Tribunal canadien des droits de la personne

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Canadian Human Rights Tribunal

Titre : Tribunal's coat of arms

Tribunal canadien des droits de la personne

Référence : 2015 TCDP 6

Date : le 27 mars 2015

Numéros des dossiers : T1658/1311 et T1659/1411

Entre :

Stacy Lee Tabor

la plaignante

- et -

Commission canadienne des droits de la personne

Commission

- et -

La Première nation Millbrook

l'intimée

Décision sur requête

Membre : Sophie Marchildon

 


Table des matières

I............. La plainte et la requête. 2

II............ L’analyse. 4

A.           L’article 67 de la LCDP.. 4

(i)           L’interprétation.. 4

(ii)          La nature des plaintes. 4

(iii)         Le moment du dépôt des plaintes. 5

(iv)         Le paragraphe 61(1) de la Loi sur les Indiens. 7

(v)          Les alinéas 73(1)a) et 81(1)o) de la Loi sur les Indiens. 8

(vi)         Le paragraphe 20(1) de la Loi sur les Indiens. 11

B.           Le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens et le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. 12

III........... La décision sur requête. 21


 

I.              La plainte et la requête

[1]           Mme Tabor soutient que la Première Nation Millbrook (Millbrook) a refusé de considérer sa candidature comme capitaine pour son exploitation de pêche parce qu’elle est une femme. Selon elle, cette décision s’inscrit dans le cadre d’une pratique plus générale de la part de la Première Nation qui vise à exclure les femmes de son exploitation de pêche. Elle soutient également que son exclusion à titre de capitaine de bateau est fondée sur son état matrimonial parce que Millbrook a eu auparavant des démêlés avec son époux, à l’époque où celui-ci était capitaine. Elle allègue que les agissements de Millbrook sont des actes discriminatoires au sens des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP).

[2]           Mme Tabor soutient par ailleurs qu’après le dépôt de sa plainte, Millbrook a exercé contre elle des représailles au sens de l’article 14.1 de la LCDP. Entre autres allégations, elle prétend que Millbrook a tardé à lui délivrer un certificat de possession et a pris par la suite des mesures irrégulières contre sa famille et elle, relativement à la maison de son défunt père dans la réserve.

[3]           Avant l’instruction des plaintes de Mme Tabor, Millbrook a déposé une requête contestant la compétence du Tribunal à l’égard de ces plaintes.

[4]           Millbrook soutient que l’article 67 de la LCDP s’applique dans les circonstances de l’espèce :

67. La présente loi est sans effet sur la Loi sur les Indiens et sur les dispositions prises en vertu de cette loi.

Elle fait valoir que le paragraphe 61(1) et les alinéas 73(1)a) et 81(1)o) de la Loi sur les Indiens protègent sa décision concernant l’exploitation de pêche contre la tenue d’un examen fondé sur la LCDP. Elle soutient en outre que le paragraphe 20(1) de la Loi sur les Indiens s’applique à l’allégation de Mme Tabor au sujet des représailles liées au certificat de possession concernant la maison de son défunt père.

[5]           De plus, Millbrook fait valoir dans sa requête que le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens confirme l’existence de droits issus de traités des Autochtones, comme la pêche commerciale, et que, pour ce qui est de ces droits, le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 confirme l’existence d’un droit ancestral inhérent à l’autonomie gouvernementale. Cela étant, soutient Millbrook, les décisions relatives à la gestion de ses ressources halieutiques, y compris les choix de personnel, sont également exclues de l’application de la LCDP.

[6]           Mme Tabor s’oppose à la requête de Millbrook. À son avis, l’article 67 est une exception restreinte à l’application de la LCDP et, de ce fait, pour qu’il s’applique, il est nécessaire que la Loi sur les Indiens l’autorise expressément. Elle ajoute que rien dans la Loi sur les Indiens n’autorise de cette façon les agissements qui ont donné lieu à ses plaintes.

[7]           Même si elle n’a pas participé au débat entourant le bien-fondé des plaintes de Mme Tabor, la Commission a présenté des observations sur la requête de Millbrook en vue de représenter l’intérêt du public dans le cadre de l’interprétation et de l’application appropriées de l’article 67 de la LCDP. La Commission convient avec Mme Tabor que l’article 67 est une exception restreinte à l’application de la LCDP et que rien dans la Loi sur les Indiens n’autorise les agissements qui ont donné lieu à ses plaintes. Par ailleurs, en ce qui concerne le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, la Commission est d’avis que Millbrook n’a pas établi que les agissements ou la décision en litige constituent un droit ancestral ou issu de traités, et encore moins que l’on a porté atteinte de quelque manière à un tel droit.

[8]           Avant l’audition, j’ai statué qu’il n’y avait pas assez d’informations pour rendre une décision sur la requête. J’ai jugé que, pour pouvoir me prononcer comme il faut sur la requête, il était important d’entendre des preuves sur les questions soulevées dans la requête ainsi que sur le bien-fondé de la plainte dans son ensemble. J’ai informé les parties que je rendrais une décision sur la requête après avoir entendu la présente affaire (voir Tabor c. Première Nation de Millbrook, 2014 TCDP 21).

[9]           Ayant maintenant entendu la preuve et les arguments relatifs à la requête de Millbrook, je rejette la requête pour les raisons qui suivent.

II.            L’analyse

A.           L’article 67 de la LCDP

(i)            L’interprétation

[10]        À titre d’exception à la LCDP, l’article 67 a été interprété de manière restrictive (Canada (Commission des droits de la personne) c. Conseil de la Bande de Gordon, 2000 CanLII 17153 (CAF), au paragraphe 22 (Laslo); Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne), [1992] 2 RCS 321 (QL), au paragraphe 18). Cet article ne met pas à l’abri toutes les décisions d’une Première Nation qui peuvent avoir un rapport quelconque avec la Loi sur les Indiens (Bande indienne de Shubenacadie c. Canada (Commission des droits de la personne), [1998] 2 CF 198 (QL), au paragraphe 31). Il protège plutôt contre un examen fondé sur la LCDP les décisions qui relèvent d’un pouvoir expressément conféré par une disposition de la Loi sur les Indiens (voir la décision Laslo, au paragraphe 26).

(ii)          La nature des plaintes

[11]        Avant d’examiner les dispositions de la Loi sur les Indiens que Millbrook a invoquées, je signale que la nature des allégations soulevées dans la présente plainte déborde nettement le cadre de la décision de choisir un candidat autre que Mme Tabor à titre de capitaine. Bien que Millbrook ait tenté à l’audience de limiter la portée de la plainte à une décision prise en 2008 de choisir un candidat autre que Mme Tabor pour un poste de capitaine, je ne vois aucune raison de le faire.

[12]        La plainte tout entière, y compris la décision prise en 2008 au sujet du poste de capitaine, a été renvoyée au Tribunal par la Commission. Millbrook n’a pas fait soumettre la décision de la Commission à un contrôle judiciaire. Conformément à l’article 10 de la LCDP, Mme Tabor fait également état dans sa plainte d’une pratique systémique qui consiste à refuser aux femmes des possibilités d’emploi dans l’exploitation de pêche de la Première Nation de Millbrook (voir le formulaire de plainte, aux paragraphes 9-12, 14-17 et 19‑20). Aucune disposition de la Loi sur les Indiens n’a été invoquée à l’égard du contexte plus large de la plainte, uniquement la décision prise en 2008 au sujet du poste de capitaine.

[13]        De plus, Millbrook fait valoir que la compétence qu’a le Tribunal pour trancher la plainte de représailles de Mme Tabor est écartée par une conclusion selon laquelle il n’a pas compétence sur la plainte principale. De l’avis de la Commission, que la plainte en matière d’emploi de Mme Tabor soit protégée ou non contre un examen par l’article 67 de la LCDP, les allégations de représailles ont un statut indépendant.

[14]        Aux termes de l’article 14.1 de la LCDP, les représailles constituent un acte discriminatoire indépendant, distinct de la plainte qui donne lieu aux présumées représailles (voir Nkwazi c. Canada (Service correctionnel), 2001 CanLII 6296 (TCDP), au paragraphe 233; Chopra c. Canada (Ministère de la Santé nationale et du Bien-être social), 2001 CanLII 8492 (TCDP), au paragraphe 292; et Gainer c. Exportation et Développement Canada, 2006 CF 814, au paragraphe 36).

[15]        Le libellé de l’article 14.1 indique explicitement que des représailles sont un acte discriminatoire (« Constitue un acte discriminatoire […] ») et l’article 4 de la LCDP précise que les actes discriminatoires, « […] prévus aux articles 5 à 14.1 […] », peuvent faire l’objet d’une plainte (voir aussi le paragraphe 40(1) de la LCDP) et des ordonnances prévues (voir aussi le paragraphe 53(2) de la LCDP). Par ailleurs, l’article 39 de la LCDP définit un « acte discriminatoire » comme suit : « […] s’entend d’un acte visé aux articles 5 à 14.1 ».

[16]        Rien dans la LCDP ne lie une plainte de représailles à la compétence ou à la justification de la plainte donnant lieu aux allégations de représailles. C’est donc dire que même si les dispositions de la Loi sur les Indiens que Millbrook invoque devaient avoir une incidence sur la compétence du Tribunal à l’égard de la plainte principale, cela n’a pas d’incidence sur la compétence du Tribunal à l’égard des plaintes de représailles.

(iii)         Le moment du dépôt des plaintes

[17]        L’article 67 a été abrogé le 18 juin 2008 par l’article premier de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.C. 2008, c. 30. Millbrook soutient qu’au cours du délai de grâce prévu à l’article 3 de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne, elle bénéficiait d’une exception égale, sinon supérieure, à celle que créait l’article 67 :

3. Malgré l’article 1, les actes ou omissions du gouvernement d’une première nation – y compris un conseil de bande, un conseil tribal ou une autorité gouvernementale qui offre ou administre des programmes ou des services sous le régime de la Loi sur les Indiens – qui sont accomplis dans l’exercice des attributions prévues par cette loi ou sous son régime ne peuvent servir de fondement à une plainte déposée au titre de la partie III de la Loi canadienne sur les droits de la personne s’ils sont accomplis dans les trente-six mois suivant la date de sanction de la présente loi.

[18]        De l’avis de Millbrook, l’article 3 de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne exemptait potentiellement la totalité des actes ou des décisions d’une Première Nation exploitant un programme ou un service quelconque sous le régime de la Loi sur les Indiens de toute responsabilité sous le régime de la LCDP.

[19]        Mme Tabor a déposé sa plainte le 21 mai 2008 et elle fait état d’actes discriminatoires visés aux articles 7 et 10 de la LCDP qui sont survenus avant cette date. Comme ces faits ont eu lieu avant l’abrogation de l’article 67 le 18 juin 2008, l’article 3 de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne n’était pas en vigueur et ne s’applique pas aux allégations formulées au titre des articles 7 et 10 en l’espèce. Ainsi qu’il y est précisé, l’article 3 s’applique aux 36 mois suivant la date de sanction de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[20]        Cela dit, les allégations de représailles liées au certificat de possession concernant la maison du défunt père de Mme Tabor se situent à l’intérieur du délai de grâce de 36 mois. Toutefois, selon moi, l’article 3 de la Loi modifiant la Loi canadienne sur les droits de la personne ne crée pas une exception d’une portée plus large que celle que prévoit l’article 67. Même s’il est plus détaillé que l’article 67, l’article 3 exige encore que les actes ou les omissions du gouvernement d’une Première Nation soient accomplis « […] dans l’exercice des attributions prévues par [la Loi sur les Indiens] ou sous son régime ». Cela demeure compatible avec la jurisprudence antérieure du Tribunal dans le cadre de laquelle l’article 67 a été interprété et appliqué. C’est-à-dire qu’il faut toujours que l’on exerce un pouvoir expressément conféré par une disposition de la Loi sur les Indiens pour éviter tout examen fondé sur la LCDP.

(iv)          Le paragraphe 61(1) de la Loi sur les Indiens

[21]        Voyons maintenant les dispositions de la Loi sur les Indiens que Millbrook a invoquées. Comme il a été mentionné plus tôt, Millbrook soutient qu’elle a exercé des pouvoirs conférés par le paragraphe 61(1) et les alinéas 73(1)a) et 81(1)o) de la Loi sur les Indiens dans le cadre de sa décision d’embaucher un capitaine de bateau de pêche en l’espèce. Cependant, selon moi, la décision en matière d’embauche de Millbrook n’était pas l’exercice d’un pouvoir que prévoyaient ces dispositions.

[22]        Commençons par le paragraphe 61(1) de la Loi sur les Indiens, libellé ainsi :

61.(1) L’argent des Indiens ne peut être dépensé qu’au bénéfice des Indiens ou des bandes à l’usage et au profit communs desquels il est reçu ou détenu, et, sous réserve des autres dispositions de la présente loi et des clauses de tout traité ou cession, le gouverneur en conseil peut décider si les fins auxquelles l’argent des Indiens est employé, ou doit l’être, est à l’usage et au profit de la bande.

[23]        Je ne vois pas en quoi ce paragraphe est pertinent pour l’embauche d’un capitaine de bateau de pêche. Cette disposition porte sur les dépenses de fonds. Elle n’autorise pas, expressément ou implicitement, à embaucher un capitaine de bateau de pêche ou à embaucher une personne prenant part à l’exploitation de pêche de Millbrook en général. Toute décision en matière de dotation comporte le contrôle, la gestion ou la dépense de fonds, mais ce fait à lui seul ne met pas une telle décision hors de portée de la compétence du Tribunal. Il en résulterait que n’importe quelle décision en matière de dotation d’une Première Nation excéderait la compétence du Tribunal, ce qui va nettement plus loin qu’une interprétation restrictive de l’article 67 (voir Bressette c. Conseil de bande de la Première Nation de Kettle et Stony Point, 2003 TCDP 41, au paragraphe 30 (Bressette)).

[24]        Dans l’argument fondé sur le paragraphe 61(1) de la Loi sur les Indiens qu’elle invoque, Millbrook signale aussi que cette disposition est assujettie à des droits issus de traités (« […] et, sous réserve des autres dispositions de la présente loi et des clauses de tout traité ou cession […] »). Comme il a été mentionné plus tôt, elle prétend également que le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens confirme l’existence de droits issus de traités des Autochtones, comme la pêche commerciale, et que le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 confirme, pour ce qui est de ces droits, l’existence d’un droit ancestral inhérent à l’autonomie gouvernementale. Elle fait donc valoir que la mention qui est faite des droits issus de traités au paragraphe 61(1) de la Loi sur les Indiens protège aussi les décisions portant sur les dépenses en matière d’embauche dans son exploitation de pêche.

[25]        Dans la mesure où l’argument de Millbrook vise à faire reconnaître l’existence d’un droit issu de traités relativement au paragraphe 61(1) de la Loi sur les Indiens et, en conséquence, que sa décision concernant Mme Tabor était l’exercice d’un pouvoir expressément conféré par la Loi sur les Indiens pour les besoins de l’article 67 de la LCDP, je le rejette pour les mêmes raisons que celles qui sont données ci-après, au paragraphe 66 de la présente décision. En résumé, on n’a pas établi devant moi l’existence d’un droit issu de traités de gérer les ressources halieutiques, y compris les choix de personnel.

(v)          Les alinéas 73(1)a) et 81(1)o) de la Loi sur les Indiens

[26]        Les alinéas 73(1)a) et 81(1)o) de la Loi sur les Indiens disposent :

73. (1) Le gouverneur en conseil peut prendre des règlements concernant :

a) la protection et la conservation des animaux à fourrure, du poisson et du gibier de toute sorte dans les réserves;

[…]

81. (1) Le conseil d’une bande peut prendre des règlements administratifs, non incompatibles avec la présente loi ou avec un règlement pris par le gouverneur en conseil ou par le ministre, pour l’une ou l’ensemble des fins suivantes :

o) la conservation, la protection et la régie des animaux à fourrure, du poisson et du gibier de toute sorte dans la réserve;

[27]        Millbrook concède que la LCDP s’appliquerait à la décision d’embaucher un capitaine de bateau pour ce qui est de la conduite et de la navigation d’un bateau, car la Loi sur les Indiens ne comporte aucun pouvoir concernant la navigation sur les cours d’eau. Cependant, le capitaine ne s’occupe pas seulement de manœuvrer le bateau; il gère les prises et est l’agent de conservation sur l’eau, exerçant le pouvoir explicite et le pouvoir discrétionnaire correspondant que prévoient les paragraphes 73(1) et 81(1) de la Loi sur les Indiens. Millbrook fait donc valoir que le Tribunal devrait prendre en considération les fonctions du poste de capitaine en question et décider si ces fonctions découlent, en tout ou en partie, de pouvoirs conférés par la Loi sur les Indiens.

[28]        À l’audition de la présente affaire, M. Allan Tobey, consultant en formation des pêcheurs et conseiller technique en matière de formation et de sécurité maritime auprès de l’industrie canadienne de la pêche, a été reconnu à titre d’expert en vue de témoigner sur une liste de points précis dont les parties avaient convenu et concernant le rôle que joue le capitaine d’un homardier sur le plan, notamment, de la gestion et de la conservation des stocks. En résumé, il a parlé de l’utilisation de casiers à homard d’une taille appropriée afin d’éviter toute « pêche fantôme », c’est-à-dire de casiers dotés de mécanismes de sortie d’une taille et d’une quantité minimales qui permettent aux homards de petite taille d’en sortir et aux autres homards de se libérer si jamais ces casiers sont perdus en mer. Il a également parlé de la nécessité, au début de la saison du homard, d’éviter de pêcher des femelles, surtout celles qui portent des œufs. Ces femelles, si elles sont capturées, doivent être remises en mer avec soin, pour éviter de les stresser ou de les tuer. M. Tobey a également déclaré qu’un capitaine doit connaître le quota de poisson ou de homard qu’il peut pêcher par permis, de même que les tailles et les types d’espèces de faune marine qu’il est interdit de pêcher – ce que l’on appelle les prises accessoires – et qu’il faut rejeter au moment de leur capture. Selon M. Tobey, le ministère des Pêches et des Océans réglemente ces exigences en matière de conservation.

[29]        Je souscris au témoignage de M. Tobey sur le rôle que joue le capitaine d’un bateau de pêche en matière de conservation, mais je n’admets pas que la conservation, ou les alinéas 73(1)a) et 81(1)o) de la Loi sur les Indiens, étaient l’objet prédominant qui sous-tendait la décision de Millbrook d’embaucher un capitaine de bateau de pêche, qu’il s’agisse de Mme Tabor ou d’une autre personne. Il est ressorti du témoignage de M. et Mme Tabor, de M. Alex Cope et de M. Adrian Gloade que les capitaines de bateau de pêche assument diverses responsabilités autres que celle de la conservation, dont le fait de piloter le bateau, de maintenir ce dernier et son équipement de pêche en bon état et de gérer l’équipage. Pour ce qui est du choix d’un candidat plutôt que d’un autre pour le rôle de capitaine, la preuve ne m’a pas donné l’impression que l’une quelconque de ces exigences avait préséance sur une autre, ou que la décision de Millbrook était principalement fondée sur la préservation, la protection et la gestion du poisson.

[30]        Dans la décision Bressette, le Tribunal a dû tirer une conclusion semblable au sujet de l’« objet prédominant » de la décision d’une Première Nation de pourvoir un poste de travailleur/travailleuse en service social familial :

[27] À mon avis, la décision de l'intimé comporte à la fois un aspect dotation et un aspect financier. Cependant, à mon avis, la décision du Conseil de bande avait surtout pour but de pourvoir le poste de travailleur/travailleuse en service social familial. Le fait qu'il en ait découlé un avantage financier minime n'altère pas cette conclusion.

[31]        Dans le même ordre d’idées, en l’espèce, la décision d’embaucher un capitaine de bateau de pêche comporte un aspect de conservation, de même qu’un aspect de navigation, d’entretien et de gestion. L’objet prédominant de la décision en matière d’embauche de Millbrook était de trouver un capitaine de bateau de pêche possédant toutes ces compétences. La conservation était peut-être bien l’un des aspects qui entraient en ligne de compte dans la décision de Millbrook, mais il ne s’agissait pas du seul aspect, pas plus que la preuve n’indique qu’il s’agissait de l’objet prédominant. En conséquence, après avoir examiné la preuve, je ne vois pas en quoi les alinéas 73(1)a) et 81(1)o) de la Loi sur les Indiens auraient autorisé la décision de Millbrook d’embaucher un capitaine de bateau de pêche en l’espèce.

[32]        C’est donc dire qu’aucune disposition de la Loi sur les Indiens n’autorise expressément ou implicitement les décisions en matière d’embauche que Millbrook a prises en l’espèce. Cette conclusion est semblable à celles que le Tribunal a tirées dans le cadre d’autres affaires d’embauche ou de dotation où l’article 67 a été invoqué (voir, p. ex., Bressette; Deschambeault c. Cumberland House Cree Nation, 2008 TCDP 48; Bernard c. Conseil scolaire de Waycobah, 1999 CanLII 1914 (TCDP); et Desjarlais c. Piapot Band No. 75, [1989] 3 CF 605 (C.A.) (QL)).

(vi)          Le paragraphe 20(1) de la Loi sur les Indiens

[33]        Millbrook soutient de plus que le paragraphe 20(1) de la Loi sur les Indiens s’applique à l’allégation de représailles de Mme Tabor à l’égard du certificat de possession concernant la résidence de son défunt père.

[34]        Le paragraphe 20(1) dispose :

20.(1) Un Indien n’est légalement en possession d’une terre dans une réserve que si, avec l’approbation du ministre, possession de la terre lui a été accordée par le conseil de la bande.

[35]        Selon Mme Tabor, son père, avant de mourir, avait demandé à Millbrook que Mme Tabor conserve sa maison en fiducie pour son petit-fils aîné, le fils de Mme Tabor, jusqu’à ce qu’il soit majeur. Millbrook a accédé à la demande et a conclu avec Mme Tabor une entente selon laquelle on lui délivrerait un certificat de possession en vertu duquel elle détiendrait la maison en fiducie pour son fils. En attendant que ce dernier atteigne la majorité, Mme Tabor devait louer la maison et déposer l’argent dans un fonds en fiducie au profit de son fils. Un aspect implicite de cette entente était que Mme Tabor ne louerait la maison qu’à des membres de la Première Nation de Millbrook qui paieraient un loyer; sans cela, elle ne recevrait aucun loyer à déposer en fiducie.

[36]        Millbrook a attendu environ deux ans avant de délivrer un certificat de possession pour la maison. Dans l’intervalle, Mme Tabor a toutefois permis à quelques membres de Millbrook, qui touchaient des prestations d’aide sociale, de vivre dans la maison. Ces occupants n’avaient pas de loyer fixe et ne payaient que ce qu’ils pouvaient. Étant donné que les bénéficiaires de l’aide sociale reçoivent une allocation de logement, Millbrook a exigé que Mme Tabor rembourse une partie des prestations d’aide sociale de ces locataires. De plus, avant de délivrer le certificat de possession, Millbrook a exigé que Mme Tabor entretienne le terrain de la maison.

[37]        Mme Tabor soutient qu’elle n’était pas responsable de la location de la maison ou de l’entretien des lieux avant que le certificat de possession soit délivré. En l’obligeant à rembourser des prestations d’aide sociale et à entretenir le terrain et, dans l’intervalle, en retardant la délivrance du certificat de possession, Millbrook, soutient Mme Tabor, a exercé contre elle des représailles.

[38]        Le paragraphe 20(1) de la Loi sur les Indiens confère à une Première Nation des pouvoirs sur les décisions relatives à l’attribution de logements (Laslo, au paragraphe 27). Cependant, les allégations de représailles de Mme Tabor au sujet de la maison de son défunt père ne mettent pas en doute le pouvoir qu’a Millbrook d’accorder ou de refuser un logement. Nul ne semble contester que Mme Tabor avait obtenu – ou devait obtenir – la possession de la maison. Quoi qu’il en soit, il est évident qu’elle s’est servie de cette maison même sans certificat de possession officiel. Millbrook n’a pas contesté le fait que Mme Tabor s’était servie de la maison, sauf que, à son avis, cela contrevenait à l’entente convenue.

[39]        Même si l’on pouvait dire que la délivrance tardive du certificat de possession relève du paragraphe 20(1), il ne s’agit pas à mon avis du fondement de l’allégation de représailles que formule ici Mme Tabor. Ce sont plutôt les problèmes de location et d’entretien qui sont survenus avant la délivrance du certificat qui préoccupent Mme Tabor. Ces actes ne mettent pas en cause l’attribution ou le refus d’un logement aux termes du paragraphe 20(1) de la Loi sur les Indiens. Le tribunal a donc compétence pour traiter de ces allégations.

B.           Le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens et le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982

[40]        Comme il a été mentionné plus tôt, Millbrook soutient également dans sa requête qu’une décision portant sur la gestion de ses ressources halieutiques, y compris les choix de personnel, est un droit ancestral ou issu de traités qui est constitutionnellement protégé aux termes du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. Elle allègue que le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens confirme l’existence de droits issus de traités des Autochtones, comme la pêche commerciale, et que le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 confirme, pour ce qui est de ces droits, l’existence d’un droit ancestral inhérent à l’autonomie gouvernementale. Par conséquent, aux dires de Millbrook, les décisions concernant ces droits sont exclues de l’application de la LCDP.

[41]        L’article 18(1) de la Loi sur les Indiens indique [non souligné dans l’original] :

18.(1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, Sa Majesté détient des réserves à l’usage et au profit des bandes respectives pour lesquelles elles furent mises de côté; sous réserve des autres dispositions de la présente loi et des stipulations de tout traité ou cession, le gouverneur en conseil peut décider si tout objet, pour lequel des terres dans une réserve sont ou doivent être utilisées, se trouve à l’usage et au profit de la bande.

[42]        Le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 dispose :

35.(1) Les droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.

[43]        À l’appui de son argument selon lequel la gestion de ses ressources halieutiques, y compris les choix de personnel, découle d’un droit ancestral ou issu de traités qui est constitutionnellement protégé, Millbrook invoque la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans l’affaire R. c. Marshall, 1999 CanLII 665 (CSC) (Marshall 1). Ironiquement, cette décision concerne l’oncle de Mme Tabor. Dans cette affaire, M. Marshall était inculpé de trois infractions à la réglementation fédérale sur la pêche : la vente d’anguilles sans permis, la pêche sans permis et la pêche en période de fermeture au moyen de filets illégaux. M. Marshall faisait valoir qu’il détenait pour la pêche et la vente de poisson des droits issus de traités qui l’exemptaient d’avoir à se conformer à la réglementation.

[44]        Les traités en litige dans cette affaire avaient été négociés entre les Britanniques et les Mi’kmaq à la suite d’une importante tourmente militaire et politique qui les opposait. En 1760-1761, époque où les traités avaient été négociés, il existait une motivation de réconciliation entre les parties ainsi qu’un intérêt mutuel à établir une paix durable (voir l’arrêt Marshall 1, aux paragraphes 3 et 17). Des traités furent conclus, par lesquels les Mi’kmaq pouvaient amener les produits de leurs activités de chasse, de pêche et de cueillette à un poste de traite pour en faire le commerce.

[45]        La Cour suprême a confirmé que ces droits conférés par traités aux Mi’kmaq étaient protégés par le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 (voir l’arrêt Marshall 1, aux paragraphes 7 et 48). En interprétant l’arrangement dans le contexte commercial moderne, d’une manière qui donnait un sens et une substance aux promesses faites par la Couronne, la Cour suprême a conclu que les droits issus de traités prévoyaient la possibilité d’obtenir un moyen de subsistance convenable grâce à la chasse et à la pêche en faisant le commerce des produits de ces activités traditionnelles (voir l’arrêt Marshall 1, aux paragraphes 52, 56 et 59). Selon la Cour suprême, une « subsistance convenable » s’entend de choses essentielles telles que la nourriture, le vêtement et le logement ainsi que quelques commodités de la vie, mais non de l’accumulation de richesses incompatible avec une économie de subsistance (Marshall 1, aux paragraphes 59 et 60).

[46]        La Cour suprême a conclu que M. Marshall avait droit à l’acquittement parce que « rien de moins ne saurait protéger l’honneur et l’intégrité de la Couronne dans ses rapports avec les Mi’kmaq […] » (Marshall 1, au paragraphe 4). Elle a conclu que l’imposition d’un régime discrétionnaire de délivrance de permis porterait atteinte au droit de M. Marshall de pêcher à des fins commerciales et que l’interdiction de vendre le produit de sa pêche porterait atteinte à son droit de commercer à des fins de subsistance. Comme ces droits ne pouvaient être exercés qu’à la discrétion absolue de la Couronne, on portait à première vue atteinte aux droits conférés par traités et la réglementation était inopérante à son égard sauf si elle était justifiée. Pour ce qui est de l’accusation d’avoir pêché pendant la période de fermeture, la Cour suprême a conclu à une autre atteinte à première vue aux droits conférés par traités parce qu’il ne peut y avoir aucune limite à l’ampleur des activités de pêche exercées en vertu d’un traité, ni aux méthodes utilisées à cette fin ou aux périodes durant lesquelles on s’y adonne, sauf si le traité comporte une restriction de cette nature (voir l’arrêt Marshall 1, aux paragraphes 64 à 66).

[47]        Millbrook invoque également l’arrêt R. c. Simon, 1985 CanLII 11 (CSC) (Simon). Dans cette affaire, M. Simon, un Mi’kmaq, avait été déclaré coupable, aux termes du paragraphe 150(1) du Lands and Forests Act de la Nouvelle-Écosse, de possession d’une carabine et de cartouches de fusil. M. Simon faisait valoir que, conformément aux clauses d’un traité conclu en 1752, il avait le droit de chasser et que, de pair avec l’article 88 de la Loi sur les Indiens, ce droit empêchait qu’on le poursuive  en vertu de la loi provinciale. Aux termes de l’article 4 du traité de 1752, « la Tribu des Sauvages Mick Mack habitant les Côtes de l’Est de la dite province » ont l’« entière liberté de chasser et de pêcher comme de coutume », et l’article 88 de la Loi sur les Indiens indique que les lois provinciales d’application générale sont applicables aux Indiens, sous réserve des dispositions de quelque traité (voir l’arrêt Simon, aux paragraphes 2 à 6).

[48]        La Cour suprême a conclu que le traité de 1752 était toujours en vigueur et qu’il  constituait une source positive de protection contre les violations des droits de chasse (voir l’arrêt Simon, aux paragraphes 26 et 36). M. Simon tombait sous le coup de ce traité parce qu’il était un Mi’kmaq résidant dans la même région que la tribu originaire d’Indiens Mi’kmaq qui était partie au traité (voir l’arrêt Simon, aux paragraphes 42 à 45). La Cour suprême a conclu que le fait que M. Simon possède une carabine et des munitions était lié à son droit de chasse issu d’un traité. En conséquence, l’article 88 de la Loi sur les Indiens avait pour effet de l’exempter de l’application d’une loi provinciale restreignant ou violant les clauses du traité de 1752, et sa déclaration de culpabilité a été annulée (voir l’arrêt Simon, au paragraphe 62). Comme l’article 88 de la Loi sur les Indiens englobait la situation de M. Simon, la Cour suprême n’a pas jugé nécessaire d’examiner le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 (voir l’arrêt Simon, au paragraphe 66).

[49]        Je suis consciente de l’importance de la protection des droits ancestraux et issus de traités dans notre société ainsi que de la valeur de ces doits pour les peuples autochtones. Le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 confirme l’importance et la protection de ces droits. Les droits ancestraux et issus de traités sont des droits collectifs importants qui méritent qu’on les interprète d’une manière large et libérale. Toute ambiguïté devrait être dissipée en faveur du groupe autochtone qui revendique le droit. Cependant, dans la plupart des cas, il est nécessaire de produire des arguments et des preuves, selon la jurisprudence établie, pour établir l’existence d’un droit ancestral ou issu de traités. Il ne suffit pas de soutenir, en invoquant les arrêts Marshall 1 ou Simon, qu’une décision relative à la gestion des ressources halieutiques, ce qui inclut les choix de personnel, est un droit ancestral ou issu de traités qui est constitutionnellement protégé en vertu du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

[50]        Tout d’abord, il incombait à Millbrook d’établir concrètement que les droits ancestraux ou issus de traités qu’elle revendique s’appliquent en l’espèce. L’existence d’un droit issu de traités de gérer les ressources halieutiques n’a pas été établie devant moi. Les arguments invoqués et les preuves produites n’ont pas été suffisants pour établir que le droit de gérer les ressources halieutiques, y compris les choix de personnel, était envisagé par les traités dont il était question dans les arrêts Marshall 1 ou Simon, ou qu’il s’agissait d’une évolution logique de l’un de ces droits issus de traités. En fait, aucune condition de traité précise n’a été mise en preuve devant moi. Ainsi que l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Marshall, 1999 CanLII 666 (CSC) [Marshall 2], au paragraphe 20 [non souligné dans l’original] :

L’opinion majoritaire du 17 septembre 1999 n’a pas décidé que l’appelant avait établi l’existence d’un droit issu de traité permettant de « cueillir » toute chose qui peut physiquement l’être. Les questions en litige étaient beaucoup plus restreintes et la décision beaucoup plus limitée. Dans le cours du présent appel, il ne nous a été présenté aucun élément de preuve ou argument tendant à indiquer que le commerce des ressources forestières ou minérales ou l’exploitation des gisements de gaz naturel extracôtiers étaient envisagés par l’une ou l’autre des parties au traité de 1760, ou par les deux; il n’a pas non plus été plaidé que l’exploitation de telles ressources pouvait être considérée comme une évolution logique des droits conférés par le traité à l’égard des ressources halieutiques et fauniques ou des autres choses traditionnellement «cueillies» par les Mi’kmaq dans le cadre du mode de vie autochtone en 1760. Il est évidemment loisible aux communautés autochtones de revendiquer l’existence de droits issus de traité plus larges à cet égard, mais, dans un tel cas, le fondement d’une telle revendication devra être établie dans le cadre de procédures où cette question est nettement soulevée, à la lumière de la preuve de nature historique pertinente, comme cela a été fait en l’espèce pour ce qui est des ressources halieutiques et fauniques.

[51]        Millbrook déclare aussi qu’elle jouit d’un droit inhérent à l’autonomie gouvernementale. Je suis consciente que cette autonomie est d’une importance cruciale pour les peuples autochtones. En fait, l’autodétermination est un aspect reconnu à l’Annexe et à l’article 4 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, Rés. GA 61/295, Doc. off, 61e session, Suppl. no 49, vol. III, Doc. NU A/61/49 (2007) (Déclaration des Nations Unies) (que le Canada a entérinée le 12 novembre 2010). Cela dit, la Déclaration des Nations Unies n’a pas été débattue devant moi.

[52]        Par ailleurs, je note que les pratiques, les coutumes et les traditions qui constituent des droits autochtones sont celles qui marquent la continuité des pratiques, des coutumes et des traditions qui existaient avant le contact avec les Européens (voir l’arrêt R. c. Van der Peet, [1996] 2 RCS 507). Pour établir l’existence du droit autochtone, il doit y avoir une preuve quelconque de l’existence d’une pratique, d’une tradition ou d’une coutume datant d’avant le contact avec les Européens, et qu’elle faisait partie intégrante de la culture distinctive des peuples autochtones avant leur contact avec les Européens (voir l’arrêt Bande indienne des Lax Kw'alaams c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 56, au paragraphe 46). En ce qui concerne plus particulièrement un droit revendiqué à l’autonomie gouvernementale, la Cour suprême a déclaré dans l’arrêt R. c. Pamajewon, [1996] 2 RCS 821, au paragraphe 27 :

Les droits ancestraux, y compris toute revendication du droit à l'autonomie gouvernementale, doivent être examinés à la lumière des circonstances propres à chaque affaire et, plus particulièrement, à la lumière de l'histoire et de la culture particulières du groupe autochtone qui revendique le droit.

[53]        Cela illustre qu’un principe aussi important qu’un droit à l’autonomie gouvernementale ne doit pas être analysé de manière sommaire, en se fondant uniquement sur une déclaration de son existence. Il faut procéder à une analyse plus approfondie, assortie de preuves et d’arguments à l’appui. Millbrook n’a pas non plus fourni ce genre de preuves et d’arguments.

[54]        Deuxièmement, même si Millbrook détient un droit ancestral ou issu de traités pour la gestion de ses ressources halieutiques, y compris ses choix de personnel, cela ne met pas nécessairement toutes les mesures liées à l’exploitation de pêche de Millbrook à l’abri d’un règlement pris en vertu de la loi, y compris la LCDP. Il faut tout d’abord établir qu’il y a eu atteinte à ce droit. Le critère relatif à une violation du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 a été énoncé dans l’arrêt R. c. Sparrow, [1990] 1 RCS 1075, à la page 1112 (Sparrow) :

Pour déterminer si les droits de pêche ont subi une atteinte constituant une violation à première vue du par. 35(1) , on doit poser certaines questions. Premièrement, la restriction est‑elle déraisonnable? Deuxièmement, le règlement est‑il indûment rigoureux? Troisièmement, le règlement refuse‑t‑il aux titulaires du droit le recours à leur moyen préféré de l'exercer? C'est au particulier ou au groupe qui conteste la mesure législative qu'il incombe de prouver qu'il y a eu violation à première vue.

[55]        C’est le même critère qui s’applique pour décider s’il y a eu atteinte à un droit ancestral ou issu de traités. Le libellé du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 appuie l’application d’une analyse commune aux atteintes à des droits ancestraux et issus de traités (voir l’arrêt R. v. Badger, [1996] 1 RCS 771, au paragraphe 79 (Badger)).

[56]        En évoquant l’application du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 aux circonstances de l’espèce, Millbrook avait le fardeau d’établir qu’il y avait atteinte à l’un de ses droits ancestraux ou issus de traités, conformément au critère énoncé dans l’arrêt Sparrow. La preuve qui a été produite pour établir une telle atteinte était insuffisante. À cet égard, je signale également le paragraphe 35(4) de la Loi constitutionnelle de 1982 qui dispose que « les droits – ancestraux ou issus de traités […] sont garantis également aux personnes des deux sexes » [non souligné dans l’original].

[57]        Troisièmement, s’il est conclu qu’il y a eu atteinte à première vue, l’analyse s’oriente ensuite vers la question de la justification. Le critère de la justification demande s’il existe pour cette atteinte un objectif législatif valide, il examine la relation de confiance spéciale et la responsabilité du gouvernement à l’égard des peuples autochtones, et il pose les autres questions que peuvent susciter les circonstances particulières de l’affaire. Comme la reconnaissance et la confirmation exigent que l’on fasse preuve de sensibilité et de respect envers les droits des peuples autochtones, ces autres questions peuvent inclure le fait de savoir s’il y a eu le moins possible atteinte à des droits, si une juste compensation est prévue et si l’on a consulté les Autochtones en question (voir l’arrêt Sparrow, aux pages 1113 à 1119, ainsi que l’arrêt Badger, au paragraphe 97).

[58]        Dans l’arrêt Marshall 2, la Cour suprême a confirmé le pouvoir de réglementation général qu’exerce le gouvernement sur les droits issus de traités, sous réserve de la justification d’objectifs valides. Dans le contexte des traités conclus en 1760-1761, la Cour suprême a décrété que les objectifs réglementaires valides pouvaient inclure la conservation, l’équité sur les plans économique et régional, de même que la reconnaissance du fait que, historiquement, des groupes non autochtones comptent sur les ressources halieutiques et participent à leur exploitation.

[59]        Même si Millbrook était parvenue à établir l’existence d’un droit ancestral ou issu de traités et d’une atteinte à ce droit, la Couronne n’a pas été informée que le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 était en litige en l’espèce ou qu’il lui faudrait peut-être justifier l’application de la LCDP aux circonstances de l’espèce. Un avis relatif à une question constitutionnelle n’a pas été signifié au titre du paragraphe 9(7) des Règles de procédure du Tribunal (03-05-04).

[60]        Dans la présente affaire, la justification du gouvernement à l’égard d’une présumée atteinte en l’espèce aurait été importante vu que la manière dont Millbrook caractérise les droits ancestraux et issus de traités semble être différente de celle dont les droits ont été confirmés dans l’arrêt Marshall 1. Comme l’a déclaré la Cour suprême dans l’arrêt Marshall 2, au paragraphe 22 : « […] le contexte factuel revêt une grande importance, et la valeur de la justification du gouvernement peut varier selon la ressource, l’espèce, la communauté et l’époque ». Millbrook n’a pas envisagé en l’espèce la justification potentielle du gouvernement.

[61]        En conséquence, selon moi, Millbrook n’a pas examiné sérieusement l’application de droits ancestraux ou issus de traités, ni celle du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, aux circonstances de l’espèce. Si elle avait fait un tel examen, elle aurait présenté des preuves suffisantes pour établir l’existence des présumés droits ancestraux ou issus de traités qui, d’après elle, s’appliquent en l’espèce; elle aurait fait valoir qu’il y avait eu atteinte à ces droits et elle aurait signifié un avis relatif à une question constitutionnelle afin que la Couronne puisse présenter des observations sur la question. Comme cela n’a pas eu lieu en l’espèce, je rejette l’argument que fonde Millbrook sur le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

[62]        Dans la mesure où l’argument de Millbrook tente également de faire valoir un droit issu de traités au sujet du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens et, de ce fait, que sa décision concernant Mme Tabor était un exercice de pouvoir expressément conféré par la Loi sur les Indiens pour les besoins de l’article 67 de la LCDP, je rejette cet argument lui aussi.

[63]        Le paragraphe 18(1) figure dans une partie de la Loi sur les Indiens qui est intitulée « RÉSERVES ». Il a été conclu qu’il constitue un fondement juridique de l’obligation fiduciaire de la Couronne envers les groupes des Premières Nations, relativement aux usages que l’on peut faire des terres de réserve (voir l’arrêt Guerin c. La Reine, [1984] 2 RCS 335, aux pages 348 à 350, les juges Ritchie, McIntyre et Wilson, et, aux pages 383 et 384, les juges Dickson, Beetz, Chouinard et Lamer). La note marginale qui accompagne le paragraphe 18(1) concorde avec la manière dont la Cour suprême interprète cette disposition : « Les réserves sont détenues à l’usage et au profit des Indiens ».

[64]        J’ajouterais que l’obligation fiduciaire de la Couronne est un élément du principe de l’honneur de la Couronne et, dans l’arrêt Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, au paragraphe 66, la Cour suprême a décrit ce principe en ces termes :

L’objectif fondamental du principe de l’honneur de la Couronne est la réconciliation des sociétés autochtones préexistantes avec l’affirmation de la souveraineté de la Couronne. Comme il est dit dans l’arrêt Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie‑Britannique (Directeur d’évaluation de projet), 2004 CSC 74, [2004] 3 R.C.S. 550, par. 24 :

L’obligation d’agir honorablement découle de l’affirmation de la souveraineté de la Couronne face à l’occupation antérieure des terres par les peuples autochtones. Ce principe a été consacré au par. 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, qui reconnaît et confirme les droits et titres ancestraux existants des peuples autochtones. Un des objectifs visés par le par. 35(1) est la négociation de règlements équitables des revendications autochtones. Dans toutes ses négociations avec les Autochtones, la Couronne doit agir honorablement, dans le respect de ses relations passées et futures avec le peuple autochtone concerné.

[65]        Vu l’interprétation du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens et les principes énoncés ci-dessus, je ne vois pas en quoi une décision en matière d’embauche est un exercice de pouvoir à l’égard de terres de réserve. Les arguments que Millbrook a invoqués et les preuves qu’elle a produites ne sont pas suffisants pour établir un lien quelconque entre le paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens et les circonstances de l’espèce.

[66]        Par ailleurs, Millbrook se fonde sur un petit passage du paragraphe 18(1) de la Loi sur les Indiens (« […] sous réserve des autres dispositions de la présente loi et des stipulations de tout traité ou cession […] ») pour étayer sa thèse selon laquelle cette disposition confirme l’existence de droits issus de traités des Autochtones, comme la pêche commerciale. Il ressort d’une simple lecture de cette disposition que l’emploi du mot « traité » concerne les clauses d’un traité qui peuvent avoir une incidence sur l’usage et le profit de terres de réserve pour les groupes des Premières Nations, et pas nécessairement la confirmation de droits issus de traités en général. Quoi qu’il en soit, étant donné que l’argument qu’invoque Millbrook en vertu du paragraphe 18(1) est fondé sur l’établissement d’un droit issu de traités, et que l’existence du droit issu de traités de gérer les ressources halieutiques, y compris les choix de personnel, n’a pas été établie, l’argument qu’invoque Millbrook en vertu du paragraphe 18(1) est lui aussi rejeté.

III.           La décision sur requête

[67]        Je conclus que le Tribunal est compétent pour examiner les plaintes de Mme Tabor. L’article 67 de la LCDP ne s’applique pas aux circonstances de l’espèce. Il n’existe pas non plus de preuves d’une atteinte à un droit ancestral ou issu de traités, au titre du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982.

[68]        Pour les motifs qui précèdent, la requête de la Première Nation de Millbrook est rejetée.

Signée par

Sophie Marchildon

Membre du Tribunal

Ottawa, Ontario

Le 27 mars 2015

 


Tribunal canadien des droits de la personne

Parties au dossier

Dossier du tribunal : T1658/1311 et T1659/1411

Intitulé de la cause : Stacey Lee Tabor c. La Première nation Millbrook

Date de la décision sur requête du tribunal : Le 27 mars 2015

Date et lieu de l’audience :  Du 28 au 30 juillet 2014

Le 1 août 2014

Du 5 au 7 août 2014

Le 16 septembre 2014

Truro (Nouvelle Écosse)

Comparutions :

Gary A. Richard, pour la plaignante

Aucune comparution, pour la Commission canadienne des droits de la personne

Thomas J. Kayter, pour l'intimée

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