Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal

Titre : Tribunal's coat of arms

Tribunal canadien des droits de la personne

Référence : 2015 TCDP 8

Date : le 20 avril 2015

Numéro du dossier : T1909/13912

Entre :

Richard Carpenter

le plaignant

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

La Ligue navale du Canada

l'intimé

Décision sur requête

Membre : Olga Luftig

 


Table des matières

I.La plainte 1

II.Les requêtes 1

A.La requête EDP 1

(i)Contexte 1

B.L’EDP modifié 3

(i)Réponse et position du plaignant concernant l’EDP modifié 3

(ii)Position de l’intimée 3

(iii)Conclusions du plaignant 4

(iv)Conclusions de la Commission 4

(v)Conclusions de l’intimée 5

C.Points litigieux 6

D.Analyse 6

E.Droit législatif 7

F.Exposé des précisions (EDP) 9

(iii)EDP non signé 12

(v)Nature d’une modification 14

G.Facteurs pertinents à prendre en compte pour déterminer l’intérêt de la justice 15

(i)L’intimée a-t-elle tardé à demander l’autorisation de modifier l’EDP et de rétracter l’aveu? 15

(ii)Perte de date d’audience et d’efficacité procédurale générale 15

(iii)L’aveu a-t-il été fait par inadvertance ou par erreur? 16

(iv)Autres facteurs découlant du contexte des droits de la personne 16

(v)Préjudice 16

H.La requête en modification de la plainte par ajout de l’allégation de représailles aux termes de l’article 14.1 19

(i)Contexte – La deuxième plainte 19

(ii)Droit législatif et jurisprudence 19

(iii)Observations du plaignant 20

(iv)Position et conclusions de l’intimée 20

(v)Position et conclusions de la Commission 21

I.Analyse 21

(i)Moment des présumées représailles 21

(ii)L’allégation de représailles est-elle indéfendable? 22

(iii)Principe de l’autorité de la chose jugée 22

(iv)La modification proposée constitue-t-elle fondamentalement une nouvelle plainte? 23

(v)La question du préjudice 23

III.Décision 24

 


I.  La plainte

[1]  M. Richard Carpenter (le plaignant) a déposé contre la Ligue navale du Canada (l’intimée), le 25 janvier 2011, une plainte (la première plainte) dans laquelle il affirme que, en violation de l’article 7 et du paragraphe 14(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6, et modifications (la Loi), l’intimée a commis à son encontre un acte discriminatoire fondé sur son orientation sexuelle, l’a traité d’une manière singulière et préjudiciable et ne lui a pas offert un milieu de travail exempt de harcèlement. Le même jour, le plaignant a déposé une modification à la première plainte, dans laquelle il alléguait, comme autre motif de distinction illicite, l’origine nationale ou ethnique. La Commission a accepté la modification.

II.  Les requêtes

[2]  Le plaignant a présenté deux requêtes :

  1. que l’exposé des précisions de l’intimée daté du 5 février 2014 (le premier EDP) soit substitué à son EDP modifié déposé le 7 avril 2014 (l’EDP modifié); ou, à titre subsidiaire, que les deux EDP fassent partie intégrante du dossier de la présente instruction (la requête EDP);

et

  1. que le Tribunal autorise le plaignant à modifier la plainte pour y ajouter une allégation de représailles, au sens de l’article 14.1 de la Loi (la requête en modification).

A.  La requête EDP

(i)  Contexte

[3]  Le 17 janvier 2013, la Commission a demandé au président du Tribunal de désigner un membre pour l’instruction de la première plainte. Le dossier montre que, à la date du renvoi, l’intimée était représentée par un avocat et que, le 13 janvier 2014, l’avocat a cessé d’occuper pour l’intimée.

[4]  Le 28 janvier 2014, le directeur exécutif national de l’intimée a fait savoir que l’intimée n’était plus représentée par un avocat et que M. Gordon King, président de la Division de l’Ontario de l’intimée, représenterait l’intimée. La lettre de l’intimée précisait aussi que M. King était alors en train de passer en revue l’EDP du plaignant.

(ii)  Le premier EDP de l’intimée

[5]  Le 5 février 2014, l’intimée a signifié et déposé le premier EDP, comprenant deux pages, en annexe à une lettre signée par M. King. Il y a d’autres déclarations et observations dans le premier EDP, mais celles qui intéressent la requête EDP sont les suivantes :

  • « Un membre avait admis avoir lancé des “injures et propos homophobes” et avait quitté l’organisation dès qu’on lui avait demandé de s’en expliquer » (l’aveu d’injures homophobes, ou les injures homophobes);
  • l’intimée n’a pas l’intention d’appeler des témoins ou de produire des documents.

[6]  Le 11 février 2014, l’intimée a fait savoir au Tribunal qu’elle avait engagé un nouveau représentant, un parajuriste.

[7]  Le 24 février 2014, le représentant a demandé une prorogation du délai de dépôt d’une « modification et nouvelle présentation de l’exposé des précisions », parce qu’il venait de recevoir le dossier et qu’il devait le passer en revue.

[8]  J’ai demandé les conclusions du plaignant et celles de la Commission sur la requête. Le plaignant s’est opposé à la requête parce que, à son avis, l’intimée avait été [traduction] « pleinement représentée par un avocat » depuis septembre 2010, qu’elle avait déjà déposé son EDP et qu’elle devrait être tenue de se soumettre rigoureusement aux délais du Tribunal ». Le plaignant affirmait que l’intimée recourait [traduction] « encore une fois à une nouvelle tactique dilatoire ».

[9]  La Commission a accédé à la requête de l’intimée.

[10]  Après examen des conclusions ci-dessus, j’ai fait droit à la requête de l’intimée. L’intimée a par la suite déposé, le 7 avril 2014, l’EDP modifié.

B.  L’EDP modifié

[11]  L’EDP modifié comprend :

  • le texte des articles 1, 2, 3, 4 et 5 de la Loi;
  • les déclarations suivantes :

« L’intimée fait valoir que la Loi a été observée en tout temps et pleinement. Des lignes directrices existent, et elles ont été suivies en tout temps pour empêcher cette fâcheuse situation et permettre une enquête. Nous croyons que cette plainte est infondée et qu’elle devrait être rejetée »;

  • les noms de neuf témoins proposés;
  • une liste d’une page énumérant 20 documents aux fins de communication.

[12]  L’intimée a fourni le 23 avril 2014 des sommaires des dépositions de ses témoins.

[13]  L’EDP modifié ne comprenait aucune des déclarations et observations figurant dans le premier EDP.

(i)  Réponse et position du plaignant concernant l’EDP modifié

[14]  Le plaignant fait valoir qu’il avait envisagé d’invoquer l’aveu d’injures homophobes.

[15]  Dans sa réponse à l’EDP modifié, le plaignant écrivait que l’EDP modifié ne comprenait aucune des déclarations figurant dans le premier EDP, dont l’aveu d’injures homophobes. Il relevait que, contrairement au premier EDP, l’EDP modifié offrait neuf témoins, ainsi qu’une communication de documents.

(ii)  Position de l’intimée

[16]  Au cours d’une conférence téléphonique ultérieure de gestion du cas, l’intimée a confirmé sa position selon laquelle l’EDP modifié devait être substitué au premier EDP, et elle a demandé que l’EDP modifié soit l’unique EDP versé dans le dossier.

[17]  Le plaignant s’y est opposé et a présenté sa requête EDP.

(iii)  Conclusions du plaignant

[18]  Les conclusions du plaignant sont énoncées ci-après.

  • Une modification n’est qu’un éclaircissement, non une [traduction] « permission de présenter de nouveaux points, de soumettre de nouveaux détails ou de remédier à une représentation inepte ».
  • Le Tribunal a-t-il le pouvoir de retirer du dossier le premier EDP?
  • La requête de l’intimée en modification de l’exposé des précisions était un moyen pour l’intimée de [traduction] « se soustraire aux Règles de procédure du Tribunal (les Règles) dans une tentative voilée de rectifier ses positions antérieures sur divers aspects qui constituent le fond même de la cause du plaignant.
  • Le premier EDP a été signé par le représentant dûment autorisé de l’intimée, et il porte une date; l’EDP modifié ne porte ni signature, ni date.
  • L’EDP modifié rétracte des aveux essentiels, dont l’un intéresse directement le fond même de la plainte.
  • Dans la mesure où l’intimée produit de nouveaux témoins et de nouvelles preuves documentaires, elle devrait obtenir l’autorisation du Tribunal en vertu du paragraphe 9(3) des Règles, au lieu de présenter un EDP nouveau ou modifié.

(iv)  Conclusions de la Commission

[19]  La Commission a déposé sa réponse pour aider le Tribunal et les parties en indiquant ce qui, affirme-t-elle, constitue le critère que doit appliquer le Tribunal, et les facteurs dont il doit tenir compte pour rendre sa décision. La Commission ne se prononce pas sur le redressement que demande le plaignant.

[20]  Les conclusions de la Commission sont exposées ci-après.

  • Les Règles ne prévoient rien de précis sur la modification des plaintes et des EDP, ni sur la rétractation d’aveux.
  • La situation dont il s’agit ici est inusitée parce que [traduction] « la plupart des précédents parlent de la rétractation d’un aveu dans le cadre d’une requête en modification d’un acte de procédure (par opposition à la rétractation après qu’un acte de procédure modifié a été déposé auprès d’un tribunal judiciaire ou administratif) », la séquence que l’on observe ici.
  • Il est bien établi que le Tribunal a le pouvoir de consentir à des modifications, y compris à la modification des « actes de procédure » d’une partie, par exemple un EDP.
  • Le Black’s Law Dictionary définit ainsi un « aveu » :

[traduction] « [C]onfession, concession ou reconnaissance volontaire faites par une partie à propos de la réalité de certains faits. Plus précisément, il s’agit de déclarations d’une partie, ou du représentant juridique de celle-ci, quant à la réalité d’un fait qui intéresse la cause de son adversaire ».

  • Le Tribunal devrait considérer ce qui suit pour rendre sa décision sur cette requête :
  1. l’aveu constitue-t-il un aveu « important », dont la rétractation aurait pour conséquence « un changement radical de la nature des questions en litige », comme on peut le lire dans l’arrêt Merck & Co. Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488 (l’arrêt Merck), au paragraphe 32; et

  2. la rétractation de l’aveu causerait-elle un préjudice au plaignant en lui faisant porter la charge d’établir la véracité de l’aveu, et cette charge aurait-elle pour effet de prolonger l’audience et de nuire pécuniairement au plaignant? et

  3. qu’est-ce qui sert le mieux les intérêts de la justice?

(v)  Conclusions de l’intimée

[21]  Les conclusions de l’intimée sont exposées ci-après.

  • L’intimée a validement sollicité la modification du premier EDP, et le Tribunal lui a accordé le droit de déposer un EDP modifié.
  • Pour l’intimée, si le Tribunal a « approuvé » la modification, cela signifie que [traduction] « le nouvel EDP devait éliminer et remplacer l’ancien EDP » et il constituerait l’unique EDP de référence et le seul appelant une réponse.
  • Il est préjudiciable à l’intimée que le premier EDP demeure dans le dossier parce que l’intimée n’avait pas de représentant légal lorsqu’il a été rédigé, et parce qu’aucun examen juridique n’en avait été fait.
  • Une modification peut aussi apporter des ajouts et des suppressions à ce qu’elle modifie, autant que des éclaircissements.
  • Une fois que l’intimée avait un représentant légal et que celui-ci avait passé en revue le dossier, alors [traduction] « une modification était requise ».

C.  Points litigieux

[22]  Le premier EDP peut-il être radié du dossier?

[23]  L’intimée peut-elle se dédire du premier EDP dans son intégralité et lui substituer l’EDP modifié?

D.  Analyse

(i)  Le premier EDP peut-il être radié du dossier?

[24]  Il est nécessaire de préserver un dossier complet de l’instruction entreprise par le Tribunal concernant la plainte. Un dossier complet s’entend de tous les documents produits, y compris de ceux qui ont été modifiés.

[25]  Un dossier complet est également requis si l’une ou l’autre des parties souhaite déposer une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision sur requête, ou de toute autre décision consécutive à la présente instruction. Les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles des CF), en particulier leurs articles 317 et 318, obligent l’organisme administratif qui a rendu la décision à transmettre une copie certifiée conforme des documents demandés par la partie qui dépose une demande de contrôle judiciaire, sous réserve de toute opposition formulée par l’organisme administratif ou par une partie. La non-préservation d’un dossier complet pourrait être vue comme une entrave à l’exercice, par la Cour, de son pouvoir de contrôle aux termes de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7.

[26]  Par conséquent, le dossier du Tribunal se rapportant à la première plainte comprendra à la fois le premier EDP de l’intimée et l’EDP modifié de l’intimée.

(ii)  L’intimée peut-elle se dédire du premier EDP dans son intégralité et lui substituer l’EDP modifié?

[27]  Il est nécessaire d’examiner brièvement le cadre législatif du Tribunal et sa nature juridique intrinsèque, pour mettre en contexte cette question, et la trancher.

E.  Droit législatif

[28]  Les dispositions applicables de la Loi sont les suivantes :

[29]  Paragraphe 48.1(1) :

« Est constitué le Tribunal canadien des droits de la personne… »

[30]  Paragraphe 48.9(1) :

« L’instruction des plaintes se fait sans formalisme et de façon expéditive dans le respect des principes de justice naturelle et des règles de pratique ».

[31]  Paragraphe 50(1) :

« Le membre instructeur, après avis conforme à la Commission, aux parties et, à son appréciation, à tout intéressé, instruit la plainte pour laquelle il a été désigné; il donne à ceux-ci la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter, en personne ou par l’intermédiaire d’un avocat, des éléments de preuve ainsi que leurs observations. »

[32]  Alinéa 50(3)c) :

« Pour la tenue de ses audiences, le membre instructeur a le pouvoir :

c) de recevoir, sous réserve des paragraphes (4) et (5), des éléments de preuve ou des renseignements par déclaration verbale ou écrite sous serment ou par tout autre moyen qu’il estime indiqué, indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire. [1]

[33]  Le paragraphe 48.1(1) de la Loi (voir ci-dessus) établit le Tribunal. Par conséquent, le Tribunal est ce que l’on appelle une « création du législateur ». Il n’a que les pouvoirs que la Loi lui confère, soit explicitement, soit par déduction nécessaire reconnue dans la jurisprudence. Le Tribunal n’est pas une autorité judiciaire. C’est plutôt un organisme quasi judiciaire, c’est-à-dire un organisme administratif qui fonctionne plus ou moins comme une cour de justice.

[34]  Il y a d’autres différences notables entre une cour de justice et le Tribunal, en raison du fait que le Tribunal est une création du législateur, qui conduit une instruction imposée par la loi. Les différences à noter sont les suivantes :

  • La Loi ne fait pas d’une plainte une cause d’action fondée sur la common law (arrêt Chopra c. Canada, 2007 CAF 268, au paragraphe 36).
  • Une instruction aux termes de la Loi n’est pas une action régie par les Règles des Cours fédérales, en particulier par l’article 169 des Règles des CF, et il ne s’agit pas non plus d’une « instance » selon l’article 1.1 des Règles des CF. En bref, une plainte n’est pas la même chose qu’une action en justice.
  • L’alinéa 50(3)c) dispose que, au cours d’une audience du Tribunal, le membre instructeur a le pouvoir « de recevoir » des éléments de preuve ou des renseignements par tout moyen qu’il estime indiqué, « indépendamment de leur admissibilité devant un tribunal judiciaire [c’est moi qui souligne], sous réserve uniquement des éléments qui sont confidentiels et de l’interdiction pour un conciliateur de témoigner.

[35]  Par conséquent, les règles de preuve qui s’appliquent à une audience du Tribunal offrent une latitude beaucoup plus grande quant à la recevabilité de la preuve que ne le font les règles de preuve applicables dans une cour de justice.

[36]  L’intention du législateur en faisant du Tribunal un organisme administratif quasi judiciaire constitué par la Loi était d’offrir au public, pour l’instruction des plaintes en matière de droits de la personne, des procédures moins formelles et plus souples que celles des cours de justice (voir le paragraphe 48.9(1) de la Loi, précité.)

[37]  Par conséquent, on doit à la fois faire preuve de prudence et procéder aux ajustements nécessaires quand l’on compare la terminologie et les procédures des cours de justice et celles des tribunaux des droits de la personne et que l’on tente de les transposer d’un type de juridiction à l’autre.

F.  Exposé des précisions (EDP)

[38]  Le fait que le Tribunal ne soit pas une cour de justice influe sur la nature intrinsèque des documents qu’utilisent les parties pour présenter leurs positions et répondre aux parties adverses.

[39]  Les exposés des précisions sont déposés conformément au paragraphe 6(1) des Règles de procédure du Tribunal (les Règles du Tribunal), dont le libellé contient en partie ce qui suit :

« 6(1) Chaque partie doit signifier et déposer dans le délai fixé par le membre instructeur un exposé des précisions indiquant :

  1. les faits pertinents que la partie cherche à établir à l’appui de sa cause;

  2. sa position au sujet des questions de droit que soulève la cause;

  3. le redressement recherché;

  4. les divers documents qu’elle a en sa possession – pour lesquels aucun privilège de non-divulgation n’est invoqué – et qui sont pertinents à un fait, une question ou une forme de redressement demandée en l’occurrence, y compris les faits, les questions et les formes de redressement mentionnés par d’autres parties en vertu de cette règle;

  5. les divers documents qu’elle a en sa possession – pour lesquels un privilège de non-divulgation est invoqué – ...

  6. les noms des divers témoins – autres que les témoins experts – qu’elle a l’intention de citer... »

[40]  On pourrait assimiler un EDP plus ou moins à un « acte de procédure » dans une action portée devant une juridiction civile, mais il ne s’agit pas de la même chose. Cela vaut également pour les plaintes, les réponses et autres documents que les parties déposent dans une cause en matière de droits de la personne. Ces documents ne sont pas la même chose que des actes de procédure déposés dans un procès civil. Il ne s’agit pas de la même chose non seulement parce que l’endroit où ils sont déposés n’est pas une cour de justice, mais également parce qu’ils ne sont pas soumis aux règles spécifiques qui régissent les actes de procédure.

[41]  Un aspect important de cette requête est le fait que les règles d’une cour de justice susceptibles de régir les observations et aveux figurant dans des actes de procédure ne s’appliquent tout simplement pas aux EDP – ni aux autres documents – déposés dans des instructions confiées au Tribunal. Plus précisément, s’agissant de la Cour fédérale, l’article 183 des Règles des CF dispose qu’une partie est tenue, dans sa défense ou tout acte de procédure ultérieur, d’admettre, parmi les faits substantiels allégués dans l’acte de procédure d’une partie adverse, ce qu’elle ne conteste pas.

[42]  L’article 6 des Règles du Tribunal énonce ce que doit contenir un EDP. Entre autres choses, l’EDP d’une partie doit indiquer « les faits pertinents que la partie cherche à établir à l’appui de sa cause ».

[43]  Il n’y a rien dans la Loi ou dans les Règles du Tribunal à propos des aveux ou de la rétractation d’un aveu, qu’il ait été fait dans une plainte, dans un EDP ou dans tout autre document.

[44]  S’agissant des documents, le paragraphe 9(4) des Règles du Tribunal prévoit ce qui suit à propos de l’instruction :

« À défaut du consentement des parties, un document figurant dans un cahier de preuve documentaire ne peut devenir un élément de preuve tant qu’il n’a pas été présenté à l’audience et admis en preuve par le membre instructeur. »

[45]  Le fait que, dans son EDP, une partie fasse une déclaration, énumère un document aux fins de communication ou nomme un témoin proposé et résume le témoignage que celui-ci prévoit de faire n’établit pas par le fait même, à l’audience, la recevabilité du document ou celle du témoignage prévu. La véracité du document ou du témoignage n’est pas non plus automatiquement établie. Une preuve recevable crédible portant sur une observation, une déclaration ou une confession dans un EDP, qu’elle soit offerte ou sollicitée à l’audience, est ce sur quoi le décideur doit en dernière analyse se fonder pour savoir si un fait contesté est ou non établi.

[46]  Les exposés des précisions et les paragraphes 6(1) et 9(3) des Règles du Tribunal appuient et favorisent la réalisation des objectifs énoncés au paragraphe 1(1) des Règles du Tribunal, ainsi formulé :

1(1) Les présentes règles ont pour objet de permettre

  1. que toutes les parties à une instruction aient la possibilité pleine et entière de se faire entendre;

  2. que l’argumentation et la preuve soient présentées en temps opportun et de façon efficace;

  3. que toutes les affaires dont le Tribunal est saisi soient instruites de la façon la moins formaliste et la plus rapide possible.

[47]  Ce libellé reflète en partie le paragraphe 48.9(1) et l’article 50 de la Loi. Toutefois, comme le précise le paragraphe 48.9(1), l’absence de formalisme et la célérité sont toujours subordonnées aux principes de justice naturelle.

(i)  Fonction d’un EDP

[48]  La fonction de l’EDP d’une partie est de signifier à la partie adverse la position qu’adoptera la partie, le genre de preuve qu’elle envisage de produire à l’audience et les arguments que la partie adverse devra apporter. Cette communication antérieure à l’audience joue un rôle critique parce qu’elle donne aux parties « la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter […] des éléments de preuve ainsi que leurs observations […] », comme le prévoit le paragraphe 50(1) de la Loi.

[49]  On pourrait prétendre que, au 5 février 2014, certains des faits en cause dans la première plainte n’étaient pas contestés, mais, au 7 avril 2014, ce n’était plus le cas.

(ii)  Compétence du Tribunal concernant les modifications apportées aux EDP

[50]  Il est constant en droit que le Tribunal a le pouvoir discrétionnaire de permettre que des modifications soient apportées à des plaintes : Canada (Procureur général) c. Parent, 2006 CF 1313 (la décision Parent).

[51]  Je suis d’avis que le pouvoir du Tribunal de permettre que des modifications soient apportées à une plainte l’autorise nécessairement aussi à permettre la modification d’un EDP. Si ce n’était pas le cas, alors la partie qui a déjà déposé son EDP et fait dès lors face à une plainte modifiée ne pourra pas répondre à la modification en déposant un EDP modifié. Ce serait là lui nier la possibilité pleine et entière de présenter ses arguments, et cela serait contraire aux principes de justice naturelle. Ce n’est pas non plus la pratique du Tribunal – voir la décision Itty c. Agence des services frontaliers du Canada, 2013 TCDP 33, au paragraphe 61.

(iii)  EDP non signé

[52]  Le plaignant n’a pas trouvé acceptable que l’EDP modifié ne soit ni signé ni daté. Les Règles du Tribunal ne requièrent pas qu’un EDP soit signé ou daté.

(iv)  Le paragraphe 9(3) des Règles du Tribunal est-il en l’occurrence le moyen légitime de modifier un EDP?

[53]  Le paragraphe 9(3) dispose ainsi :

« À défaut d’obtenir l’autorisation du membre instructeur, laquelle doit être accordée à des conditions conformes au fins énoncées au paragraphe 1(1), et sous réserve du droit d’une partie de présenter des éléments de preuve en réplique,

  1. une partie ne peut soulever à l’audience d’autres questions que celles qu’elle a soulevées conformément à la règle 6;

  2. une partie ne peut faire témoigner à l’audience un témoin qu’elle n’a pas identifié conformément à la règle 6 et pour lequel elle n’a pas fourni de résumé du témoignage prévu;

  3. une partie ne peut produire en preuve à l’audience un document qu’elle n’a pas divulgué et produit conformément à la règle 6;

  4. une partie ne peut présenter à l’audience d’observations au sujet d’une forme de redressement recherché qu’elle n’a pas identifiée conformément à la règle 6;

  5. une partie ne peut ni produire en preuve un rapport d’expert, ni faire témoigner un témoin expert à l’audience si elle ne s’est pas conformée au paragraphe 6(3). »

[54]  Essentiellement donc, le paragraphe 9(3) des Règles du Tribunal dispose que, si l’autorisation du membre instructeur n’est pas obtenue, le fait pour une partie de ne pas observer la règle 6 parce qu’elle n’a pas fait état d’une nouvelle question, d’un nouveau témoin, d’un nouveau témoignage, d’un nouveau document, d’une nouvelle demande de redressement ou d’un nouveau rapport d’expert avant l’audience signifie que la partie ne peut pas présenter cette nouvelle question, ce nouveau témoin, ce nouveau témoignage, ce nouveau document, cette nouvelle demande de redressement ou ce nouveau rapport d’expert durant l’audience.

[55]  La partie qui présente une demande en vertu du paragraphe 9(3) des Règles du Tribunal s’expose au refus d’une telle autorisation de la part du membre instructeur.

[56]  Si le membre instructeur accorde son autorisation, alors il l’accorde aux conditions qu’il fixe. Par exemple, le membre instructeur peut ordonner un ajournement afin de permettre à l’autre partie de préparer sa réponse. L’autorisation est également subordonnée au droit de l’autre partie de présenter une contre-preuve.

[57]  C’est faire fi de l’objet du paragraphe 9(3) des Règles du Tribunal que de donner à entendre que l’audience reste le bon endroit pour évoquer une modification ou autre affaire nouvelle quand la nécessité de la modification ou l’existence de l’affaire nouvelle est connue de la partie requérante bien avant l’audience, comme c’est le cas ici. Le paragraphe 9(3) a pour objet d’empêcher ce que l’on appelle un « procès-embuscade » et ce qu’il en résulte comme temps perdu, ressources perdues et frais accrus pour tous ceux qui participent à l’audience – les parties, les avocats, les témoins – et le Tribunal.

[58]  Je suis d’avis que le paragraphe 9(3) des Règles du Tribunal n’est pas en l’occurrence le moyen légitime à employer.

(v)  Nature d’une modification

[59]  Une modification peut apporter des ajouts et des suppressions à la version originale d’un document, autant que des éclaircissements.

[60]  En temps normal, on comprendra que le document modifié remplacera vraisemblablement le document original, aux fins de la gestion du cas, des documents à communiquer et de la préparation de l’audience.

[61]  Cependant, la présente espèce ne relève pas de la normalité. Les modifications apportées par l’intimée au premier EDP ont pour effet de supprimer l’aveu d’injures homophobes. C’est là un aspect important pour ce qui concerne la première plainte. L’aveu d’injures homophobes peut intéresser directement l’un des motifs de distinction illicite allégués dans la plainte : l’orientation sexuelle.

[62]  Dans une plainte en matière de droits de la personne déposée en Colombie-Britannique, McLean c. B.C. (Min. of Public Safety and Sol. Gen.) No. 2, 2006 BCHRT 83 (la décision McLean), l’intimée avait avoué que le plaignant souffrait d’une déficience au sens du Human Rights Code de la Colombie-Britannique. Deux ans plus tard, l’intimée a voulu rétracter cet aveu. Le tribunal a considéré que [traduction] « la question primordiale est de savoir si l’intérêt de la justice autorise la rétractation de l’aveu » (décision McLean, au paragraphe 23).

[63]  Je fais miens les propos du Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique dans la décision McLean, où l’on peut lire aussi que :

[traduction] « dans un contexte de droits de la personne, il faut garder à l’esprit que la plainte et la réponse ne sont pas les équivalents d’actes de procédure dans un contexte de procès civil et que, dans la mesure où le permettent l’équité ainsi que la nature des points soulevés, les procédures suivies par le Tribunal devraient être informelles et flexibles ». (ibid).

[64]  La suppression de l’aveu d’injures homophobes requiert donc d’examiner si l’intérêt de la justice autorise la suppression de cet aveu, et d’ajuster le contexte administratif des droits de la personne dans lequel la présente instruction se déroule.

G.  Facteurs pertinents à prendre en compte pour déterminer l’intérêt de la justice

[65]  Je suis d’avis que les facteurs suivants doivent être pris en compte pour savoir ce qu’est l’intérêt de la justice dans la requête EDP : l’intimée a-t-elle tardé à demander l’autorisation de modifier l’EDP et de rétracter l’aveu d’injures homophobes? Y a-t-il perte de date d’audience et perte d’efficacité procédurale générale? Y a-t-il un préjudice? L’aveu a-t-il été fait par inadvertance ou par erreur? D’autres facteurs découlent-ils du contexte des droits de la personne (ibid)?

(i)  L’intimée a-t-elle tardé à demander l’autorisation de modifier l’EDP et de rétracter l’aveu?

[66]  L’intimée a donné avis qu’elle avait le 11 février 2014 engagé un nouveau représentant et elle a présenté le 24 février sa requête en modification de son EDP. Je suis d’avis que l’intimée n’a pas tardé à demander l’autorisation de modifier son EDP.

[67]  Cependant, l’intimée n’a pas informé les parties ni le Tribunal que l’EDP modifié aurait pour effet de rétracter l’aveu d’injures homophobes. La teneur de l’avis donné par l’intimée était que, parce qu’elle avait obtenu une représentation légale après avoir déposé le premier EDP, elle souhaitait une prorogation de délai afin de déposer un EDP modifié.

[68]  Ainsi, même s’il n’y a pas eu de retard, il n’y a pas eu non plus avis de rétractation de l’aveu.

(ii)  Perte de date d’audience et d’efficacité procédurale générale

[69]  Aucune date d’audience n’a été fixée. La rétractation de l’aveu à ce stade de la première plainte ne fait pas obstacle à l’efficacité procédurale.

(iii)  L’aveu a-t-il été fait par inadvertance ou par erreur?

[70]  L’intimée fait valoir qu’elle n’avait pas de représentant légal ni obtenu d’avis juridique quand elle avait rédigé et déposé le premier EDP. Le représentant légal qu’elle a engagé par la suite a confirmé ce fait.

[71]  Je ne sais pas si l’aveu d’injures homophobes [traduction] « a été fait par inadvertance ou hâtivement ou sans une pleine connaissance des faits… » (décision McLean, au paragraphe 23), vu qu’il n’existe aucune preuve sur ce point.

[72]  La seule conclusion que je tire quant à la manière dont l’aveu s’est manifesté est que l’intimée n’avait pas de représentant légal quand elle a rédigé et déposé le premier EDP. En conséquence, par l’entremise de son représentant légal engagé plus tard, l’intimée a voulu modifier le premier EDP, lequel, entre autres choses, n’offrait pas de témoins, ni aucune preuve documentaire.

[73]  L’avis juridique que l’intimée a obtenu a vraisemblablement été à l’origine des changements insérés dans son EDP modifié.

[74]  Sous réserve de mes propos et de ma décision concernant la suppression, sans avis, de l’aveu d’injures homophobes, je ne vois rien de fautif à ce que l’intimée modifie son EDP après avoir obtenu un avis juridique.

(iv)  Autres facteurs découlant du contexte des droits de la personne

[75]  Il n’est pas établi que l’intimée est une [traduction] « plaideuse inexpérimentée » (décision McLean, au paragraphe 31). Je ne me prononce donc pas sur cet aspect.

(v)  Préjudice

[76]  L’intimée a ajouté une liste de témoins et de documents dans son EDP modifié. L’EDP modifié rend compte de la position la plus actuelle de l’intimée. Il permet aussi au plaignant de savoir quels arguments il devra apporter.

[77]  Ne pas autoriser l’intimée à se fonder sur son EDP modifié serait préjudiciable à l’intimée car cela aurait notamment pour effet de soustraire à l’instruction ses témoins et documents proposés. Cela reviendrait à nier à l’intimée « la possibilité pleine et entière de comparaître et de présenter […] des éléments de preuve ainsi que [ses] observations », selon ce que prévoit le paragraphe 50(1) de la Loi. L’intimée sera donc autorisée à utiliser l’EDP modifié, aux fins de la gestion du cas, des documents à communiquer et de la préparation de l’audience.

[78]  À première vue, l’aveu d’injures homophobes intéresse l’une des principales allégations de la plainte : la distinction illicite fondée sur l’orientation sexuelle.

[79]  Le plaignant voudrait invoquer cet aveu comme preuve concluante de la véracité de son contenu. Ce point de vue repose en grande partie sur la manière dont les juridictions civiles ont traité dans divers précédents les aveux faits dans des actes de procédure. La Commission se sert du même cadre pour appeler l’attention sur les critères que le Tribunal devrait appliquer pour arriver à sa décision.

[80]  Comme indiqué dans d’autres parties, ci-dessus, de la présente décision, le plaignant ne saurait voir dans l’aveu d’injures homophobes une preuve concluante de la véracité de son contenu, en raison de la manière dont la Loi et les Règles du Tribunal sont censées fonctionner.

[81]  D’ailleurs, l’EDP modifié ne fait plus mention des injures homophobes, et l’intimée n’entend pas prouver cet incident au cours de l’audience.

[82]  Cependant, le premier EDP demeure dans le dossier. La mention qu’il fait des injures homophobes a eu pour effet de notifier aux autres parties qu’un membre de l’intimée a pu faire des observations douteuses concernant une orientation sexuelle et que cet incident a pu entraîner des conséquences.

[83]  Je suis d’avis que, si l’allégation d’injures homophobes était totalement supprimée de cette instruction, il en résulterait un préjudice pour le plaignant dans la mesure où l’intérêt de la justice ne serait pas servi.

[84]  Le plaignant sera donc autorisé à modifier son exposé des précisions, s’il décide de le faire, en ajoutant le contenu des injures homophobes. Cela deviendrait alors une allégation.

[85]  Si le plaignant décide de modifier son EDP pour y inclure l’allégation d’injures homophobes, l’intimée n’en subira pas de préjudice. Par la modification, l’intimée sera informée que le plaignant produira, durant l’audience, une preuve concernant l’incident, et l’intimée pourra préparer sa défense en conséquence. Le Tribunal donnera aussi à l’intimée l’occasion de déposer un EDP modifié en réponse à la modification apportée par le plaignant.

[86]  Le fait de donner au plaignant la possibilité de procéder de cette manière ne lui cause pas de préjudice. Il revient tout simplement à effacer l’idée qu’il aurait pu se fonder sur l’aveu d’injures homophobes comme preuve concluante que les événements en cause sont survenus. Il n’aurait pas pu le faire de toute façon, pour les motifs susmentionnés. Toutefois, lui donner cette possibilité lui permet de tenter d’établir que l’incident des injures homophobes a bien eu lieu.

[87]  Si le plaignant modifie son EDP pour y inclure l’allégation d’injures homophobes, il pourra alors demander à l’intimée la communication de documents s’y rapportant, contre-interroger les témoins de l’intimée au cours de l’audience à propos de l’allégation et, avec le consentement du Tribunal, assigner des témoins à l’audience s’il estime que leurs dépositions permettront de faire la lumière sur le prétendu incident.

[88]  Cela dit, je voudrais à nouveau souligner que, du seul fait qu’une observation ou allégation figure dans l’EDP d’une partie, cela ne signifie pas que la véracité de cette observation ou allégation est établie, à moins que les parties ne reconnaissent sa véracité, ou tant et aussi longtemps que le Tribunal n’aura pas décidé que leur véracité a été établie, compte tenu de la preuve recevable et crédible produite à l’audience.

H.  La requête en modification de la plainte par ajout de l’allégation de représailles aux termes de l’article 14.1

(i)  Contexte – La deuxième plainte

[89]  Le 28 janvier 2013, le plaignant a déposé auprès de la Commission une autre plainte dans laquelle il affirme que l’intimée a exercé des représailles contre lui à cause du dépôt de la première plainte, en violation de l’article 14.1 de la Loi (la deuxième plainte). À la date de la présente décision, la Commission n’a pas renvoyé la deuxième plainte au Tribunal pour instruction.

(ii)  Droit législatif et jurisprudence

[90]  L’article 14.1 de la Loi est ainsi formulé :

« Constitue un acte discriminatoire le fait, pour la personne visée par une plainte déposée au titre de la partie III, ou pour celle qui agit en son nom, d’exercer ou de menacer d’exercer des représailles contre le plaignant ou la victime présumée. »

[91]  Comme indiqué dans la section précédente de la présente décision qui concernait la requête EDP, le Tribunal a le pouvoir de consentir à ce que des modifications soient apportées à une plainte (décision Parent, précitée).

[92]  La modification ne peut donner lieu à une plainte fondamentalement nouvelle (décision Cook c. Première nation d’Onion Lake, 2002 CanLII 45929 (TCDP), au paragraphe 11) (la décision Cook), et elle ne saurait entraîner un préjudice pour la partie adverse (décision Parent, précitée, au paragraphe 40).

[93]  Dans la décision Virk c. Bell Canada, 2004 TCDP 10 (la décision Virk), le Tribunal a jugé que le critère spécifique à appliquer pour autoriser une allégation de représailles selon l’article 14.1 en tant que modification apportée à une plainte consistait « à déterminer si les allégations de représailles sont, de par leur nature, liées, du moins par le plaignant, aux allégations qui ont donné lieu à la plainte initiale et peuvent être considérées comme soutenables » (décision Virk, précitée, aux paragraphes 7 et 8.)

(iii)  Observations du plaignant

[94]  Selon le plaignant, l’intimée a exercé contre lui des représailles au sens de l’article 14.1 de la Loi, à cause du dépôt de la première plainte, et cela :

  • · en refusant d’autoriser le plaignant à assister à deux de trois événements cérémoniaux organisés par l’intimée en mai 2012, et à un autre événement du même genre organisé en janvier 2013; et

  • · en le priant de ne pas prendre et déposer des cadets sur le terrain de stationnement de l’intimée et de ne pas se trouver à cet endroit.

[95]  Le plaignant affirme que ces événements se sont produits après que l’intimée l’eut suspendu.

[96]  Il affirme que, en réponse à sa demande de participation aux événements de 2012, le directeur national de l’intimée, après consultation du bureau de Brantford de l’intimée, a refusé de l’autoriser à participer à deux de ces événements, et [traduction] « m’a fait savoir que je devrais être en mesure de comprendre que l’on s’affaire à l’heure actuelle à ma plainte de violation des droits de la personne… les membres désignés dans ma plainte craignaient que ma présence aux activités de la Ligne navale n’ait pour résultat de compliquer davantage la situation ».

[97]  Le plaignant affirme que la réponse de l’intimée à sa demande de participation à l’événement de 2013 [traduction] « montrait que ma présence à cet événement favoriserait presque certainement l’instauration d’un climat délétère parmi le personnel bénévole sur place ». L’intimée [traduction] « espère que je serai en mesure de comprendre le niveau d’appréhension ».

[98]  Le plaignant affirme aussi que la deuxième plainte n’a pas été retirée, et que la Commission ne l’a pas non plus rejetée, contrairement à ce que prétend ci-dessous l’intimée.

(iv)  Position et conclusions de l’intimée

[99]  L’intimée s’oppose à la modification. Elle affirme qu’elle subirait un préjudice si le Tribunal autorisait la modification, parce que :

  1. l’objet de la modification proposée est postérieur au dépôt de la première plainte;

  2. le plaignant a déposé auprès de la Commission une « demande plus récente » renfermant les mêmes allégations que la requête en modification, et cette demande a été soit rejetée, soit retirée, au stade de l’enquête de la Commission;

  3. l’intimée n’a pas eu la possibilité de répondre, dans son exposé des précisions, aux allégations de la modification proposée, ni de les examiner au cours de conférences téléphoniques où les allégations auraient pu être évoquées en rapport avec la première plainte.

[100]  L’intimée fait aussi valoir ce qui suit :

  • · la requête en modification est chose jugée parce que son objet a déjà été « présenté à la Commission »; et

  • · la modification proposée constitue fondamentalement une nouvelle plainte et ne permettrait pas de déterminer les véritables questions litigieuses entre les parties, ainsi que l’exige l’arrêt Canderel Ltée c. Canada, [1994] 1 C.F. 3, 1993 CanLII 2990 (CAF), à la page 10.

(v)  Position et conclusions de la Commission

[101]  La Commission est favorable à la requête en modification. Selon elle, la modification demandée répond au critère de la décision Virk, précitée, parce que la question des représailles est « clairement » rattachée à la plainte initiale, elle lui est rattachée par le plaignant et elle révèle une allégation défendable de représailles.

I.  Analyse

(i)  Moment des présumées représailles

[102]  Selon le plaignant, si l’intimée lui a interdit de participer à certains événements et de se trouver sur son domaine, c’est parce qu’il a déposé la première plainte. L’une des raisons pour lesquelles l’intimée s’oppose à la modification est que les présumées représailles ont eu lieu après le dépôt de la première plainte.

[103]  Les représailles sont une réaction à une action. Il est donc de la nature de représailles qu’elles se produisent après une action.

[104]  Le texte de l’article 14.1 reconnaît cette nature des représailles lorsqu’il dispose que

« la personne visée par une plainte déposée » [c’est moi qui souligne] commet un acte discriminatoire en exerçant ou en menaçant d’exercer des représailles « contre le plaignant ou la victime présumée » [c’est moi qui souligne].

[105]  Je suis d’avis que, d’après l’article 14.1, une plainte doit avoir été déposée avant qu’un acte ultérieur à l’encontre du plaignant ou de la victime présumée puisse être considéré comme des représailles.

[106]  Par conséquent, le fait que les représailles alléguées par le plaignant aient eu lieu après le dépôt de la première plainte n’empêche pas le Tribunal d’autoriser la modification.

(ii)  L’allégation de représailles est-elle indéfendable?

[107]  Vu les termes que, d’après le plaignant, l’intimée a employés pour refuser au plaignant ses demandes de participation aux événements cérémoniaux de l’intimée, et vu en particulier les termes employés à propos des événements de 2012, je suis d’avis que l’allégation de représailles qui est faite par le plaignant n’est pas indéfendable.

(iii)  Principe de l’autorité de la chose jugée

[108]  Les conclusions du plaignant et celles de l’intimée sont contradictoires sur la question de savoir si la deuxième plainte a été retirée ou rejetée.

[109]  L’avocat de la Commission ne dit pas que le plaignant a retiré sa deuxième plainte ou que la Commission l’a rejetée. Je présume que l’avocat de la Commission sait où en est la deuxième plainte au sein de la Commission. L’intimée et le plaignant auraient aussi probablement reçu une correspondance officielle si la Commission avait rejeté la plainte. Aucune des parties n’a déposé cette correspondance ni ne s’y est référée.

[110]  Je suis d’avis qu’il n’y a eu aucune décision définitive sur le fond des présumées représailles. Par conséquent, le principe de l’autorité de la chose jugée ne vaut pas ici.

(iv)  La modification proposée constitue-t-elle fondamentalement une nouvelle plainte?

[111]  Le plaignant rattache les présumées représailles au dépôt de la première plainte. Le Tribunal a conclu que, dans des cas comme celui-ci, où le critère de la décision Virk a été respecté, le fait d’autoriser une modification ajoutant l’argument des représailles selon l’article 14.1 comme motif de distinction illicite ne fait pas de la modification une nouvelle plainte.

(v)  La question du préjudice

[112]  L’intimée sait depuis le 28 janvier 2013, date du dépôt de la deuxième plainte, que le plaignant voyait les représailles comme un point litigieux.

[113]  Aucune date d’audience n’a d’ailleurs été fixée.

[114]  Le Tribunal donnera aux deux parties la possibilité de déposer des EDP modifiés concernant l’allégation de représailles. L’intimée disposera par conséquent d’un délai suffisant pour préparer une réponse à la modification ajoutant l’allégation de représailles.

[115]  Pour tous les motifs susmentionnés, je suis d’avis que la modification ne causera aucun préjudice à l’intimée.

[116]  Par ailleurs, comme il est indiqué dans la décision Cook, précitée, au paragraphe 19, je suis d’avis qu’il serait injuste d’obliger le plaignant à déposer une plainte distincte pour pousser plus loin son allégation de représailles.

[117]  Je prends aussi en compte le fait que la Commission appuie la modification, même si elle n’a pas officiellement renvoyé la deuxième plainte au Tribunal.

[118]  Je fais observer que, si le Tribunal a autorisé cette modification, cela ne signifie pas que le plaignant a étayé son allégation de représailles. Comme pour les autres allégations figurant dans la première plainte, le Tribunal ne pourra dire si l’allégation de représailles est ou non étayée qu’après avoir évalué toute la preuve produite à l’audience.

III.  Décision

[119]  Le premier EDP de l’intimée daté du 5 février 2014 et l’EDP modifié de l’intimée daté du 7 avril 2014 resteront partie intégrante du dossier du Tribunal se rapportant à cette plainte.

[120]  Aux fins de la gestion du cas et des obligations de communication auxquelles sont soumises les parties, ainsi qu’aux fins des préparatifs de l’audience, et sous réserve des décisions ci-après, l’EDP modifié de l’intimée remplace le premier EDP de l’intimée.

[121]  Le Tribunal accorde ici au plaignant l’autorisation de modifier son EDP, s’il en décide ainsi, pour y inclure l’aveu d’injures homophobes. S’il décide de modifier son EDP :

  1. l’aveu d’injures homophobes deviendra l’« allégation d’injures homophobes » et sera appelé ainsi;

  2. le plaignant pourra demander à l’intimée de lui communiquer les éléments se rapportant à l’allégation d’injures homophobes; et

  3. le Tribunal fera droit à une demande de l’intimée portant sur une modification correspondante de l’EDP modifié de l’intimée.

[122]  À l’audience, et si le plaignant a modifié son EDP pour y inclure l’allégation d’injures homophobes, et à condition que les parties se soient conformées aux Règles du Tribunal, en particulier à celles qui concernent la divulgation continue, les deux parties pourront produire des preuves, notamment des preuves documentaires et des preuves orales, se rapportant à l’allégation d’injures homophobes, sous réserve de la recevabilité de telles preuves.

[123]  La requête en modification est accueillie. La première plainte est ici modifiée par ajout de l’allégation selon laquelle l’intimée a commis un acte discriminatoire contre le plaignant en exerçant à son encontre des représailles au sens de l’article 14.1 de la Loi.

[124]  Le plaignant et la Commission pourront signifier et déposer des EDP modifiés, conformément à la règle 6, pour ce qui concerne l’allégation de représailles selon l’article 14.1.

[125]  L’intimée pourra signifier et déposer un EDP modifié, portant sur l’allégation de représailles selon l’article 14.1, en réponse aux EDP modifiés du plaignant et de la Commission, conformément à la règle 6.

[126]  Le plaignant pourra signifier et déposer une réponse, le cas échéant, à l’EDP modifié de l’intimée.

[127]  Les dates auxquelles les parties devront signifier et déposer les documents susmentionnés seront fixées au cours d’une conférence téléphonique de gestion du cas, qui aura lieu aussitôt que possible.

Signée par

Olga Luftig

Membre du Tribunal

Ottawa (Ontario)

Le 20 avril 2015



[1] Le paragraphe (4) interdit l’admission de preuves qui, selon le droit de la preuve, sont confidentielles. Selon le paragraphe (5), un conciliateur nommé pour régler la plainte n’est pas un témoin compétent.

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