué automatiquement d'une manière rigide et arbitraire dans chaque affaire qui porte sur l'embauchage : il faut plutôt tenir compte des circonstances de chaque affaire pour établir si l'application de l'un ou l'autre des critères, en tout ou en partie, est pertinente. En bout de ligne, la question sera de savoir si M. Premakumar a répondu au critère O'Malley, c'est-à-dire : si on y ajoute foi, la preuve devant moi est-elle complète et suffisante pour justifier un verdict en faveur de M. Premakumar en l'absence de réplique de l'intimée?

 

(voir aussi Lincoln c. Bay Ferries Ltd., 2004 CAF 204, aux paragraphes 17 et 18; et Morris c. Canada (Forces armées canadiennes), 2005 CAF 154, aux paragraphes 24 à 30)

[11]  Je souscris à cette position et j’estime qu’il serait mal avisé d’appliquer les critères énoncés dans Shakes en l’espèce. Par leur nature, les allégations formulées dans la présente plainte ont une portée plus étendue et ne se limitent pas à la décision particulière prise en 2008 de préférer un autre candidat à Mme Tabor pour le rôle de capitaine. Mme Tabor allègue qu’avant 2008 et de façon continue, la Première Nation de Millbrook avait pour pratique systémique de refuser aux femmes, y compris elle-même, des possibilités d’emploi dans sa pêcherie. En outre, c’est Millbrook qui précise que la décision relative à l’embauche d’un capitaine en 2008 était fondée sur une comparaison des qualifications que possédaient Mme Tabor et le candidat retenu. Dans sa plainte et dans son témoignage, Mme Tabor affirme ne pas avoir reçu en 2008 une telle explication de la décision de Millbrook relative à l’embauche d’un capitaine.

[12]  Par conséquent, en appliquant les critères énoncés dans O’Malley au contexte qui nous occupe, pour établir une preuve prima facie de discrimination, Mme Tabor devait montrer qu’elle possède une caractéristique protégée par la LCDP contre la discrimination (article 3 de la LCDP); qu’elle s’est vu refuser un emploi ou défavorisée en cours d’emploi (article 7 ou alinéa 10a) de la LCDP); et que la ou les caractéristiques protégées ont constitué un facteur dans le refus de l’employeur (alinéa 7a) de la LCDP) ou dans la pratique qui l’a privée de possibilités d’emploi (alinéa 10a) de la LCDP) (voir Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, au paragraphe 33 (Moore)).

[13]  Lorsqu’une preuve prima facie est établie, un intimé peut s’éviter une conclusion défavorable en soumettant une preuve pour montrer que ses actions n’étaient pas discriminatoires ou en se prévalant d’un moyen de défense prévu par la loi qui justifie la discrimination. En l’espèce, Millbrook a soumis une preuve pour tenter de montrer que ses actions n’étaient pas discriminatoires. Par conséquent, il lui incombait de réfuter la preuve prima facie afin d’éviter une conclusion défavorable (Peel Law Association c. Pieters, 2013 ONCA 396, au paragraphe 68 (Pieters)). Cependant, le fardeau ultime de la preuve continuait d’incomber à Mme Tabor d’établir que la preuve produite par Millbrook était fausse ou constituait un prétexte (voir Pieters, au paragraphe 74).

[14]  En outre, il convient de ne pas oublier que la discrimination n’est habituellement pas exercée ouvertement et, cela étant, qu’il est souvent difficile de la prouver en se fondant sur une preuve directe. La tâche du Tribunal consiste donc à tenir compte de toutes les circonstances et de tous les éléments de preuve afin de déterminer s’il est possible de détecter « de subtiles odeurs de discrimination » (voir Basi c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, 1988 CanLII 108 (TCDP)). Comme la norme de preuve dans les affaires de discrimination est la norme civile ordinaire de la prépondérance des probabilités, [traduction] « [o]n peut conclure à la discrimination quand la preuve présentée à l'appui rend cette conclusion plus probable que n'importe quelle autre conclusion ou hypothèse » (Béatrice Vizkelety, Proving Discrimination in Canada (Toronto: Carswell, 1987), p. 142).

[15]  Enfin, il n'est pas essentiel que des considérations d'ordre discriminatoire soient les seuls motifs des actes en cause pour que la plainte soit accueillie. Il est suffisant qu’une considération d’ordre discriminatoire soit l’un des facteurs dans les actes en cause (Holden c. Compagnie des chemins de fer nationaux, (1991) 14 C.H.R.R. D/12 (C.A.F.), au paragraphe 7).

B.  La preuve de Mme Tabor

[16]  Les événements donnant lieu à la plainte de Mme Tabor s’étendent sur une dizaine d’années, essentiellement de 1996 à 2008. La preuve soumise à l’appui de sa plainte peut être divisée dans les catégories suivantes : (i) remarques désobligeantes sur les femmes; (ii) difficulté à obtenir du financement pour suivre la formation de capitaine; (iii) expérience de travail avec Millbrook et sa pêcherie de 2000 à 2006; (iv) la saison de la pêche au homard 2007; (v) le permis de capitaine en 2008; et (vi) l’expérience d’autres femmes au sein de l’administration et de la pêcherie de Millbrook. En ce qui concerne l’établissement d’une preuve prima facie, voici mes conclusions de fait relatives à chacune de ces catégories de preuve, sauf indication contraire.

[17]  Au vu de la preuve, je conclus que Mme Tabor a établi une preuve prima facie de discrimination au sens des articles 7 et 10 de la LCDP, pour les motifs combinés du sexe et de l’état matrimonial.

(i)  Remarques désobligeantes sur les femmes

[18]  Mme Tabor a commencé son expérience de travail pour Millbrook en 1996. À l’époque, elle était une étudiante travaillant l’été comme garde-pêche. Sur les quatre gardes-pêche qui travaillaient pour Millbrook cet été-là, Mme Tabor était la seule femme. Elle décrit le milieu de travail comme étant sexiste et chauvin.

[19]  C’est alors que M. Alex Cope, à l’époque et toujours administrateur de la bande pour la Première Nation de Millbrook et conseiller élu de la bande, a fait pour la première fois des remarques sur le rôle des femmes dans la pêcherie. M. Cope a dit que le seul endroit où l’on devrait trouver des seins de femme sur un bateau était sur la proue, comme figure de proue. M. Cope a répété la remarque lors d’un dîner chez Mme Tabor, devant ses invités, en 2005. À cette occasion, la remarque s’adressait explicitement à Mme Tabor.

[20]  Craig Tabor, le mari de la plaignante, a confirmé le témoignage de Mme Tabor lorsqu’il a aussi témoigné qu’il était présent lors de la soirée chez les Tabor en 2005 et qu’il y a entendu M. Cope faire la même remarque.

(ii)  Difficulté à obtenir du financement pour suivre la formation de capitaine

[21]  En 1998, Mme Tabor voulait suivre une formation pour devenir capitaine. Elle a décidé de suivre un cours en vue d’obtenir le brevet de capitaine avec restrictions, une forme de formation et d’accréditation comme capitaine, à la School of Fisheries du Nova Scotia Community College à Pictou, en Nouvelle-Écosse. Elle a appris que des hommes de Millbrook suivaient le cours et que la Première Nation finançait leur formation. Cependant, lorsqu’elle s’est adressée à Millbrook pour obtenir du financement en vue de suivre la formation, elle a essuyé un refus et s’est fait dire qu’il n’y avait plus de place à l’école.

[22]  Malgré ce refus, Mme Tabor a téléphoné à l’école et a appris qu’il restait une place. Elle s’est inscrite au cours pour l’obtention du brevet de capitaine avec restrictions un vendredi et a commencé à fréquenter l’école le lundi suivant.

[23]  Mme Tabor a témoigné que M. Cope était fâché contre elle parce qu’elle allait à l’école et il lui a dit, au téléphone, qu’elle ne devrait pas être là car elle prenait la place d’une autre personne. Elle a tenté plusieurs fois de savoir qui était cette personne dont elle aurait pris la place, sans succès. En outre, elle ne se souvient pas d’avoir vu beaucoup de membres de la collectivité de Millbrook parmi les participants au cours. Dans ses souvenirs, seulement deux autres membres de la collectivité de Millbrook suivaient le cours.

[24]  Vers la fin du cours, Mme Tabor a communiqué avec Mme Clara Gloade, une ancienne conseillère de bande de la Première Nation de Millbrook et membre de la Native Women’s Association of Nova Scotia (l’Association), afin de se renseigner sur d’autres possibilités de financement pour sa formation sur les pêches. Mme Gloade a soutenu Mme Tabor dans son désir de suivre une formation sur les pêches et lui a offert un emploi à l’Association pour l’aider à payer ses frais de scolarité.

[25]  Mme Gloade a témoigné devant le Tribunal. Elle a tenté d’obtenir du financement pour le cours de Mme Tabor en soulevant la question auprès du chef et du conseil de Millbrook, sans succès. Mme Gloade est d’avis que Millbrook était réticente à financer le cours de Mme Tabor parce qu’elle est une femme. En conséquence, et comme elle tenait à aider Mme Tabor à suivre une formation pour réaliser son ambition de devenir capitaine, Mme Gloade a aidé Mme Tabor à obtenir un emploi à l’Association afin de l’aider à payer ses frais de scolarité.

[26]  Le dernier jour de sa formation, Mme Tabor a appris que Millbrook financerait son cours au bout du compte. Mme Tabor a terminé le cours pour l’obtention du brevet de capitaine avec restrictions avec succès, notamment en satisfaisant à une exigence minimale relative au temps passé à pêcher en mer.

(iii)  Expérience de travail avec Millbrook et sa pêcherie de 2000 à 2006

[27]  La pêcherie de Millbrook pêche différentes espèces marines. En grande partie, ses prises sont constituées de homards, de crabes nordiques et de crabes des neiges. La saison de la pêche au homard s’étend habituellement du début de mai à la fin de juillet, suivie de la saison du crabe des neiges qui s’étend habituellement de la fin de juin au mois de septembre.

[28]  Après sa formation à la School of Fisheries, Mme Tabor a obtenu différents postes de marin en dehors de la Première Nation de Millbrook. Elle a commencé à travailler pour Millbrook en 2000. Dans son premier poste, elle devait « faire du cordage », une forme de préparation du matériel de pêche qui se fait à terre.

[29]  En 2001 et en 2002, Mme Tabor a travaillé comme matelot de pont pour la pêche au homard au large de Pictou Landing. Ses tâches comprenaient les travaux de pont ordinaires, comme pêcher et trier le homard, appâter les casiers et peindre des bouées.

[30]  Après la saison du homard de 2002, Mme Tabor a fait part à Adrian Gloade, le gestionnaire de la pêcherie de la Première Nation de Millbrook, de son intérêt à participer également à la pêche au crabe des neiges. Cette pêche est plus exigeante que la pêche au homard puisque le bateau sort plus loin en mer et pendant de plus longues périodes, en général deux à trois jours, mais elle est aussi plus lucrative. Mme Tabor s’est fait dire qu’elle ne possédait pas assez d’expérience pour pêcher le crabe des neiges. Cependant, vers la fin de juin 2002, M. Tabor a reçu un appel d’Adrian Gloade qui lui offrait un poste de matelot de pont sur un bateau de pêche au crabe des neiges. À l’époque, M. Tabor n’avait aucune expérience de pêche pour la pêcherie de Millbrook. Sa seule expérience de travail pour la pêcherie de Millbrook à ce stade, une expérience acquise plus tôt en 2002, consistait à préparer le matériel de pêche et à peindre des bouées.

[31]  Plus tard en septembre 2002, tandis que Mme et M. Tabor passaient en voiture devant le bureau de la bande, M. Cope a fait signe au couple de s’arrêter et il leur a expliqué qu’il avait besoin de leur aide pour sortir pêcher le crabe des neiges. Selon les Tabor, à l’époque, il y avait une pénurie de pêcheurs parce que plusieurs pêcheurs faisaient la grève et refusaient de pêcher. Les Tabor ont accepté de pêcher le reste de la saison du crabe des neiges de 2002 et Mme Tabor a été affectée comme second sur un bateau qui pêchait au large de Port Bickerton. Un second assume plus de responsabilités qu’un matelot de pont, notamment superviser l’équipage et diriger le bateau lorsque le capitaine n’est pas disponible. Le poste nécessite plus de formation et d’expérience en mer que celui de matelot de pont.

[32]  Trois semaines après le début de son affectation comme second, Mme Tabor a informé Adrian Gloade qu’elle était enceinte de cinq semaines. Elle a continué à pêcher pendant la saison du crabe des neiges 2002 jusqu’à ce qu’elle ressente des douleurs à l’estomac après un épisode au cours duquel la mer était particulièrement agitée. Elle a décidé d’arrêter de pêcher pour la saison pour protéger sa grossesse.

[33]  Le 14 mars 2003, Mme Tabor a donné naissance à un garçon.

[34]  Vers juillet ou août 2003, Mme Tabor a appelé Adrian Gloade en vue d’obtenir un autre poste à la pêcherie. Comme un bateau de pêche au crabe des neiges était à court de membres d’équipage, Mme Tabor a eu la possibilité de participer à une « sortie ». Une « sortie » est la période qui s’étend du moment où le navire quitte le quai pour aller en mer jusqu’à son retour à terre. Comme nous l’avons vu, dans le cas de la pêche au crabe des neiges, une sortie pouvait durer quelques jours. Malheureusement, durant la sortie en 2003, Mme Tabor a été blessée et, par la suite, elle n’était plus disponible pour pêcher pour le reste de la saison 2003.

[35]  D’après l’expérience de Mme Tabor, pour poser sa candidature comme pêcheur pour la pêcherie de Millbrook, on doit appeler le bureau de la bande ou s’y présenter, ou parler à Adrian Gloade. Le département des pêches décide ensuite d’offrir ou non un poste au candidat. Il n’y a pas de processus formel de demande ni de formulaire à remplir. C’était aussi l’expérience de M. Tabor. Comme il l’a expliqué, c’est la procédure informelle, mais habituelle à suivre pour quiconque souhaite obtenir un travail à la pêcherie.

[36]  De 2004 à 2006, Mme Tabor a tenté à plusieurs reprises d’obtenir du travail pour pêcher pour Millbrook en appelant le bureau de la bande ou en s’y présentant en personne. Malgré son brevet de capitaine avec restrictions et son expérience de pêche, elle n’a pas réussi à obtenir du travail. Lorsqu’elle demandait du travail, on la traitait avec mépris.

[37]  Pendant cette période, et comme elle ne pouvait obtenir de travail à la pêcherie de Millbrook, elle a fini par abandonner ses tentatives en vue de travailler à la pêcherie. Elle s’est consacrée à l’éducation de son enfant et a travaillé à d’autres métiers que la pêche, notamment la fabrication de casiers à homard pour Millbrook en 2004.

[38]  Mme Loretta Bernard, une ancienne conseillère de bande et ancienne réceptionniste pour Millbrook, a aussi témoigné devant le Tribunal et corroboré le récit que fait Mme Tabor de ses tentatives pour obtenir un emploi à la pêcherie. Elle a témoigné que Mme Tabor avait appelé le bureau de la bande et s’y était présentée pour demander du travail sur les bateaux de pêche. Les représentants de Millbrook n’ont pas pris Mme Tabor au sérieux. Mme Bernard a décrit leur comportement : ils auraient roulé des yeux, fait des blagues sur Mme Tabor et fait des remarques sur la place des femmes dans la collectivité, notamment qu’elles devraient rester à la maison avec leurs enfants.

(iv)  Saison de la pêche au homard de 2007

[39]  M. Tabor a aussi travaillé pour la pêcherie de Millbrook. Son premier travail, en avril 2002, consistait à peindre des bouées et à préparer le matériel avant la saison de la pêche. De fait, c’est en avril 2002 qu’il a rencontré Mme Tabor et travaillé avec elle. Elle lui a alors montré à fabriquer les casiers à homard et à préparer le matériel pour la pêche au homard. Comme nous l’avons vu, M. Tabor s’est ensuite fait offrir un poste de matelot de pont pour la saison de la pêche au crabe des neiges de 2002, sa seule expérience préalable de la pêche se résumant à avoir peint des bouées et préparé du matériel plus tôt la même année. M. Tabor a encore travaillé comme matelot de pont durant les saisons de la pêche au homard et au crabe des neiges de 2003. En 2004, Adrian Gloade lui a proposé de suivre son cours de capitaine même s’il n’avait pas accumulé le temps requis en mer pour ce faire. Il a suivi sa formation de capitaine en 2004, mais il ne détenait pas de certificat de secourisme ni le temps en mer minimum exigé pour obtenir son brevet de capitaine, quatrième classe. Malgré tout, il a agi comme second avec encadrement durant les saisons 2004 et 2005 et pêché le homard et le crabe des neiges. Pour les saisons de la pêche au homard 2006 et 2007, M. Tabor s’est vu octroyer un permis de capitaine sur le Chief Rachael Marshall, qui pêchait au large de Lismore. Il s’est vu offrir le poste de capitaine sans avoir postulé. Il a fini par obtenir son certificat de secourisme et il a reçu son brevet de capitaine, quatrième classe, en 2009.

[40]  Comme nous l’avons vu, M. Tabor a corroboré l’affirmation de Mme Tabor selon laquelle pour obtenir un travail à la pêcherie, il suffisait d’exprimer son intérêt en téléphonant à Adrian Gloade ou de se présenter à une réunion du conseil et exprimer son intérêt. Il a aussi témoigné au sujet des tests de dépistage de drogues effectués par Millbrook pour ceux qui voulaient pêcher. Les tests sont habituellement offerts vers mars ou avril et tous les pêcheurs doivent s’y soumettre avant le début de la saison de la pêche. Une deuxième possibilité de subir le test de dépistage de drogue est offerte à ceux qui échouent au premier test. Selon M. Tabor, il a échoué à plus de tests de dépistage de drogue qu’il en a réussis, mais il a quand même été autorisé à pêcher. Dans son témoignage, Mme Tabor a corroboré le témoignage de M. Tabor sur ce point.

[41]  Le capitaine choisit habituellement son équipage et M. Tabor voulait embaucher Mme Tabor comme matelot de pont sur le Chief Rachael Marshall en 2007. Il s’est toutefois heurté à la résistance de Millbrook sur ce point. Après avoir beaucoup insisté, M. Tabor a pu intégrer Mme Tabor à son équipage. C’était la première fois que Mme Tabor travaillait pour la pêcherie de Millbrook, sur un bateau de pêche, depuis 2003. Au bout du compte, elle a dirigé le bateau pour la plus grande partie de la saison de la pêche au homard de 2007.

[42]  À la fin de la saison de pêche au homard de 2007, on a demandé à M. Tabor de sortir pêcher le crabe des neiges pour Millbrook sur un autre bateau. Conformément à la pratique habituelle, il a laissé à sécher le matériel de pêche du Chief Rachael Marshall sur le quai pour éviter qu’il moisisse lors de son entreposage ultérieur. Le matériel est resté sur le quai quelques semaines. Le séchage du matériel a été plus long qu’à l’habitude puisqu’il avait plu la première semaine. M. Tabor a aussi concédé que le matériel est resté sur le quai plus longtemps que d’habitude parce qu’il pêchait le crabe des neiges. Pendant qu’il était en mer pour pêcher le crabe des neiges, Millbrook a embauché du personnel pour enlever le matériel de pêche du quai et en a déduit les coûts des gains que M. Tabor avait accumulés en pêchant pour Millbrook en 2007.

[43]  Dans le passé, Millbrook avait demandé l’aide de M. Tabor pour enlever du matériel du quai pour d’autres pêcheurs et il n’avait jamais été rémunéré pour cette tâche. Selon M. Tabor, il est de pratique courante à Millbrook pour les pêcheurs de s’entraider et il ne comprend pas pourquoi Millbrook a dû payer des gens pour enlever son matériel en 2007.

[44]  Il y a aussi eu un désaccord entre Millbrook et M. Tabor concernant les ventes de homard provenant du Chief Rachael Marshall. D’après Millbrook, il y avait un manque à gagner entre la rémunération de M. Tabor et les ventes de homard de son bateau. M. Tabor affirme qu’il y a des écarts dans la comptabilité de Millbrook et que certaines ventes de homard n’avaient pas été attribuées comme il se devait à son bateau.

[45]  En 2007, M. Tabor a aussi été mis en cause dans une poursuite aux petites créances intentée par Frank Gloade, son ancien matelot de pont dans la saison 2006. En 2006, Millbrook avait demandé à Frank Gloade de laisser l’équipage de M. Tabor avant la fin de la saison pour aller pêcher le crabe des neiges pour Millbrook sur un autre bateau. En conséquence, M. Tabor avait refusé de payer Frank Gloade pour la partie de la saison de pêche au cours de laquelle ce dernier avait été affecté à l’autre bateau. Frank Gloade a poursuivi M. Tabor à la Cour des petites créances pour rupture de contrat. Millbrook a appuyé Frank Gloade dans la poursuite.

[46]  Après la poursuite aux petites créances, vers août 2007, M. Cope a dit à M. Tabor qu’il ne pêcherait ou ne travaillerait jamais plus pour Millbrook à quelque titre que ce soit. M. Tabor n’a pas travaillé pour Millbrook depuis. Malgré le litige avec Millbrook sur l’entreposage du matériel et les ventes en 2007, M. Tabor croit que c’est la poursuite aux petites créances qui a poussé M. Cope à lui dire qu’il ne travaillerait jamais plus pour Millbrook.

(v)  Permis de capitaine en 2008

[47]  Par suite de son expérience comme matelot de pont en 2007, et voyant que M. Tabor ne retournait pas travailler à la pêcherie, Mme Tabor souhaitait reprendre le permis pour le Chief Rachael Marshall pour la saison de pêche au homard 2008. Au début de janvier 2008 ou autour de cette date, elle et M. Tabor ont pris contact avec M. Cope pour discuter du problème relatif aux ventes de homard de la saison 2007. Au cours de cette conversation, Mme Tabor a exprimé à M. Cope son intérêt pour le permis de capitaine du Chief Rachael Marshall en vue de la prochaine saison de pêche au homard.

[48]  Le 8 janvier 2008, Mme Tabor s’est présentée à une réunion du conseil de bande, à laquelle assistaient M. Cope et Adrian Gloade. Elle y a réitéré son intérêt pour le permis de capitaine du Chief Rachael Marshall.

[49]  En janvier ou en février 2008, au cours d’une conversation téléphonique, Mme Tabor a parlé à Adrian Gloade en utilisant la fonction mains libres en présence de M. Tabor. M. Gloade l’a informée que malgré son intérêt, Millbrook avait attribué le permis de capitaine du Chief Rachael Marshall à Frank Gloade. Durant cette conversation, alors qu’elle insistait pour connaître les raisons pour lesquelles elle n’avait pas été choisie pour le permis de capitaine, Mme Tabor dit qu’Adrian Gloade s’est montré évasif, disant que le comité des pêches avait pris en compte sa candidature pour un permis, mais qu’elle ne s’était pas « démarquée ». Quand Mme Tabor lui a demandé pourquoi elle n’avait pas été informée que la décision était imminente, Adrian Gloade lui aurait dit que le comité des pêches avait dû se presser pour attribuer les permis en raison d’une réunion prochaine avec le ministère des Pêches et Océans. M. Tabor a corroboré le témoignage de Mme Tabor concernant la conversation téléphonique avec Adrian Gloade et le fait qu’elle a appris à cette occasion qu’elle n’avait pas obtenu le permis, puisque celui-ci avait été accordé à Frank Gloade.

[50]  En conséquence, Mme Tabor n’a pas obtenu de permis de capitaine pour la saison de la pêche au homard 2008.

(vi)  Expérience d’autres femmes à l’administration et à la pêcherie de Millbrook

[51]  Mme Tabor a aussi témoigné qu’au meilleur de ses connaissances, aucune femme n’a été capitaine à la pêcherie de Millbrook. En outre, très peu de femmes travaillent à la pêcherie et celles qui le font occupent des postes subalternes, habituellement à terre, ou exécutent des tâches administratives. Mme Tabor se sent fâchée, blessée, frustrée, humiliée, brisée, gênée et parfois déprimée que sa propre Première Nation l’exclut de sa pêcherie. Elle a témoigné que tout ce qu’elle a vécu et qui donne lieu à sa plainte l’avait laissée « démotivée » et qu’elle est épuisée de devoir sans cesse se prouver à des gens qui ne veulent pas la considérer.

[52]  Mme Gloade a aussi témoigné de son expérience comme conseillère de bande pour la Première Nation de Millbrook pendant près de 20 ans. À de nombreuses reprises, elle a soulevé des problèmes que vivent les femmes de l’endroit auprès du conseil de bande. Elle a dit avoir toujours été mise en minorité lors de votes sur des questions relatives à la condition féminine au conseil de bande. D’après ses observations et son expérience au sein du conseil de bande, elle croit que les femmes, Mme Tabor y compris, reçoivent un traitement différent de celui des hommes à Millbrook.

[53]  S’appuyant sur son expérience comme conseillère de bande pendant plus de 14 ans et comme réceptionniste pour Millbrook pendant environ 9 ans, Mme Bernard a aussi corroboré les affirmations de Mme Gloade concernant les femmes dans la Première Nation de Millbrook. Mme Bernard a témoigné que les femmes sont traitées différemment des hommes et que de nombreux dirigeants et conseillers de la collectivité croient que les femmes ne devraient pas travailler et qu’elles devraient rester chez elles avec leurs enfants. Selon elle, cette attitude est courante à Millbrook. Mme Bernard ajoute qu’à sa connaissance, très peu de femmes travaillent à la pêcherie de Millbrook et celles qui le font travaillent essentiellement dans des postes subalternes au bureau ou à l’appâtage des casiers sur le quai.

C.  La preuve prima facie est établie

[54]  Mme et M. Tabor ont témoigné pendant plusieurs heures, mais ils ont répondu aux questions de façon succincte et sans hésitation. Plus important encore, leur témoignage concordait avec les allégations formulées dans la plainte et dans leurs affidavits, même lorsqu’il a été contesté lors du contre-interrogatoire. M. Tabor a témoigné avec un degré considérable de détail qui a corroboré le témoignage de Mme Tabor. Bien qu’il soit le mari de Mme Tabor, je n’ai aucune raison de croire que M. Tabor témoignait de façon intéressée à l’appui de sa femme. Dans l’ensemble, j’estime que les témoignages de Mme et de M. Tabor sont crédibles et fiables.

[55]  Mme Gloade et Mme Bernard ont aussi corroboré le contexte général du témoignage de Mme Tabor concernant le traitement réservé aux femmes à Millbrook et, plus particulièrement, à la pêcherie.

[56]  Lorsqu’elle est considérée comme un tout, la preuve soumise à l’appui de la plainte de Mme Tabor révèle à première vue une tendance selon laquelle elle s’est vu refuser des possibilités d’emploi à la pêcherie de Millbrook. Cela commence par les remarques formulées par M. Cope, une autorité et un décideur en vue dans la communauté. Les remarques de M. Cope peuvent être révélatrices de l’attitude de Millbrook envers l’embauche de femmes à la pêcherie. Conjuguée à la difficulté que Mme Tabor a éprouvée à obtenir du financement pour suivre sa formation de capitaine, l’odeur subtile de la discrimination commence à se faire sentir.

[57]  Malgré sa formation et son expérience, notamment l’obtention d’un brevet de capitaine en remplissant toutes les exigences connexes relatives à l’expérience en mer et à d’autres certifications, Mme Tabor n’atteint que le rang de second à la pêcherie de Millbrook. Sa seule saison comme second survient en 2002 lors d’une pénurie de pêcheurs. Sinon, de 2000 à 2003, Mme Tabor travaille essentiellement comme matelot de pont à quelques occasions.

[58]  De 2004 à 2006, même si Mme Tabor prend contact avec le bureau de la bande et Adrian Gloade à plusieurs reprises par téléphone et en personne afin d’obtenir un travail pour participer à la pêche, elle ne peut obtenir de travail à la pêcherie de Millbrook. Mme Bernard a témoigné que les représentants de Millbrook n’ont pas pris les demandes d’emploi de Mme Tabor à la pêcherie au sérieux parce qu’elle est une femme. Cela corrobore de nouveau la preuve suffisante jusqu’à preuve du contraire de l’attitude de Millbrook envers l’embauche de femmes pour pêcher à sa pêcherie.

[59]  Par contraste avec Mme Tabor, M. Tabor commence à pêcher pour Millbrook à la demande d’Adrian Gloade et obtient un travail à la pêcherie sans problème, notamment un travail régulier dans les saisons de la pêche au homard et de la pêche au crabe des neiges chaque année. Adrian Gloade lui propose même de suivre sa formation de capitaine. Une fois que M. Tabor termine sa formation de capitaine, et même s’il ne satisfait pas à toutes les exigences pour obtenir son brevet de capitaine, il prend rapidement du galon, devenant capitaine en 2006, et ce, même sans en avoir fait la demande et même après avoir échoué à des tests de dépistage de drogues.

[60]  En 2007, à sa deuxième année comme capitaine, M. Tabor tente d’embaucher Mme Tabor au sein de son équipage. Il faut un grand travail de persuasion de sa part pour que Millbrook y consente. À la fin de la saison du homard 2007, des désaccords surgissent entre M. Tabor et Millbrook sur l’entreposage du matériel et les ventes, de même qu’une poursuite à la Cour des petites créances. Il résulte de cette poursuite que M. Tabor se fait dire qu’il ne travaillerait jamais plus pour Millbrook. De fait, il n’est plus retourné travailler pour Millbrook depuis.

[61]  Tous ces faits se terminent par la décision de Millbrook de ne pas accorder de permis de capitaine à Mme Tabor en 2008. Selon son témoignage, même si elle a fait connaître ses intentions, Millbrook n’a même jamais pris en compte sa candidature pour le rôle de capitaine. Cela concorde avec le témoignage de Mme Tabor concernant la façon dont Millbrook avait traité ses autres demandes de travail à la pêcherie de 2004 à 2006. Cela concorde aussi avec d’autres témoignages de Mme Tabor concernant l’attitude de Millbrook envers le travail des femmes à la pêcherie.

[62]  D’après les faits prima facie aboutissant à la décision de 2008, je suis convaincu, à première vue, que le sexe était au moins un facteur dans la décision de refuser à Mme Tabor le permis de capitaine. Par conséquent, une preuve prima facie aux termes de l’article 7 de la LCDP a été établie.

[63]  À première vue, je suis aussi convaincu que le fait que Mme Tabor est mariée à M. Tabor a été un facteur dans la décision de Millbrook de ne pas lui accorder un permis de capitaine en 2008. Le motif de discrimination fondée sur l’état matrimonial englobe la discrimination fondée sur l’identité particulière du conjoint ou d’un membre de la famille (voir B. c. Ontario (Commission des droits de la personne), 2002 CSC 66). À mon avis, il y a un lien prima facie entre les problèmes allégués de rendement que Millbrook a eus lorsque M. Tabor a été capitaine en 2007; la poursuite aux petites créances en 2007; l’affirmation de M. Tabor selon laquelle il s’est fait dire qu’il ne travaillerait jamais plus pour Millbrook; et le fait que la candidature de Mme Tabor n’a pas été prise en compte pour un rôle de capitaine en 2008. Vu la séquence et la proximité des événements entre 2006 et 2008 et la réticence de Millbrook à autoriser M. Tabor à embaucher Mme Tabor en 2007, j’estime qu’une preuve suffisante m’a été soumise pour justifier une explication de Millbrook à l’égard de l’allégation relative à l’état matrimonial. Je suis donc convaincu qu’une preuve prima facie aux termes de l’article 7, fondée sur l’état matrimonial, a aussi été établie.

[64]  Enfin, le témoignage conjugué de Mmes Tabor, Gloade et Bernard sur ce qu’elles ont vécu au sein de l’administration et de la pêcherie de Millbrook me porte à croire, à première vue, que ce que Mme Tabor a vécu peut être révélateur d’une pratique plus générale selon laquelle les femmes sont privées de possibilités d’emploi à la pêcherie de Millbrook. Le témoignage de Mme Tabor sur les remarques formulées envers les femmes à la pêcherie et sa difficulté à obtenir du travail à la pêcherie de Millbrook, de pair avec les témoignages de Mmes Gloade et Bernard concernant le traitement réservé à Mme Tabor; comment la condition féminine n’est pas prise au sérieux par Millbrook; le fait que très peu de femmes travaillent à la pêcherie; et que celles qui le font n’obtiennent que des postes subalternes, me convainc qu’une preuve prima facie, aux termes de l’alinéa 10a) de la LCDP, a été établie sur le motif du sexe.

D.  Réponse de la Première Nation Millbrook à la plainte

[65]  Comme nous l’avons vu, Millbrook a présenté des preuves pour tenter de montrer que ses gestes n’étaient pas discriminatoires. Elle s’est attaquée à chaque élément de la preuve de Mme Tabor : (i) les remarques désobligeantes envers les femmes; (ii) la difficulté de Mme Tabor à obtenir du financement pour sa formation de capitaine; (iii) l’expérience de Mme Tabor avec Millbrook et sa pêcherie de 2003 à 2006; (iv) la saison du homard 2007; (v) le permis de capitaine en 2008; et (vi) l’expérience d’autres femmes au sein de l’administration et de la pêcherie de Millbrook.

[66]  De la réponse initiale de Millbrook à la présente plainte soumise à la Commission en 2008; au dépôt de ses affidavits auprès du Tribunal; et enfin à sa présentation de témoignages à l’audition de cette affaire, les explications de Millbrook relatives aux actes donnant lieu à la présente plainte n’ont cessé de changer et d’évoluer. Je soulignerai différentes incohérences dans la position et la preuve de Millbrook dans les pages ci-après. Dans l’ensemble, j’estime que la preuve de Millbrook n’est ni convaincante ni fiable et n’est qu’un prétexte. Après avoir soigneusement examiné l’ensemble de la preuve de Millbrook et l’avoir mesurée à la preuve présentée par Mme Tabor, sur la prépondérance des probabilités, je conclus que Millbrook a exercé une discrimination à l’endroit de Mme Tabor.

(i)  Remarques désobligeantes envers les femmes

[67]  En réponse à l’allégation voulant qu’il avait fait des remarques selon lesquelles la seule place pour les seins d’une femme sur un bateau était à la proue, comme figure de proue, le témoignage de M. Cope ne concordait pas avec le contenu de son affidavit.

[68]  Dans son affidavit, il a juré n’avoir jamais fait cette remarque en 1996. En ce qui concerne l’allégation voulant que la remarque ait été répétée en 2005, M. Cope a juré dans son affidavit qu’en réalité, c’était M. Tabor qui avait fait cette remarque à l’époque. Il a ajouté que cela l’attristait que M. Tabor lui attribue maintenant la remarque pour servir la plainte de Mme Tabor.

[69]  Lors de son interrogatoire principal, M. Cope a confirmé les affirmations faites dans son affidavit. Cependant, lors du contre-interrogatoire, on lui a fait part de la réponse initiale de Millbrook à la plainte soumise à la Commission, réponse produite par le conseil de Millbrook et datée du 2 septembre 2008 qui se lit en partie comme suit :

[traduction]

 

Alex Cope reconnaît avoir fait la remarque concernant la proue du bateau, mais il l’avait fait en plaisantant avec le mari de Mme Tabor, Craig Tabor, son neveu.

[70]  M. Cope a alors expliqué qu’il pouvait avoir fait la remarque à la blague, avec d’autres personnes qui tenaient des propos similaires. Selon lui, c’était une vieille blague qui ne visait pas directement Mme Tabor.

[71]  Le témoignage de M. Cope sur ce point n’était ni convaincant ni fiable. Il est clair que les remarques ont été formulées. D’après ce que M. Cope en dit, c’était une « vieille blague » et d’après la preuve prima facie de Mme et de M. Tabor, je conclus que les remarques ont été formulées à plus d’une occasion. Le fait que la déclaration de septembre 2008 mentionne que les remarques avaient été faites à M. Tabor me porte aussi à accepter le témoignage de Mme et de M. Tabor selon lequel les remarques avaient été adressées à Mme Tabor en 2005.

(ii)  La difficulté d’obtenir du financement pour la formation de capitaine

[72]  Dans son affidavit, M. Cope a dit que Millbrook était réticent à payer la formation de capitaine de Mme Tabor parce qu’elle s’était déjà inscrite au cours en 1997, sans le terminer. Toutefois, lors de son témoignage, il a expliqué que Millbrook avait au départ offert le cours à dix personnes. Mme Tabor n’avait eu vent de la formation qu’après que les places avaient été remplies; et Millbrook n’était pas disposée au départ à financer sa place parce qu’elle avait contourné la bande en s’adressant directement à l’école pour faire ouvrir une autre place. Cela a créé une place de plus que ce que Millbrook était disposée à financer. Adrian Gloade a aussi témoigné que Mme Tabor n’avait manifesté son intérêt pour la formation qu’une fois que les places étaient remplies et qu’elle avait communiqué directement avec l’école et obtenu l’ouverture d’une place pour elle.

[73]  Sur ce point, Millbrook a aussi contesté la fiabilité du témoignage de Mme Clara Gloade concernant la difficulté de Mme Tabor à obtenir du financement pour sa formation de capitaine. D’après Millbrook, de façon générale, le souvenir que Mme Gloade a des gens et des événements n’est pas fidèle. Millbrook a aussi fait remarquer que Mme Gloade avait consacré sa vie à défendre la condition des femmes des Premières Nations en Nouvelle-Écosse; par conséquent, il n’est pas étonnant d’entendre comment elle décrit la situation des femmes des Premières Nations à Millbrook. Selon Millbrook, il serait contradictoire qu’une personne dont l’essence même et toute la carrière ont été concentrées sur le sort des femmes autochtones en Nouvelle-Écosse laisse entendre une situation moindre que ce qu’elle avait laissé entendre au sujet de la pêcherie de Millbrook.

[74]  Je conviens que les souvenirs de Mme Gloade se sont estompés et qu’elle ne se souvient pas de certains événements et de certaines personnes, mais selon moi, cela n’entache pas la fiabilité de l’ensemble de son témoignage. Sur le point précis de sa tentative de défendre la cause de Mme Tabor devant le conseil de Millbrook en vue d’obtenir du financement pour sa formation à la School of Fisheries et sur ce qu’elle croyait comprendre d’après Mme Tabor que c’était parce que Millbrook était réticente à financer sa participation au cours, j’estime que son témoignage est fiable. J’accepte aussi son témoignage selon lequel les femmes et les hommes sont traités différemment à Millbrook, comme il en sera question plus tard dans les présents motifs.

[75]  Le témoignage de Mme Gloade n’est pas déterminant en ce qui concerne les raisons pour lesquelles Mme Tabor s’est vu refuser au départ le financement de sa formation de capitaine, mais il corrobore l’affirmation de Mme Tabor selon laquelle elle a éprouvé des difficultés à obtenir du financement.

[76]  Par contre, il m’apparaît préoccupant que Millbrook soutienne qu’étant donné que Mme Gloade a défendu les droits des femmes des Premières Nations toute sa vie, cela mine forcément sa crédibilité. J’estime qu’il s’agit là d’une attaque injustifiée contre son intégrité puisque rien dans son témoignage ne m’amène à douter de ses motifs pour témoigner ni de la crédibilité de son témoignage.

[77]  Dans l’ensemble, j’estime que l’explication que donne Millbrook des difficultés que Mme Tabor a éprouvées pour obtenir le financement de sa formation de capitaine n’est ni fiable ni convaincante.

[78]  Mme Tabor a expliqué pourquoi elle n’avait pas terminé le cours en 1997 : elle a dû prendre soin de son père malade, une raison légitime pour abandonner le cours que Millbrook n’a pas contestée.

[79]  Sous ce rapport, je souligne que la réponse que M. Cope a fournie concernant la volonté de Millbrook de ne financer qu’un certain nombre de places n’avait pas été évoquée dans son affidavit. Nous pouvons y lire simplement ceci :

[traduction]

 

37. au départ, Millbrook était réticent à payer l’inscription de Stacy à ce programme puisque Millbrook avait déjà financé la participation de Stacy à un cours en 1997 et elle avait abandonné le programme avant la fin. Millbrook n’a pas pour pratique de financer d’autres programmes de formation lorsqu’un membre de la bande n’a pas terminé un programme précédent (ce détail est aussi important pour une plainte ultérieure).

[80]  En passant, je souligne aussi que M. Cope a témoigné après le témoignage de Mme Tabor, auquel il a assisté, au cours duquel elle a expliqué pourquoi elle avait abandonné le cours en 1997 et rapporté ce que M. Cope lui avait dit en 1998. À mon avis, l’incohérence entre l’affidavit de M. Cope et son témoignage met en doute la crédibilité de la réponse de M. Cope sur ce point. Je crois que M. Cope a rajusté sa réponse à cette allégation à la lumière du témoignage de Mme Tabor.

[81]  L’explication que M. Cope donne du refus initial de Millbrook de financer la formation se révèle également peu convaincante lorsque nous tenons compte de la preuve prima facie de Mme Tabor. M. Cope a dit qu’il y avait dix places financées par Millbrook à l’école. Toutefois, Mme Tabor a témoigné qu’elle n’avait reconnu que deux membres de la collectivité à la formation. Si seulement deux des dix places de formation étaient prises, cela peut expliquer pourquoi Millbrook a fini par accepter de payer la formation de Mme Tabor, mais Millbrook n’a pas expliqué ainsi sa décision. Dans son témoignage, M. Cope a plutôt expliqué la situation comme suit : [traduction] « Nous l’avons contestée, mais nous avons fini par payer pour la place parce que nous avons la réputation de payer nos comptes ».

[82]  Abstraction faite du témoignage de M. Cope, Millbrook n’a pas fourni d’élément de preuve attestant du financement de dix places à l’école ni du fait que la participation de Mme Tabor à la formation avait obligé Millbrook à financer une place supplémentaire. Après avoir examiné la preuve sur ce point dans son ensemble, et à la lumière de mes conclusions selon lesquelles l’explication fournie par Millbrook n’est ni crédible ni convaincante, j’estime qu’il est plus probable qu’improbable que Millbrook ne voulait simplement pas que Mme Tabor participe à la formation de capitaine.

(iii)  Expérience avec Millbrook et sa pêcherie de 2003 à 2006

[83]  Millbrook explique les difficultés alléguées de Mme Tabor à obtenir un emploi à la pêcherie de 2003 à 2006 par le fait qu’elle aurait choisi de rester à la maison avec son fils. Adrian Gloade croyait comprendre que les Tabor avaient décidé que Mme Tabor resterait à la maison et prendrait soin de leur fils pendant que M. Tabor irait pêcher.

[84]  Mme Tabor est effectivement restée à la maison un certain temps en 2003 après la naissance de son fils, mais d’après la preuve prima facie qu’elle a établie, de 2004 à 2006, elle a tenté à plusieurs reprises d’obtenir un emploi à la pêcherie de Millbrook, sans succès. Exception faite d’autres emplois que la pêche, elle est restée à la maison avec ses enfants pendant cette période, non volontairement, mais plutôt parce qu’elle avait été ignorée, ridiculisée et, au bout du compte, incapable d’obtenir un travail à la pêcherie.

[85]  Mme Bernard a corroboré l’affirmation de Mme Tabor concernant ses tentatives d’obtenir un emploi à la pêcherie de Millbrook. Millbrook a contesté également la crédibilité du témoignage de Mme Bernard sur ce point. Comme elle était conseillère de bande et qu’elle aurait été témoin de discrimination, Millbrook se demande pourquoi elle n’a pas soulevé la question au conseil de bande ni auprès du comité des pêches. Millbrook s’interroge aussi sur ce qui la motive à témoigner, étant donné qu’elle a quitté le conseil de bande en mauvais termes.

[86]  Dans son témoignage, Mme Bernard ne m’a donné aucune raison de douter qu’elle ait été témoin du fait que Mme Tabor est allée demander du travail à la pêcherie à plusieurs reprises et que sa candidature n’a pas été prise au sérieux. Exception faite d’avoir mis en doute les motifs qui sous-tendent le témoignage de Mme Bernard, Millbrook n’a produit aucun élément de preuve pour réfuter le témoignage de Mme Bernard ni l’intérêt manifesté par Mme Tabor pour obtenir du travail à sa pêcherie de 2004 à 2006.

[87]  Si Millbrook a mis en doute l’intérêt de Mme Tabor pour la pêche, vu qu’elle n’avait pas cherché à poursuivre sa formation ni à obtenir d’autres brevets, sa réponse non contestée était qu’elle avait renoncé à ces options parce que la Première Nation ne l’avait pas soutenue en lui offrant du financement ou des possibilités d’emploi connexes. La réponse répétée et cohérente de Mme Tabor est crédible et raisonnable étant donné qu’elle a participé à la pêche en 2007 lorsqu’on lui en a offert l’occasion et qu’elle a continué à rechercher cette possibilité en 2008. Par conséquent, à mon avis, le témoignage d’Adrian Gloade concernant les responsabilités parentales de Mme Tabor ne constitue pas une explication raisonnable de son incapacité à obtenir du travail à la pêcherie de Millbrook de 2004 à 2006.

(iv)  Saison de la pêche au homard 2007

[88]  La preuve de Millbrook sur ce point se concentre sur des problèmes de rendement allégués lorsque M. et Mme Tabor ont eu la responsabilité du Chief Rachael Marshall en 2007.

[89]  Sur la question de l’entreposage du matériel, Millbrook soutient que les Tabor ont laissé leur matériel de pêche sur le quai pendant des semaines et qu’elle a reçu des plaintes à ce sujet de la part de travailleurs sur le quai. Millbrook soutient qu’au bout du compte, elle a dû payer pour charger un tiers d’enlever le matériel et l’entreposer. M. Tabor n’a pas nié que le matériel de pêche du Chief Rachael Marshall soit resté sur le quai plus longtemps que d’habitude, mais il a mis en doute la nécessité d’embaucher un tiers pour l’enlever.

[90]  Millbrook soutient aussi que les Tabor n’ont pas rapporté le bateau en bon état. Elle a soumis des photos du bateau avant et après la saison de pêche au homard 2007 afin d’illustrer les dommages que les Tabor auraient causés au bateau.

[91]  Les photos du bateau soumises par Millbrook ne sont pas datées. Adrian Gloade, qui les a soumises, a témoigné qu’il ne les avait pas prises et qu’il n’était pas sûr de la date à laquelle elles avaient été prises. Il est également difficile de voir des différences entre les photos avant et après, si ce n’est sur le plan de la propreté. Quatre des neuf photos montrent de la corde enroulée autour de l’hélice. Aucun dommage au bateau n’est évident sur les photos.

[92]  En réplique à Millbrook, M. Tabor a expliqué que n’importe quel bateau de pêche présente des signes d’usure normale à la fin de la saison. Il a éprouvé des problèmes avec le Chief Rachael Marshall en 2007, mais il avait déjà signalé ces problèmes à Millbrook après la saison 2006 et ceux-ci n’avaient pas été réglés avant la saison 2007. Sinon, le seul problème que le bateau présentait à sa connaissance à la fin de la saison 2007 se résumait à la présence d’une corde enroulée autour de l’hélice, un problème survenu le dernier jour de la saison. M. Tabor n’a eu connaissance d’aucun problème relatif à l’entretien du bateau jusqu’à ce que le conseil de Millbrook dépose sa réponse à la présente plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) en 2008. M. Tabor a ajouté que bien qu’il incombe au capitaine de voir au maintien de l’état du bateau, par exemple en changeant l’huile du moteur, un capitaine n’est pas un mécanicien de bateaux à moteur. Un mécanicien qualifié qui fait partie de l’effectif de Millbrook s’occupe des problèmes mécaniques du bateau ou de son moteur. M. Tabor a expliqué avoir changé l’huile du moteur durant la saison 2007 et installé un dispositif de protection sur l’hélice de façon à éviter que les pales de l’hélice coupent les lignes des casiers à homard.

[93]  J’estime que les problèmes relatifs à l’entretien du bateau évoqués par Millbrook par rapport au Chief Rachael Marshall en 2007 sont déraisonnables et ne constituent qu’un prétexte. Exception faite des déclarations d’Adrian Gloade et de M. Cope et des photos avant et après qui posent un problème, Millbrook n’a pas soumis d’élément de preuve que M. Tabor avait causé des dommages au Chief Rachael Marshall en 2007 ni que des réparations avaient dû être effectuées sur le bateau en conséquence. Il est révélateur que M. Tabor n’ait été informé de ces problèmes d’entretien allégués que lorsque Millbrook, par l’entremise de son conseil, a déposé sa réponse à la plainte devant la Commission en 2008. Par contraste, en ce qui concerne les problèmes relatifs au matériel et aux ventes, Millbrook a confronté M. Tabor peu après qu’ils aient surgi, lui a demandé compensation et lui a fourni des détails à l’appui des allégations, notamment une facture pour la question de l’entreposage du matériel. En ce qui concerne les problèmes d’entretien, aucune compensation n’a été réclamée à M. Tabor et aucun détail n’a été fourni sur les dommages que M. Tabor aurait causés au bateau en 2007. Sous ce rapport, le paragraphe 1(15) de l’Employment Agreement (Convention d’emploi) entre Millbrook et M. Tabor en 2007 prévoit ce qui suit (nous soulignons) :

[traduction]

 

À la résiliation ou à l’expiration de la présente convention, le capitaine doit rendre le bateau à la Première Nation au plus tard à la date de la résiliation ou au dernier jour de la durée de la convention, et ce, essentiellement dans le même état qu’au moment où il en a pris possession, sous réserve de l’usure normale, et le capitaine peut rendre le bateau en l’amarrant convenablement au quai désigné par la Première Nation et en informant immédiatement la Première Nation de l’endroit où le bateau se trouve. Le capitaine et un représentant de la Première Nation procéderont à une inspection du bateau afin d’en établir l’état et vérifier qu’il est essentiellement dans le même état qu’au moment où le capitaine en a pris possession.

Aucun rapport d’inspection du Ch\ief Rachael Marshall au terme de la saison de pêche au homard 2007 n’a été produit en preuve. À mon avis, toutes les raisons susmentionnées montrent que les problèmes d’entretien du Chief Rachael Marshall en 2007 allégués par Millbrook ne sont qu’un prétexte.

[94]  Adrian Gloade et Mme Dawn Ellis, commis principale aux finances pour la pêcherie de la Première Nation de Millbrook, ont aussi témoigné en détail sur la façon dont les capitaines sont rémunérés et la pêche rapporte de l’argent à la Première Nation. Ces témoignages concernaient le désaccord survenu entre Millbrook et M. Tabor au sujet des ventes de homard du Chief Rachael Marshall en 2007.

[95]  En bref, la rémunération du capitaine et de l’équipage est fixée au début de la saison, avec l’approbation de Millbrook. La Première Nation fournit le bateau et les fournitures et recouvre ces dépenses de la vente des homards. Elle prend aussi un pourcentage des ventes pour son profit, le reste étant remis au capitaine. Lorsqu’un bateau revient au quai, les prises de homard sont pesées et un bordereau de débarquement comptabilisant la quantité de homards pris est remis au capitaine. Le capitaine vend ensuite les homards à un acheteur approuvé par Millbrook. L’acheteur paie directement Millbrook et le montant est crédité au bateau du capitaine.

[96]  Sur ce point, Millbrook soutient ce qui suit dans sa réponse à la plainte de Mme Tabor en septembre 2008 : [traduction] « M. et Mme Tabor ont vendu le homard à un autre acheteur que celui de la bande après qu’on leur ait expressément dit de ne pas le faire ». Adrian Gloade a témoigné que la Première Nation n’avait pas reçu de paiement pour les dernières semaines de la saison de pêche au homard de 2007 de M. Tabor. Il a appelé l’acheteur approuvé de Millbrook, qui lui a dit qu’il n’avait pas négocié avec M. Tabor. D’après Adrian Gloade, après avoir établi à qui M. Tabor avait vendu les homards qu’il avait pêchés, il a demandé à l’acheteur s’il savait qu’il devait envoyer le paiement à la Première Nation et non à M. Tabor. L’acheteur n’était pas au courant et il allait payer M. Tabor. En conséquence, le paiement destiné à M. Tabor a été arrêté et envoyé plutôt à Millbrook.

[97]  En réplique, M. Tabor a expliqué qu’il avait toujours vendu les homards qu’il avait pêchés à J & K Fisheries ou à North Nova en 2007, les deux acheteurs approuvés de Millbrook.

[98]  En contre-interrogatoire, Adrian Gloade a témoigné qu’il avait probablement autorisé M. Tabor à vendre à un autre acheteur, qu’il n’avait simplement pas été informé du changement et que l’acheteur n’avait pas reçu la consigne de payer la Première Nation. Cela contredit la réponse que Millbrook a fournie en 2008. Adrian Gloade a ensuite soumis des documents comptables montrant des paiements faits par l’acheteur approuvé à Millbrook, notamment une copie d’un chèque daté, qui coïncide avec les dernières semaines de la saison de pêche au homard 2007 de M. Tabor. Il a répondu que les chèques étaient arrivés tard et que l’acheteur approuvé lui avait dit ne pas avoir négocié avec M. Tabor. Au bout du compte, Adrian Gloade a témoigné qu’il n’avait connaissance d’aucun écart intentionnel par rapport aux ventes de M. Tabor durant la saison 2007. En conséquence, j’estime que le témoignage d’Adrian Gloade sur ce point n’est pas fiable.

[99]  En ce qui concerne le manque à gagner au chapitre des ventes entre la rémunération de M. Tabor et les débarquements de son bateau, Mme Ellis a dit que le manque à gagner était dû au fait que les dépenses de M. Tabor et ses versements de paie hebdomadaires dépassaient les prises hebdomadaires. De l’avis de Mme Ellis, le manque à gagner est dû au fait que la rémunération de M. Tabor semblait élevée. Elle a ajouté que depuis 2008, Millbrook a établi une rémunération standard pour les capitaines et les membres d’équipage en réaction aux manques à gagner de cet ordre.

[100]  J’estime que le témoignage de Mme Ellis est fiable. Je conclus de son témoignage sur la question du manque à gagner au chapitre des ventes de homard que Millbrook et M. Tabor étaient en conflit sur ce point. Comme nous l’avons vu, M. Tabor croit qu’il y a des écarts dans la comptabilité de Millbrook par rapport aux ventes du Chief Rachael Marshall en 2007 et que certaines ventes n’ont pas été attribuées comme il se devait à son bateau.

[101]  Il est également évident que Millbrook et M. Tabor étaient en conflit sur la question de l’entreposage du matériel. M. Tabor a aussi fourni une preuve prima facie de son conflit avec Millbrook par rapport à la poursuite intentée par Frank Gloade à la Cour des petites créances. Malgré ces conflits, Millbrook nie avoir dit à M. Tabor qu’il ne travaillerait jamais plus pour eux ou l’avoir empêché de pêcher pour eux depuis. D’après Millbrook, M. Tabor n’avait plus d'intérêt pour la pêche après 2007, et elle soutient que cela est confirmé par le fait qu’il a poursuivi ses études dans d’autres domaines.

[102]  S’il est vrai que M. Tabor a entrepris des études dans d’autres domaines, j’accepte aussi son explication qu’il l’a fait comme solution de rechange, vu le refus de Millbrook de l’embaucher. Cette conclusion est corroborée par la réponse que Millbrook a fournie à la plainte en septembre 2008 :

[traduction]

 

Ni M. ni Mme Tabor ne se sont vu adjuger un contrat permanent par l’entremise de la bande pour la saison de pêche 2008 à cause des problèmes que la bande a eus par rapport au bateau exploité par M. et Mme Tabor pendant la saison de pêche 2007.

 

En outre, la candidature de M. Tabor à un contrat d’emploi n’a pas été prise en compte parce qu’il avait informé la bande qu’il s’était présenté à l’examen d’entrée de la GRC et qu’il attendait des nouvelles de la GRC par rapport à son admission au programme d’instruction et qu’il avait aussi l’intention de suivre le cours de conducteur d’équipement lourd offert par la bande de façon à pouvoir travailler dans l’Ouest canadien.

[103]  J’estime que le conflit entre Millbrook et M. Tabor portant sur l’entreposage du matériel et les ventes ainsi que la poursuite à la Cour des petites créances ont été des facteurs dans le refus de Millbrook d’embaucher M. Tabor en 2008. J’estime aussi que le refus de Millbrook d’embaucher M. Tabor entre ensuite en compte dans la décision de Millbrook de ne pas embaucher Mme Tabor en 2008.

[104]  En d’autres mots, mise à part la prétention de Millbrook selon laquelle il y avait un candidat plus qualifié pour l’attribution du permis de capitaine en 2008, Millbrook soutient que le rendement de Mme Tabor en 2007 constitue une justification supplémentaire de sa décision concernant l’attribution du permis. À son avis, comme il s’agissait essentiellement d’un équipage de deux personnes en 2007, il était raisonnable qu’elle discute des problèmes de rendement concernant les Tabor au moment de décider de la personne la plus qualifiée pour commander le bateau l’année suivante. En outre, d’après Millbrook, sa convention d’emploi avec M. et Mme Tabor en 2007 prévoyait que le capitaine et l’équipage étaient responsables de nombreuses tâches. Millbrook soutient que les problèmes de rendement de Mme Tabor en 2007 comprenaient, au regard de sa convention d’emploi, le fait d’être tenue solidairement responsable avec M. Tabor de tout manquement au chapitre de l’entretien, de l’entreposage du matériel et des ventes. Millbrook renvoie explicitement aux clauses 1, 1(1), 1(3), 1(10) et 2 de la convention d’emploi, où le capitaine et l’équipage sont tenus comptables des problèmes relatifs au bateau.

[105]  Rien dans la convention d’emploi ne me convainc que Mme Tabor pourrait être tenue responsable de problèmes relatifs aux ventes, à l’entretien et à l’entreposage du matériel. La plupart des tâches et responsabilités exposées dans la convention d’emploi commencent par l’énoncé [traduction] « Le capitaine doit… », notamment garder le bateau et l’équipement en bon état (paragraphes 1(1) et 1(5)) et voir aux ventes (paragraphes 1(6) et 1(7)). La convention d’emploi tient aussi le capitaine entièrement responsable de tout dommage causé au bateau :

[traduction]

 

Le capitaine reconnaît qu’il est responsable du coût de tous dommages, pertes ou réparations relatifs au bateau de pêche, à son équipement (mécanique, électronique, etc.) et au matériel de pêche qui sont attribuables, directement ou indirectement, à la négligence du capitaine ou des membres de l’équipage sous son commandement.

[106]  Les autres dispositions citées par Millbrook se lisent comme suit :

  [traduction]

Article 1 : Le capitaine et les membres d’équipage (le second et le matelot de pont) doivent être disponibles pour travailler à des heures raisonnables et pour des périodes raisonnables afin de s’acquitter des fonctions que leur confie la Première Nation.

Paragraphe 1(3) : Le capitaine et les membres d’équipage doivent exploiter le bateau de pêche de la Première Nation durant la saison de pêche au homard 2007 dans la zone de pêche LFA-26-A jusqu’à la fin de la saison de pêche au homard 2007 […] et s’acquitter des fonctions relatives à la pêche avec diligence, efficacité et efficience.

Paragraphe 1(10) : Il incombe au capitaine de voir à la formation et au commandement des membres d’équipage du bateau durant la saison de pêche 2007 dans la zone de pêche LFA-26-A et durant le temps requis avant et après la saison pour entretenir le bateau et l’équipement.

Article 2 : La durée de la présente convention commence le 1er jour de mai 2007 et prend fin deux (2) semaines après la fin de la saison de pêche au homard (15 juillet 2007). Un manquement à l’une des modalités ou conditions de la présente convention par le capitaine ou un membre de l’équipage sera considéré comme un « motif valable » de congédiement de cette personne et la Première Nation peut mettre fin aux services de la ou des personnes en cause pour manquement à l’une quelconque des modalités ou conditions de la présente convention […].

Je m’explique mal le lien entre ces dispositions et les ventes, l’entretien ou l’entreposage du matériel, et encore moins comment elles peuvent soutenir l’argument de Millbrook concernant la responsabilité qui incombe à l’équipage à ces égards.

[107]  Mis à part le fait que Mme Tabor était membre de l’équipage du Chief Rachael Marshall en 2007, Millbrook ne m’a pas convaincu que le problème relatif à l’entreposage du matériel et le problème allégué relatif aux ventes, ainsi que les problèmes relatifs à l’entretien qui n’étaient qu’un prétexte, prouvaient d’une quelconque façon le mauvais rendement de Mme Tabor. Il n’existe pas de preuve suffisante que Millbrook a évalué le rendement du capitaine et de l’équipage du Chief Rachael Marshall en 2007, encore moins qu’une évaluation individuelle du rendement de Mme Tabor a été faite.

[108]  M. Cope et Adrian Gloade ont parlé de l’état du moteur du Chief Rachael Marshall après la saison de pêche au homard 2007 et dit que cela illustrait l’incapacité de Mme Tabor à changer l’huile d’un bateau. Toutefois, exception faite de ce commentaire, Millbrook n’a pas étayé cette affirmation. En outre, Mme Tabor a expliqué qu’elle sait changer l’huile d’un bateau, mais elle ne l’a pas fait sur le Chief Rachael Marshall en 2007. À mon avis, l’allégation non fondée de M. Cope et d’Adrian Gloade concernant l’incapacité de Mme Tabor de changer l’huile d’un bateau me conforte dans ma conclusion que les problèmes d’entretien allégués par Millbrook par rapport à la saison de pêche au homard 2007 ont été inventés.

[109]  Je crois aussi que l’établissement d’un lien entre le problème relatif à l’entreposage du matériel, le problème allégué relatif aux ventes et Mme Tabor n’est encore qu’un prétexte. Comme je l’ai constaté plus tôt, Millbrook était en conflit avec M. Tabor au sujet de l’entreposage du matériel et des ventes de même que de la poursuite à la Cour des petites créances. Il s’en est suivi que M. Tabor a été exclu de tout travail futur pour Millbrook. Vu l’insuffisance des explications et des preuves fournies par Millbrook à l’appui du lien qu’elle établit entre, d’une part, le problème relatif à l’entreposage du matériel et les problèmes allégués relatifs aux ventes et, d’autre part, Mme Tabor, je crois qu’il est plus probable qu’improbable que Millbrook a groupé Mme Tabor dans le conflit qu’elle avait avec M. Tabor parce qu’elle est sa femme. De fait, Mme Tabor a aidé M. Tabor à contester les problèmes allégués relatifs aux ventes en prenant sa défense devant le conseil de bande sur ces points.

[110]  Si M. Tabor était exclu de tout travail futur en raison de son conflit avec Millbrook, et si Mme Tabor est aussi associée à ce conflit, il est probable que Millbrook l’a exclue de tout travail futur sur cette base également. Pour cette raison, je crois que l’état matrimonial de Mme Tabor a été un facteur dans la décision de ne pas prendre en considération sa candidature pour un permis de capitaine en 2008.

[111]  Comme je l’expliquerai dans les pages suivantes, je crois aussi que le sexe de Mme Tabor a été un facteur dans la décision de ne pas prendre en considération sa candidature pour un permis de capitaine en 2008.

(v)  Permis de capitaine en 2008

[112]  Millbrook soutient que Mme Tabor n’a pas posé sa candidature en bonne et due forme pour le permis de capitaine en 2008. Malgré tout, Millbrook affirme avoir bien pris en compte sa candidature pour le permis et comparé ses qualifications avec celles des deux autres candidats ayant présenté une demande de permis avant de faire son choix. Selon Millbrook, après avoir comparé les qualifications de Mme Tabor avec celles de Frank Gloade, le candidat qui a obtenu le permis, Millbrook a conclu que les qualifications de ce dernier étaient supérieures.

[113]  À mon avis, la position de Millbrook selon laquelle Mme Tabor n’a pas posé sa candidature, mais a quand même été considérée pour le permis de capitaine en 2008 est contradictoire et n’est qu’un prétexte. J’estime que Millbrook n’a pas pris en compte Mme Tabor pour un permis de capitaine en 2008 parce qu’elle est une femme et parce que Millbrook a eu un conflit avec M. Tabor en 2007.

[114]  Sur le premier point concernant l’absence de demande formelle, M. Cope et Adrian Gloade ont témoigné que bien que Mme Tabor ait assisté à une réunion du conseil de bande en janvier 2008 et exprimé son intention de demander le permis de capitaine, elle n’a pas présenté de demande formelle et ils n’ont pas eu d’autres nouvelles d’elle après cette réunion. Deux autres candidats ont communiqué avec le bureau de la bande et demandé un permis.

[115]  Lorsque M. Cope et Adrian Gloade ont dû expliquer comment une personne demande un permis en bonne et due forme, ils ont convenu qu’il n’y avait pas de processus de demande formel. Un candidat doit plutôt prendre contact avec Adrian Gloade et, par la suite, réussir un test de dépistage de drogues. Cela concorde avec le témoignage de M. et Mme Tabor concernant l’absence d’un processus formel pour demander un emploi à la pêcherie de Millbrook. Autrement dit, il vous suffit de manifester votre intention et un travail vous est habituellement offert. Cependant, le renversement de position de M. Cope et d’Adrian Gloade, c’est-à-dire l’existence d’un processus de demande formel par opposition à l’absence d’un processus de demande formel, met en lumière une autre raison qui me pousse à douter de la fiabilité de leur témoignage.

[116]  Malgré l’absence d’une demande formelle, d’après M. Cope et Adrian Gloade, au début de 2008, le comité des pêches a tenu une réunion au cours de laquelle il a discuté des candidats pour le permis de capitaine, dont Mme Tabor. À cette réunion, M. Cope et Adrian Gloade disent que le comité des pêches a déterminé que Frank Gloade possédait des qualifications supérieures et plus d’expérience que Mme Tabor. En conséquence, Frank Gloade s’est vu promettre le permis de capitaine, sous réserve des résultats du dépistage de drogues.

[117]  Sur ce point, Adrian Gloade avait témoigné au départ qu’il ne se souvenait pas d’une conversation qu’il aurait eue avec Mme Tabor après la décision de promettre à Frank Gloade le permis de capitaine. Cependant, en contre-interrogatoire, il a dit qu’il se pouvait qu’il ait parlé à Mme Tabor, mais que celle-ci s’était simplement renseignée sur le processus de soumission pour le permis de pêche. Il soutient ne pas l’avoir informée à cette occasion qu’elle n’obtiendrait pas le permis.

[118]  J’estime que la déclaration d’Adrian Gloade n’est pas crédible puisqu’elle ne concorde pas avec la prépondérance des éléments de preuve en l’espèce. Il est logique qu’Adrian Gloade et Mme Tabor discutent du processus d’attribution des permis de pêche (appel de soumission ouvert ou contrat d’emploi), vu que Mme Tabor avait assisté à une réunion du conseil et manifesté son intention de demander un permis de capitaine. Cependant, il semble peu probable qu’ils n’aient parlé que du processus d’attribution des permis de pêche vu que le permis du Chief Rachael Marshall qui intéressait Mme Tabor avait déjà été promis à Frank Gloade.

[119]  Le moment de cette conversation coïncide avec le moment où M. Cope et Adrian Gloade disent que le comité des pêches s’est réuni et a déterminé que Frank Gloade se verrait accorder le permis. Il coïncide en outre avec la preuve prima facie établie par Mme et M. Tabor concernant le moment où ils ont parlé à Adrian Gloade. En réplique aux observations de Millbrook, Mme Tabor a ajouté que comme la décision d’accorder le permis de capitaine à Frank Gloade avait été prise avant que le test de dépistage de drogues soit effectué le 9 avril 2008, elle n’avait vu aucune raison de subir le test de dépistage de drogues. À mon avis, l’explication et le témoignage de Mme Tabor sur ce point sont logiques et crédibles. Je conclus qu’Adrian Gloade l’a informée en janvier ou en février 2008 qu’elle n’obtiendrait pas le permis de capitaine. Sa déclaration contraire n’est pas crédible.

[120]  Pour renforcer sa décision d’embaucher Frank Gloade plutôt que Mme Tabor, Millbrook a appelé M. Allan Tobey à témoigner. Il a été reconnu comme un expert relativement à la Loi sur les pêches et à ses règlements, ainsi qu’à leur application à Frank Gloade et à Mme Tabor aux fins de l’examen de leurs candidatures à un poste de capitaine. Il a aussi présenté un rapport dans lequel il se prononce sur la personne la plus qualifiée, entre les deux candidats, pour assumer le rôle de capitaine d’un bateau de pêche en 2008.

[121]  Dans son rapport, M. Tobey conclut que Frank Gloade était plus qualifié en 2008, du fait de sa formation supérieure (un brevet de capitaine de pêche, quatrième classe) et de sa plus grande expérience (avoir pêché le homard au large de Lismore en 2003, 2004, 2005 et 2006). Pour former son opinion, M. Tobey a reçu l’« affidavit » de Frank Gloade, une déclaration non signée, préparée par le conseil de Millbrook, attestant des qualifications de M. Gloade et déposée sur consentement des parties en ce qui concerne la véracité de son contenu. L’évaluation que M. Tobey a faite des qualifications de Mme Tabor était fondée sur « une copie de l’affidavit de quelqu’un » et on lui a dit qu’elle avait été matelot de pont stagiaire pendant quelques années, sans qu’une zone de pêche soit précisée. L’affidavit de M. Cope fournit des renseignements sur les qualifications de Mme Tabor, telles que décrites par M. Tobey :

  • a) 2001 – matelot de pont stagiaire avec la pêcherie de Millbrook;

  • b) 2002 – matelot de pont stagiaire avec la pêcherie de Millbrook;

  • c) 2002-2003 – matelot de pont stagiaire avec la pêcherie de Millbrook;

  • d) 2007 – second sur le Chief Rachel Marshall.

 

 

 

L’affidavit de M. Cope précise aussi que Mme Tabor a obtenu son brevet de capitaine avec restrictions en 1998.

[122]  En contre-interrogatoire, il est apparu que M. Tobey n’avait pas reçu un portrait complet de l’expérience en mer que Mme Tabor avait acquise avant de travailler pour Millbrook ni les autres attestations de formation qu’elle avait obtenues en matière de navigation électronique simulée, de fonctions d’urgence en mer et de compétences en radiocommunication. En réplique, M. Tobey s’est mis sur la défensive et n’a pas fait de cas de la suggestion de l’avocat de la plaignante selon laquelle une partie des attestations de formation supplémentaires étaient supérieures aux attestations détenues par Frank Gloade. De l’avis de M. Tobey, l’expérience et les attestations supplémentaires de Mme Tabor se rapportaient au secteur du transport maritime. Comme son opinion avait été sollicitée et donnée sur une comparaison de « l’expérience de la pêche » et de « l’expérience concrète au large de Lismore », ces renseignements supplémentaires ne modifiaient pas son opinion selon laquelle Frank Gloade était plus qualifié. Mme Tabor détenait un brevet de capitaine inférieur (brevet de capitaine avec restrictions) et n’avait à son actif qu’une saison de pêche au large de Lismore, ses deux autres saisons de pêche ayant eu lieu au large de Pictou Landing (2001-2002) et elle n’avait pas terminé la saison de pêche en 2003.

[123]  Le témoignage de M. Tobey ne m’apparaît ni fiable ni utile en l’espèce. On a fourni à M. Tobey des renseignements incomplets pour qu’il compare les qualifications de Mme Tabor et de Frank Gloade et ces renseignements ne provenaient que de Millbrook. Sous ce rapport, je constate que dans son affidavit, M. Cope nuance l’expérience de pêche que Mme Tabor a acquise de 2001 à 2003 en disant qu’elle était « stagiaire ». M. Cope a expliqué cette mention en disant que c’était parce que Mme Tabor faisait partie d’un programme de mentorat à l’époque. Si des pêcheurs moins expérimentés peuvent être encadrés par des pêcheurs plus expérimentés, et je signale qu’une partie de l’expérience de M. Tabor et de Frank Gloade a été décrite comme du « mentorat », cela dit, ni M. Tabor ni Frank Gloade n’ont été qualifiés de « stagiaires » alors qu’ils participaient à un programme de mentorat. À mon avis, en qualifiant Mme Tabor de « stagiaire » de 2001 à 2003, M. Cope s’emploie de façon évidente à discréditer son expérience de pêche.

[124]  En plus des renseignements unilatéraux sur lesquels il s’est fondé pour produire son rapport d’expert, le fait que M. Tobey était si retranché sur sa position et peu ouvert aux contestations de celle-ci me fait douter de l’objectivité de son opinion. Quoi qu’il en soit, même si je devais reconnaître que Frank Gloade était plus qualifié que Mme Tabor en 2008, l’opinion de M. Tobey n’aide pas à déterminer si Millbrook a effectivement comparé les qualifications des candidats ou si la candidature de Mme Tabor a effectivement été prise en compte pour le permis de capitaine en 2008.

[125]  Sous ce rapport, Millbrook a aussi souligné que le brevet de capitaine avec restrictions de Mme Tabor était expiré en 2008. Millbrook ajoute qu’il est improbable qu’elle aurait réussi à obtenir un nouveau brevet avant la saison du homard 2008. Je ne vois pas en quoi le fait que son brevet de capitaine avec restrictions était expiré en 2008 est pertinent pour étayer la position de Millbrook dans sa réponse à la présente plainte. Si ce fait peut renforcer son argument selon lequel Frank Gloade était plus qualifié que Mme Tabor, il ne jette aucun éclairage sur la position de Millbrook selon laquelle une comparaison des qualifications des candidats a été effectuée. Comme nous l’avons vu, je ne crois pas que la candidature de Mme Tabor a été considérée pour un permis et encore moins que ses qualifications ont été comparées avec celles de Frank Gloade.

[126]  Sur ce point, M. Cope et Adrian Gloade ont dit dans leur affidavit et témoigné devant le Tribunal que Millbrook devait faire parvenir le brevet de chaque capitaine à sa compagnie d’assurance. Selon eux, les primes d’assurance dépendent des qualifications du capitaine. Ils doivent sélectionner le capitaine le plus qualifié parmi les candidats parce que l’assurance coûte très cher pour les capitaines nouveaux ou inexpérimentés et qu’en cas d’accident, Millbrook serait tenue d’expliquer pourquoi elle n’avait pas embauché un capitaine plus expérimenté.

[127]  Toutefois, en contre-interrogatoire, ni M. Cope ni Adrian Gloade n’ont pu dire s’il y avait effectivement un coût différent pour des capitaines différents en fonction de leur expérience et de leurs qualifications. Ils n’ont pu non plus produire de document d’assurance sous ce rapport. Comme ni M. Cope ni Adrian Gloade n’ont pu étayer leur prétention selon laquelle les primes d’assurance diffèrent en fonction des qualifications et de l’expérience des capitaines, que ce soit par leur témoignage ou par des documents, je conclus que l’argument avancé par Millbrook concernant l’assurance n’est qu’un prétexte.

[128]  Par ailleurs, d’après Millbrook, le facteur de l’expérience de la pêche au large de Lismore a pesé lourd dans l’attribution du permis de capitaine. Frank Gloade avait pêché le homard au large de Lismore de 2003 à 2006, tandis que Mme Tabor n’avait pêché qu’une saison au large de Lismore en 2007. Fait intéressant, l’expérience de pêche que Frank Gloade a acquise à Lismore correspond à la même période pendant laquelle Mme Tabor n’a pu obtenir un poste à la pêcherie de Millbrook. Si Frank Gloade était plus qualifié que Mme Tabor en 2008, c’est en partie dû au fait qu’on lui a offert des possibilités d’être formé et de pratiquer la pêche que Mme Tabor ne s’est pas vu offrir. Comme nous l’avons vu, Frank Gloade et M. Tabor ont rapidement acquis une formation et une expérience de pêche pour Millbrook. Dans certains cas, M. Tabor n’a même pas demandé un emploi ou une formation avant de se voir offrir ces possibilités par Millbrook, notamment un poste de capitaine. Toutefois, comme Mme Tabor l’a établi dans sa preuve prima facie, de 2004 à 2006, malgré le fait qu’elle ait pris contact à plusieurs reprises avec la Première Nation en vue d’obtenir du travail, elle n’a pu obtenir un emploi à la pêcherie de Millbrook. Ce manque d’expérience a ensuite été retenu contre elle dans le concours de 2008. 

[129]  À mon avis, la situation en 2008 était la même que celle qui prévalait de 2004 à 2007. Mme Tabor a témoigné, et Mme Bernard a corroboré, que les représentants de Millbrook n’ont pas pris au sérieux ses demandes d’emploi à la pêcherie de 2004 à 2006 parce qu’elle est une femme. M. Tabor s’est aussi heurté à la réticence de Millbrook pour embaucher Mme Tabor au sein de son équipage en 2007. Il n’y a aucune raison de croire que l’attitude de Millbrook envers Mme Tabor avait changé en 2008.

[130]  J’estime que l’explication que Millbrook a fournie pour ne pas avoir accordé le permis de capitaine à Mme Tabor en 2008, sur la base de ses qualifications, n’est ni fiable, ni convaincante, ni raisonnable. Après avoir analysé la réponse de Millbrook à la présente plainte, je reste avec l’impression qu’elle a forgé une explication aux allégations de Mme Tabor, après coup, et adapté son argument et ses éléments de preuve pour tenter de restreindre les questions en litige à une simple comparaison des qualifications de Mme Tabor et de Frank Gloade pour l’attribution du permis de capitaine en 2008. L’accent mis sur les qualifications, notamment en appelant un expert à témoigner sur la question dans une tentative de valider une comparaison dite « formelle » des candidats; et le fait de soulever une question d’assurance en lien avec les qualifications, un point qui n’était étayé par aucune documentation ni d’autres façons, en sont tous des signes. Dans mon esprit, il est également contradictoire et révélateur d’un prétexte que Millbrook soutienne, d’une part, que Mme Tabor n’a pas posé sa candidature pour l’attribution du permis de capitaine en 2008 et, d’autre part, que sa candidature a été prise en compte en bonne et due forme dans une comparaison de ses qualifications avec celles des autres candidats qui ont postulé. Comme nous l’avons vu, les questions en litige sont beaucoup plus vastes que la décision relative au permis de capitaine en 2008, et le traitement réservé à Mme Tabor au fil des ans qui ont précédé cette décision révèle qu’elle n’a pas été considérée du tout pour ce permis et que la réponse de Millbrook à la présente plainte n’est qu’un prétexte.

[131]  Par ailleurs, j’estime que les principaux témoins de Millbrook, M. Cope et Adrian Gloade, ont témoigné d’une façon peu fiable. Ils se sont largement fondés sur leur affidavit en témoignant et ils prenaient souvent le temps de le relire avant de répondre aux questions. Confronté à des omissions flagrantes dans son affidavit, M. Cope répondait par des phrases comme « on ne m’a pas posé la question », ce qui met en doute la fiabilité de son affidavit. Plus important encore, et comme nous l’avons vu, dans leur témoignage oral, M. Cope et Adrian Gloade ont affirmé des choses qui contredisent leur affidavit et la position énoncée par Millbrook à l’égard de la plainte et ne concordent pas avec la prépondérance des éléments de preuve en l’espèce. J’ai souligné ces contradictions tout au long de la présente décision. Je crois que les témoignages de M. Cope et d’Adrian Gloade changeaient et évoluaient à la lumière des éléments de preuve soumis à l’appui de la cause de Mme Tabor et dans une tentative de justifier les actes de Millbrook. Sous ce rapport, je souligne que Millbrook est leur employeur et que bon nombre des allégations formulées dans la présente plainte mettent en cause des actes ou des décisions qui étaient de leur ressort dans leurs rôles au sein de la Première Nation de Millbrook.

[132]  Dans l’ensemble, la preuve montre que la candidature de Mme Tabor n’a pas été prise en compte pour l’attribution d’un permis de capitaine en 2008 et que son sexe a été un facteur. Cette conclusion concorde avec le traitement que Millbrook a réservé à Mme Tabor lorsqu’elle a postulé à la pêcherie de 2004 à 2006. Mme Bernard a corroboré cette allégation et Millbrook n’a pas fourni d’explication raisonnable pour la contester. Le fait que son manque d’expérience ait ensuite été retenu contre elle en 2008 perpétue la discrimination fondée sur le sexe.

[133]  En conséquence, et aux termes de l’article 7 de la LCDP, je conclus que Millbrook n’a pas considéré la candidature de Mme Tabor pour l’attribution d’un permis de capitaine en 2008 parce qu’elle est une femme.

(vi)  Expérience d’autres femmes au sein de l’administration et de la pêcherie de Millbrook

[134]  En majorité, les témoins provenant de Millbrook, ceux qui vivent dans la collectivité, ont affirmé qu’en tant que membres d’une Première Nation, ils ont été victimes de discrimination du fait de leur appartenance à une Première Nation et qu’en conséquence, ils ne feraient pas vivre de discrimination à d’autres personnes. Mettant de côté ces réponses qui semblaient récitées, parce que chaque témoin s’est fait poser la même question et a répondu essentiellement de la même façon, je n’accepte pas cette logique. Le fait d’avoir été victime de discrimination ne garantit pas qu’une personne n’exerce pas de discrimination envers une autre personne. Ce n’est particulièrement pas convaincant lorsque les témoins affirment avoir été victimes de discrimination du fait de leur appartenance à une Première Nation, ce qui est complètement différent des principaux motifs allégués en l’espèce, soit le sexe et l’état matrimonial. En ce qui concerne la discrimination fondée sur le sexe, j’ajouterais que les préjugés et les stéréotypes entourant les différences entre les hommes et les femmes transcendent la race, la culture et l’origine ethnique.

[135]  En réplique à la preuve selon laquelle peu de femmes travaillent à la pêcherie de Millbrook, sans parler de pratiquer la pêche, M. Cope et Adrian Gloade ont dit dans leur affidavit que sept femmes travaillaient à la pêcherie de Millbrook en 2007 et cinq en 2008. Adrian Gloade estime que ces chiffres sont considérables, vu la petite taille de la pêcherie de Millbrook. D’après Adrian Gloade, Millbrook embauche en moyenne 40 à 65 membres d’équipage annuellement pour travailler sur ses bateaux de pêche. Il a aussi dit que Millbrook encourage les femmes à participer à la pêche et paie pour leur formation si elles le désirent, comme cela a été fait pour Mme Tabor également.

[136]  D’après Millbrook, les cinq femmes qui travaillaient à la pêcherie de Millbrook en 2008 étaient Michelle Gloade, Margaret Gloade, Jean Abram, Carla Asprey et Karen Asprey. Michelle Gloade et Karen Asprey ont fourni un affidavit et témoigné devant le Tribunal. Margaret Gloade et Carla Asprey n’ont fourni qu’un affidavit.

[137]  Michelle Gloade travaille comme adjointe administrative au bureau de la pêcherie de Millbrook. En 2005-2006, Carla Asprey était gestionnaire du quai de la pêcherie de Millbrook et selon ses dires, elle est maintenant affectée à « la surveillance au quai » pour la pêcherie. Des preuves insuffisantes ont été fournies pour établir le travail de Jean Abram à la pêcherie de Millbrook. Dans l’ensemble, sur les cinq femmes identifiées par Millbrook, deux seulement ont pratiqué la pêche pour Millbrook : Margaret Gloade et Karen Asprey.

[138]  Il est indiqué dans l’affidavit de Margaret Gloade qu’elle travaille comme matelot de pont à la pêche au crabe des neiges. Elle dit qu’elle travaille à la pêcherie de Millbrook par intermittence depuis environ 20 ans. Sur cette période, elle dit avoir travaillé à la fabrication de casiers, à l’entretien, au nettoyage de bateaux et comme matelot de pont.

[139]  Mme Asprey pêche la myxine avec son mari. Elle est la titulaire du permis de pêche pour leur bateau, mais son mari en est le capitaine. Elle a témoigné ne pas passer beaucoup de temps sur le bateau. Essentiellement, elle fabrique des casiers, prépare les appâts et se procure les fournitures pour le bateau. Elle a expliqué que bien qu’elle ne soit pas capitaine, elle pourrait l’être si elle le voulait. Elle est aussi convaincue que Millbrook paierait pour sa formation et ses brevets de capitaine comme elle l’a fait pour d’autres. D’après Mme Asprey, Millbrook encourage les femmes à travailler à sa pêcherie. Elle a aussi témoigné n’avoir jamais été victime de discrimination en raison de son sexe de la part du département des pêches de Millbrook, de M. Cope ou d’Adrian Gloade.

[140]  J’estime que le témoignage de Mme Asprey n’est pas particulièrement convaincant ni utile en l’espèce. Ses affirmations concernant sa capacité d’être capitaine et de faire payer sa formation par la Première Nation sont anecdotiques; par ailleurs, aucune précision n’a été fournie sur la façon dont Millbrook encourage les femmes à travailler à la pêcherie. En outre, son rôle à la pêcherie correspond à celui d’autres femmes à Millbrook, autrement dit, elle travaille essentiellement à terre. Par conséquent, je ne crois pas que le témoignage de Mme Asprey appuie la position de Millbrook selon laquelle elle encourage les femmes à pêcher ou les appuie dans leur poursuite d’une formation plus poussée en pêche.

[141]  Le fait demeure que, comme Millbrook en a fait état, sur les 45 à 60 personnes qui travaillaient comme membres d’équipage à la pêcherie de Millbrook en 2008, deux étaient des femmes. En outre, il semble que les femmes qui travaillent à la pêcherie de Millbrook, en particulier celles qui travaillaient à l’époque où la plainte a été déposée, occupent essentiellement des postes qui ne se rapportent pas à la pêche comme telle. J’estime trompeur que Millbrook dise que cinq femmes travaillent à la pêcherie, et que ce nombre est appréciable, vu que deux seulement pratiquent effectivement la pêche et les autres travaillent à des postes ne se rapportant pas à la pêche. Voilà un autre exemple qui me pousse à croire que la réponse de Millbrook à la présente plainte n’est qu’un prétexte.

[142]  Quelques femmes travaillent encore à la pêcherie de Millbrook. M. Cope a reconnu que le nombre de femmes travaillant à la pêcherie a graduellement diminué. Il a aussi dit qu’en 2014, quatre femmes seulement travaillaient à la pêcherie de Millbrook. D’après son témoignage et les affidavits, ces quatre femmes comprennent Michelle Gloade, Margaret Gloade et Karen Asprey. La quatrième femme n’a pas été identifiée, bien que d’après l’affidavit de M. Cope, elle pourrait travailler à la pêche au crabe des neiges. Sinon, comme nous l’avons vu, seules Margaret Gloade et Karen Asprey pratiquent la pêche pour Millbrook, cette dernière ne le faisant que dans une mesure limitée, d’après son témoignage.

[143]  En soi, la preuve statistique du statut minoritaire des femmes à la pêcherie de Millbrook ne corrobore pas l’affirmation selon laquelle Mme Tabor, ou les femmes de façon générale, se voient refuser des possibilités d’emploi à la pêcherie de Millbrook (Canada (Procureur général) c Walden, 2010 CF 490, aux paragraphes 109 et110). Toutefois, il s’agit d’une preuve circonstancielle dont il est possible d’inférer des actes discriminatoires (Canada (Commission des droits de la personne) c Canada (ministère de la Santé nationale et du Bien-être social), 1998 CanLII 7740 (CF), au paragraphe 22).

[144]  À mon avis, la preuve statistique renforce la preuve de Mme Tabor concernant les remarques formulées envers les femmes dans la pêcherie et sa difficulté à obtenir du travail et du financement pour sa formation à la pêcherie de Millbrook. De pair avec la preuve soumise par M. Tabor sur son cheminement professionnel à la pêcherie de Millbrook, un contraste frappant entre le traitement réservé aux hommes et aux femmes à la pêcherie de Millbrook émerge. Enfin, il y avait le témoignage de Mmes Gloade et Bernard concernant le traitement réservé à Mme Tabor et ce qu’elles-mêmes ont vécu au sein de l’administration de la pêcherie de Millbrook, des témoignages que j’ai jugés crédibles malgré les contestations de Millbrook dont il a été question précédemment. En ce qui concerne particulièrement Mme Gloade, je soulignerais que bien qu’elle n’ait pu se souvenir de certaines conversations et de certains événements, l’impression systématique et répétée que lui ont laissé ses deux décennies passées au sein du conseil de bande, impression révélée par son affidavit, était que les hommes et les femmes sont traités différemment à Millbrook. Cette impression de longue date est fiable et se distingue du souvenir de conversations ou d’événements particuliers. Pour toutes ces raisons, je suis convaincu que l’expérience de Mme Tabor et la représentation statistique des femmes à la pêcherie de Millbrook sont révélatrices de la pratique de la pêcherie de Millbrook de refuser aux femmes des possibilités d’emploi dans la pratique de la pêche.

[145]  Par conséquent, je conclus que Millbrook a fait preuve de discrimination aux termes de l’alinéa 10a) de la LCDP.

E.  Plainte fondée

[146]  Après avoir soupesé tous les éléments de preuve selon la prépondérance des probabilités et en vertu de l’analyse qui précède, je conclus que la plainte de Mme Tabor aux termes des articles 7 et 10 de la LCDP est fondée. Mme Tabor a soumis une preuve suffisante pour établir qu’elle s’est vu refuser des possibilités d’emploi dans la pratique de la pêche à la pêcherie de Millbrook parce qu’elle est une femme. Le point culminant a été la décision en 2008 de ne pas considérer sa candidature pour le rôle de capitaine, alors que son état matrimonial a été aussi un facteur dans la décision de lui refuser cette possibilité d’emploi. Je conclus également que la situation de Mme Tabor est révélatrice d’une pratique plus générale au sein de la pêcherie de Millbrook qui consiste à priver les femmes de possibilités d’emploi dans la pratique de la pêche. J’estime que la réplique que Millbrook a présentée à la preuve de Mme Tabor n’est pas crédible et n’est qu’un prétexte.

[147]  Les circonstances qui ont abouti à la présente plainte sont malheureuses, vu que les événements sont survenus non seulement au sein d’une petite collectivité, mais parmi les membres d’une même famille. J’espère que les parties sauront mettre cette situation derrière elles et réussiront à se réconcilier. J’espère également que Mme Tabor pourra un jour réaliser son rêve de devenir capitaine d’un bateau de pêche.

III.  Ordonnance

[148]  La plainte étant fondée, il m’est loisible de rendre une ordonnance contre la Première Nation de Millbrook aux termes du paragraphe 53(2) de la LCDP. Toutefois, les parties ont convenu de tenter d’abord de régler entre elles la question du redressement. J’invite donc les parties à amorcer des discussions de règlement en réponse aux conclusions formulées dans la présente décision. Je demanderai aux parties de faire le point sur ces discussions après la publication des motifs de ma décision sur la plainte de représailles de Mme Tabor.

[149]  Jusqu’à ce que la question du redressement soit réglée, le Tribunal conserve sa compétence en la matière.

Signée par

Sophie Marchildon

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 29 avril 2015

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1658/1311 et T1659/1411

Intitulé de la cause : Stacey Lee Tabor c. La Première nation Millbrook

Date de la décision du tribunal : Le 29 avril 2015

Date et lieu de l’audience :  Du 28 au 30 juillet 2014

Le 1 août 2014

Du 5 au 7 août 2014

Le 16 septembre 2014

Truro (Nouvelle Écosse)

Comparutions :

Gary A. Richard et Daniel F. Roper, pour la plaignante

Aucune comparution , pour la Commission canadienne des droits de la personne

Thomas J. Kayter, pour l'intimée

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